mercredi 23 septembre 2009

ROGER DE DIESBACH, JOURNALISTE D'EXCEPTION

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Tout était géant chez cet homme-là
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Tout était géant, chez cet homme: sa stature, sa générosité de coeur, son amour des gens, ses embrassades, son rayonnement et ses réseaux, son idée du journalisme, ses rires, ses lieux de vie, ses indignations, son culot, son courage, ses colères parfois injustes. Et quelle grandeur, encore, face au mal qui l’a emporté: «J’ai un cancer, mais je n’en fais pas une maladie.»Issu d’une lignée de hauts militaires, Roger de Diesbach n’avait gardé de l’héritage que le meilleur. Le goût de la stratégie, d’abord.
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Quand il rêvait d’expansion pour «La Liberté», on imaginait la carte d’état-major, les flèches indiquant l’avancée vers le Nord vaudois, Berne ou le Valais. L’autorité naturelle, ensuite: le capitaine RdD détestait la discipline prussienne; il n’avait pas à la solliciter pour que ses troupes le suivent dans son ambition pour ce journal, sa fierté de préserver son indépendance, sa conception du journalisme au service de «l’intérêt général avant tout».
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Patriote abhorrant le nationalisme, tiers-mondiste critique vouant à l’Afrique un amour fou,RdD avait été meurtri de se découvrir fiché en «gauchiste», bien sûr à l’époque des délires de la police fédérale.
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Son patriotisme, particulièrement exigeant, se confondait avec son credo: une démocratie qui se veut exemplaire, comme la Suisse, se doit d’être transparente, et le journalisme d’investigation lui est consubstantiel.Pionnier en Suisse romande de ce type de journalisme, déçu du mol soutien des journaux qui le condamna à fermer son Bureau de reportages et de recherches d’informations (1500 enquêtes!), RdD n’aura pourtant jamais dévié de sa croisade: «Le premier et seul devoir des journalistes est d’informer.» Quitte à déplaire, «parce que le journaliste peut et doit être dérangeant, ce grain de sable dans la machine que les belles âmes et les bonnes consciences préféreraient baignant dans l’huile parfaite des pays sans problèmes», disait Jean Dumur.
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RdD fut naturellement le premier lauréat du «Prix Dumur» honorant le courage journalistique.Rien ne l’insupportait davantage que les carpettes et les faux derches, et rien ne le réjouissait tant que d’affronter des adversaires à sa mesure. «Etre grand, c’est soutenir une grande querelle», affirmait Shakespeare.RdD fut souvent grand, là encore. Le «journalisme debout» n’était pas chez lui une formule de style. Ses frères en journalisme pouvaient compter sur son appui indéfectible. L’automne dernier encore, il s’était rendu à La Chaux-de-Fonds pour soutenir les rédacteurs neuchâtelois en grève.
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L’occasion de réaffirmer l’importance de la qualité comme assurance-survie d’un journal et de dénoncer la capitulation de certains éditeurs devant cette exigence fondamentale. «Presse futile, presse inutile»: sa maxime devint le titre de son livre-testament.Ni l’âge ni la maladie n’ont érodé sa capacité d’indignation nourrie pendant ses jeunes années (mal) vécues dans des internats catholiques. «J’ai détesté ces années, qui m’ont insufflé le sens de la révolte pour le restant de mes jours», disait-il. «L’homme révolté» – RdD aimait Camus – part bien trop tôt.Pour toutes celles et tous ceux qui ont eu le privilège de partager sa passion communicative, il sera toujours là.Nous assurons son épouse Nicki, ses fils Gilles,Romain et Simon,de notre amicale sympathie.
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LOUIS RUFFIEUX
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Ancien rédacteur en chef de «La Liberté» de 1996 à 2004, Roger de Diesbach est décédé lundi soir, emporté par un cancer. Il avait 65 ans. Ses enquêtes et reportages ont marqué la presse romande et suisse, tant le journalisme de qualité aura été sa passion et le combat de sa vie. Homme d'une grande autorité, Roger de Diesbach savait entraîner ses troupes dans son sillage. «Le seul et unique devoir du journaliste est d'informer. Sa seule justification est de rechercher la vérité et les faits», clamait-il. Hommage.
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En s'adressant à sa rédaction, Roger de Diesbach avait l'habitude de dire: «Mes enfants». Et c'est bel et bien un père que la profession regrette déjà . Un homme qui a formé et inspiré de nombreux journalistes, actifs aujourd'hui dans toute la presse romande. Il était un meneur naturel, un «commandeur» comme l'appelait le regretté Raoul Riesen au «Journal de Genève». On ne lui a jamais connu d'autre surnom. Né le 27 juillet 1944 à Berne, Roger de Diesbach fait son stage de journaliste en 1970 à l'Agence télégraphique suisse (ATS). Très vite, le costume est trop étroit pour celui qui n'a jamais milité pour autre chose que pour le journalisme et la recherche de la vérité. Avec d'autres jeunes collègues, il crée le Service d'enquête et de reportage de l'ATS et fait trembler ses supérieurs en diffusant des sujets qui ne vont pas dans le sens de l'administration fédérale. L'expérience tourne vraiment court lorsque l'indomptable investigateur s'intéresse de plus près aux hélicoptères allemands transformés en machines à tuer en Suisse avant d'être revendus au Chili de Pinochet. Il a déjà donné sa démission pour rejoindre la «Tribune de Lausanne» mais garde un goût amer de ce départ sur fond de polémique.
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L'aventure du BRRI
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Investigateur il restera. En 1986, il quitte la «Tribune de Lausanne» qui se nomme désormais «Le Matin». Très peu pour lui. Il installe alors le Bureau de reportages et de recherche d'informations (BRRI) dans sa ferme rénovée de Rossens. L'année suivante, il est le premier titulaire du Prix Jean Dumur qui honore le courage journalistique. Pendant huit ans, il dirige une pépinière de jeunes talents. Le BRRI publie dans une vingtaine de médias suisses plus de 1500 enquêtes journalistiques. La disparition au début des années 90 de nombreux journaux, dont «La Suisse», auront raison de l'aventure. En 1994, Roger de Diesbach entre au «Journal de Genève et Gazette de Lausanne» où il est rédacteur en chef adjoint. Le temps de secouer le cocotier et il succède, en 1996, à José Ribeaud à la tête de «La Liberté». Là , il donne du fil à retordre à tous ceux qui l'empêchent de faire progresser le journal. Avec lui, «La Liberté» se présente en «quotidien romand édité à Fribourg». Il casse les murs, trouve des alliances, notamment avec «Libération» ou encore «La Libre Belgique». Il accueille aux séances matinales de la rédaction des conseillers fédéraux, des ambassadeurs, des directeurs qui assistent parfois stupéfaits au discours direct conjugué au présent d'un fédérateur hors pair. Aucun projet n'est trop ambitieux pour ce rédacteur en chef qui offre à ses troupes des rêves de grandeur et des raisons d'être fiers.
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Il aimait Fribourg
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Le «commandeur» est aussi un «intégrateur». Imperméable aux petites querelles, il ouvre ses bras aux sales tronches, aux chicaneurs, aux nouveaux venus dont il forge l'esprit d'indépendance, leur apprenant à regarder la lune plutôt que le doigt qui la pointe. Il aime aussi Fribourg et ses gens. Surtout ses gens, qu'ils soient artisans ou PDG. En 2003, coup de massue sur la tête de la rédaction, Roger de Diesbach se met en congé pour soigner un cancer. Il garde néanmoins toujours un pied dans l'immeuble du boulevard de Pérolles, jusqu'à son départ à la retraite en 2007.
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Une retraite active
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Roger de Diesbach marque la profession par son charisme mais aussi par ses enquêtes qui resteront des références. Publié fin 2007, «Presse futile, presse inutile» revient sur la plupart d'entre elles, de l'affaire Pilatus aux tonnes d'or du régime iranien en passant par la saga Jeanmaire. Et puis il y a le monde. Mais le monde, c'est chez lui. D'Afrique, il ramène de nombreux reportages. Personne n'est dupe de ses rêves de transformer un hôtel sur les plages du Bénin car l'homme n'est pas du genre à se prélasser au soleil. D'ailleurs, sa retraite à peine entamée, il participe à la création du CADA, le Comptoir des artisans d'ailleurs, une entreprise familiale qui promeut le travail artisanal et créatif de tous les continents. Mais ce n'est pas le seul héritage qu'il laisse. Tous «ses enfants» gardent des graines du «commandeur».
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Roger de Diesbach, de son nom complet
Roger Meinrad Marie Guillaume de Diesbach,
né à Berne le 27 avril 1944 et mort à Fribourg le 21 septembre 2009.
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Membre de la famille de Diesbach bourgeoise de Fribourg et de Pierrafortscha, il est le fils de Roch de Diesbach, commandant de corps de l'armée suisse, et d'Alix de Kalbermatten.
Après un passage à l'Agence télégraphique suisse de 1970 à 1975 où il anime le service d'enquêtes, il est correspondant parlementaire de la Tribune de Lausanne, actuel Matin.
Suite aux difficultés du journal La Suisse pour lequel il travaille alors, il crée en 1986 le Bureau de reportage et de recherche d'information (BRRI) à Rossens (canton de Fribourg); dans ce cadre, il a en particulier publié différentes enquêtes en 1984 et 1985 sur les contrats de la firme Pilatus avant de devoir fermer son bureau en 1994 pour des raisons financières.
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Il devient entre 1994 et 1996 rédacteur en chef adjoint du Journal de Genève puis rédacteur en chef de La Liberté de 1996 à 2004 avant de redevienir journaliste à temps partiel. Capitaine à l'armée, il est l'un des premiers journalistes suisses à s'adonner au journalisme d'investigation.
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Il a été un des pionniers du journalisme d'investigation en Suisse. Avec «Presse futile, presse inutile», Roger de Diesbach livre un plaidoyer pour des médias qui savent rester curieux. Interview.

35 ans d'enquêtes n'ont fait que renforcer le credo de cet incorruptible: «la presse doit apporter une transparence indispensable au fonctionnement de la démocratie».

Pour lui, l'expression «journalisme d'investigation» est un pléonasme. Car Roger de Diesbach n'envisage pas son métier autrement que comme celui d'un chercheur d'informations, sans concessions au rôle de «porte-voix» que les pouvoirs politiques ou économiques aiment faire jouer aux journalistes.

Sur près de 500 pages, son livre offre une plongée dans 35 ans d'histoire d'une Suisse «déchirée entre ses bons sentiments et ses intérêts moins avouables». On y croise des espions balourds, des policiers fouineurs, des marchands d'or et de canons, des banquiers parfois troubles. Et comme la petite Suisse est une puissance économique mondiale, le journaliste est aussi allé voir ce qu'elle faisait là-bas, surtout en Afrique.

Un pavé ? «Pas grave, répond l'auteur. Il se lit comme un roman policier». Et on peut choisir ses histoires: une pour chacun des 42 chapitres, succincts et bien délimités.

Inquiet pour l'avenir de la presse suisse qu'il craint de voir un jour «sinistrée» comme peut l'être une presse régionale française ayant perdu à peu près toute curiosité, Roger de Diesbach aime à répéter que la différence entre un journal «qui fait son travail» et un journal futile tient à peu de choses.

Avant de se lancer dans une enquête le premier se demande si elle sera «utile». Alors que le second se demande simplement si le sujet va «se vendre».

swissinfo: Dans le paysage médiatique suisse d'aujourd'hui, y a-t-il encore une place pour le journalisme tel que vous le prônez ?
Roger de Diesbach: Certainement, et certains journaux le font ou essayent de le faire. Mais hélas, on en voit aussi beaucoup qui diminuent l'effectif et les moyens de leurs services de recherche d'informations, ou qui les suppriment. Et d'autres qui pourraient le faire font autre chose. Comme «L'Hebdo».

Dans la presse alémanique du dimanche, le journalisme d'investigation est encore très fort, même s'il n'est pas toujours fait d'une manière absolument convenable.

Mais globalement, ce journalisme-là est en voie de disparition. Par manque de moyens, mais aussi à cause d'une volonté de certains éditeurs de massacrer la recherche d'information. Ces éditeurs ont oublié qu'ils avaient une responsabilité énorme par rapport à la démocratie et à la société.

swissinfo: Est-ce que les politiques ont une part de responsabilité dans cette dégradation de la qualité de la presse ?
R.d.D.: Je ne leur jetterais pas la pierre... les politiciens et les journalistes, vous savez, c'est un peu un vieux couple qui a besoin l'un de l'autre et qui passe son temps à s'engueuler.

Je pense que l'Etat n'a pas à soutenir les journaux, mais il est vrai qu'on n'entend peu de politiques s'inquiéter de cette dérive de la presse, qui devient futile, facile, et dont la disparition ne poserait aucun problème.

Ce que j'attendrais de certains hommes politiques, c'est qu'ils s'inquiètent pour la démocratie. Donc pour la presse. Ne serait-ce que pour maintenir l'intérêt des jeunes envers le monde politique. Et aussi, et surtout, parce que la presse, c'est un baromètre de la démocratie d'un pays.

swissinfo: «Pour augmenter les ventes, on peut soit élever le niveau des lecteurs, soit abaisser la qualité du journal». Cette boutade vous paraît-elle pertinente pour décrire l'état actuel de la presse ?
R.d.D.: Les journalistes n'ont pas le droit d'accepter qu'on baisse le niveau de leurs médias. Et pas seulement pour le public, aussi pour eux. Parce que sinon, les éditeurs finiront par faire des médias sans journalistes.

Maintenant, je pense que le lecteur doit aussi se poser des questions sur la presse. On ne le dit pas assez. Acheter un journal, s'y abonner, écouter une radio ou une TV, c'est un acte politique.

Evidemment que des journaux de boulevard, des «Voici», des «Gala», n'existeraient pas s'ils n'avaient pas le public qui les achète. Et il faut que les lecteurs réalisent qu'en donnant leur préférence à cette presse qui n'est plus une presse, mais un objet de divertissement, ils tuent l'autre, celle qui essaye de faire son travail. Et c'est très grave.

swissinfo: Mais justement, est-ce que le public, et surtout le public jeune, se rend compte de cet appauvrissement ?

R.d.D.: Modestement, je vous dirai que c'est pour ça que j'ai écrit ce livre. C'est parce que je pense que le public ne s'en rend pas compte.

Je pense surtout que le jeune public, qui n'a pas l'habitude du journalisme d'investigation, qui ne l'a jamais vraiment lu, est pris en otage. Pour lui, c'est facile, il trouve des gratuits sur son chemin, il les prend, il a l'impression de s'informer... Mais non, il n'est pas vraiment informé.

Ces journaux n'exercent pas sa curiosité, et surtout pas son sens critique par rapport aux différents pouvoirs politiques ou économiques. En plus, cela l'habitue à la facilité et ne lui donne nullement l'envie de lire un autre journal.

Il y a un travail d'éducation à faire, par les parents, par l'école, par la presse – mais encore faut-il qu'elle réagisse. C'est un long travail, mais s'il ne se fait pas, je ne donne pas cher de la presse écrite. Et donc pas cher de la démocratie.

Interview swissinfo, Marc-André Miserez
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Egger Ph.