Les atermoiements de ces dernières semaines sur l'achat ou non de nouveaux avions de combat montrent que le modèle de l'armée est périmé et qu'un changement fondamental s'impose.
Bref retour en arrière : le 14 octobre dernier, le chef du Département de la Défense a affirmé au Conseil fédéral que l'armée n'avait pas actuellement les moyens d'acheter et d'entretenir un nouvel avion de combat, et que par conséquent le projet consistant à acheter 33, puis 22, puis "entre 8 et 12" nouveaux chasseurs devrait être gelé pour un temps et reconsidéré lorsque les moyens nécessaires seront disponibles.
Le Conseil fédéral ne l'a pas entendu de cette oreille et a demandé que la procédure d'évaluation suive son cours, en précisant le 21 octobre que la question doit être couplée avec la rédaction du nouveau Rapport sur la politique de sécurité. Doit-on n'y voir qu'une nouvelle péripétie dans un dossier complexe, forcément voué aux incertitudes, ou alors le signe qu'une limite a été atteinte et qu'un changement de cap s'impose dans la stratégie militaire suisse ?
Des investissements automatiques
La signification de ces annonces montre, à notre sens, que la seconde hypothèse est la bonne. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, qu'elle a abordée avec des insuffisances majeures en la matière, l'armée suisse a en effet investi de façon régulière dans les systèmes d'armes lourds : des avions de combat capables d'assurer et de préserver - ne serait-ce que localement - la supériorité aérienne, et des formations mécanisées capables d'en faire de même pour la supériorité terrestre. Et ceci de manière indépendante, sans recourir aux appuis d'un éventuel allié, en vertu d'une interprétation rigoureuse de la neutralité armée.
Cette approche a permis à notre pays, dès la fin des années 60, de développer une capacité de combat éminemment dissuasive, et symbolisée par des armements célèbres : la flotte de Centurion et de chars 61 puis 68, entourée par une nuée de M-113 aux fonctions diverses, épaulée par les obusiers blindés M-109, appuyée par les frappes des Hunter et survolée par les Mirage III helvétisés. Conçue pour mener une guerre défensive sur la profondeur du territoire face à une offensive secondaire du Pacte de Varsovie, l'armée suisse avait à la fois la quantité et la qualité nécessaires pour escompter une victoire conventionnelle. La formule était gagnante.
Nous avons du coup poursuivi sur cette lancée. Dans les années 70, l'artillerie mécanisée a été renforcée, et les F-5 Tiger nouvellement introduits ont pris en charge une bonne part de la défense aérienne. Pendant les 2 décennies suivantes, la flotte de chars de combat a été puissamment transformée par l'introduction des Leopard 2 et la modernisation du char 68, les chars de grenadiers M-113 ont été modernisés, les chasseurs de chars Piranha ont fourni avec le missile TOW une allonge supplémentaire, et l'artillerie mécanisée a reçu une fois encore une amélioration substantielle.
Il vaut la peine de rappeler que lorsque le Mur de Berlin est tombé, l'armée suisse comptait 870 chars de combat (270 Centurion, 150 chars 61, 390 chars 68 et 40 Leopard 2), 513 chars de grenadiers M-113, plus de 1000 M-113 supplémentaires, 828 canons d'artillerie tractés de 105 mm, 467 obusiers blindés M-109, 1450 canons antichars (850 de 90mm et 600 de 106 mm) et 6 premiers chasseurs de chars Piranha TOW, 1960 canons antiaériens, 128 bombardiers Hunter, 48 chasseurs Mirage (30 d'interception et 18 de reconnaissance) et 103 chasseurs F-5 Tiger. L'armée actuelle, issue de l'étape de développement 08/11, n'est plus qu'une pâle copie de cette Grande armée.
Et c'est bien cette génération homothétique, cette copie d'un modèle ancien, qui pose aujourd'hui problème. Au sortir de la Mobilisation 1939-45, nos chefs militaires ont recopié en Suisse la structure et les moyens des armées victorieuses de l'Axe en Europe, puis positionnées de part et d'autre du Rideau de Fer ; une démarche logique et couronnée de succès. Toutefois, depuis cette époque, cette structure et ces moyens n'ont pas été remis en cause, et ils font partie intégrante de chaque réforme comme de chaque adaptation de notre outil militaire. On ne sort pas du modèle hérité d'un conflit conventionnel de masse.
Preuve en est le caractère automatique des grands investissements : on n'achète pas un système d'armes moderne pour répondre à une menace future, mais bien pour remplacer un système parvenu en fin de vie. Les Leopard 2 (programme d'armement 87) visaient à remplacer les Centurion et les chars 61 ; les chasseurs de chars (PA 90) allaient succéder aux canons de 106 mm sans recul montés sur Jeep ; les F/A-18 (PA 94) ont repris les missions d'interception des Mirage IIIS ; même l'infanterie dite mécanisée, montée sur Piranha II (PA 93 pour la 1ère tranche), n'était qu'une nouvelle incarnation de l'infanterie motorisée, équipée d'Unimog S.
Cette mécanique de remplacement automatique a commencé à se gripper à la fin des années 90. D'abord pour des raisons politiques : si l'achat des F/A-18 avait été soutenu par une majorité de la classe politique et de la population, la volonté de lancer la modernisation d'une 2ème tranche d'obusiers blindés M-109 en 1997 (et portant les effectifs à 456 pièces d'artillerie ultramodernes) avait suscité une résistance inédite au Parlement ; il en ira de même pour l'achat des CV-9030 en 2000, un investissement d'un milliard de francs pour remplacer les chars de grenadiers 63/89, et que l'armée ne voyait alors que comme une 1ère tranche - mais qui restera sans suite.
C'est que des problèmes financiers sont également apparus : dès juin 1998, la décision de mettre sous cocon 148 Léopard 2 et 108 M-109 pour faire des économies a montré que les systèmes modernes entraînent des hausses exponentielles dans les coûts non seulement d'acquisition, mais également d'exploitation. Certains remplacements automatiques ont ainsi été avortés faute de budget, comme l'acquisition d'un nouveau char lance-mines pour l'appui rapproché des blindés, prévu pour succéder au char lance-mines 64 sur châssis M-113, ou comme le domaine général des chars du génie, qui compte aujourd'hui des lacunes gênantes.
La fin d'un modèle périmé
L'incapacité actuelle de l'armée à financer le remplacement des F-5 Tiger par un avion de combat moderne n'est que la conséquence logique de cette évolution, et place maintenant toute la conception stratégique de l'armée en situation de faillite. Le F-5 a été acheté en grande quantité pour être le pilier de la défense aérienne ; les appareils tels que le Gripen, l'Eurofighter ou le Rafale permettent d'accomplir cette mission avec moins d'exemplaires, mais encore faut-il pouvoir les acheter et les engager. Faute de quoi c'est un pan de la défense traditionnelle du pays qui devient impossible à assurer.
Cette faillite n'est pas une surprise : voilà plus de 2 ans que le commandement de l'armée et les planificateurs de la Défense en ont conscience, et cherchent tous azimuts des économies permettant tant bien que mal de garder le cap. Affublés de noms divers ("Optima", "Strategy Check", etc.), ces trains de mesures visent à réaliser des économies immédiates ou presque en gelant des projets, en liquidant des systèmes, en limitant les frais d'exploitation (moins rouler, moins voler, moins tirer), ou même en réduisant globalement la disponibilité de base de l'armée. Malgré l'énergie considérable qu'elles accaparent, nous savons aujourd'hui que ces mesures sont un échec, car elles ne touchent pas l'essentiel.
Le cœur du problème financier de l'armée réside dans les coûts de modernisation et d'exploitation exponentiels de la capacité de défense conventionnelle, à la fois au sol et dans les airs. Paradoxalement, l'armée cherche aujourd'hui encore à faire des économies dans d'autres domaines, et notamment dans des capacités transversales, c'est-à-dire nécessaires dans tous les types d'engagements de l'armée, afin de ne pas remettre en cause son modèle sacro-saint ; tout au plus consent-on à réduire son volume, alors que ce modèle a été bâti sur la masse et le nombre, et qu'il n'a pas de sens sans l'une ni l'autre.
Les rapports de force dans les grands états-majors de l'armée ont en effet abouti à la volonté de préserver les composantes traditionnelles, focalisées sur le combat symétrique, et de sacrifier les composantes nouvelles, ayant un spectre d'engagement plus large. C'est ainsi que l'armée suisse entend par exemple renoncer presque entièrement à ses drones et diminuer globalement ses senseurs, alors que la plupart des armées occidentales font exactement l'inverse. Il est vrai que ces armées ont des besoins opérationnels et laissent moins les intérêts sectoriels dicter leur orientation.
Cette approche est particulièrement évidente dans les déclarations que le commandant des Forces aériennes a faites récemment dans les médias : en affirmant que ses éléments prioritaires sont les avions de combat, et que tout le reste ne sert qu'au reste de l'armée (hélicoptères, DCA, drones, éclaireurs parachutistes) et peut si nécessaire être liquidé, il a fourni une vision provocatrice et déroutante des capacités militaires. Mais montrer aux décideurs politiques les conséquences des économies faites sur le dos de l'armée ne mène à rien de constructif sans l'esquisse d'une solution.
En fait, la suppression progressive des capacités nouvelles - et donc manquant de soutien institutionnel - dans le seul but d'assurer la pérennité budgétaire des capacités traditionnelles met en péril le fonctionnement du système "armée" dans son ensemble, précisément parce que les besoins opérationnels ne sont pas au cœur des réflexions. A quoi bon par exemple moderniser et numériser des plateformes de combat sans assurer la quantité et la qualité des informations permettant de les engager, et donc sans améliorer la batterie de senseurs nécessaires à cette fin ?
L'armée suisse est en train de rater sa transition vers l'avenir. Elle est non seulement plombée par un modèle périmé et par les tentatives de le préserver à tout prix ; elle est également obérée par le fait que les coûts d'exploitation croissants du matériel empêchent d'investir dans le personnel, et que ce dernier subit des économies dommageables au niveau de son instruction comme de son volume. Le cas helvétique n'est pas isolé : toutes les armées européennes ont des difficultés majeures à perpétuer le même modèle issu du siècle dernier. Mais elles n'ont pas le même environnement géopolitique, ce qui contribue à nuancer leurs lacunes.
Est-ce qu'une augmentation importante du budget militaire, par exemple de 500 à 700 millions de francs par an comme l'a dit le chef du DDPS, serait une solution ? Cela permettrait certainement de relâcher la pression et de passer l'épaule avec certains projets actuellement en difficulté, dont les nouveaux avions de combat. Mais cela ne ferait également que repousser de quelques années le problème central et non résolu du modèle d'armée, et les prochains remplacements automatiques - chars de combat et artillerie notamment - seraient confrontés aux mêmes blocages. Sans même savoir si le budget de la Confédération s'accorderait avec une telle évolution.
Vers un nouveau modèle
Le constat est difficile à admettre : alors même que les dirigeants de l'armée souhaitent une période de stabilisation, c'est au contraire une remise en question encore plus vaste qui nous attend. De la même manière que les nouvelles technologies de l'information ont rendue largement caduque l'industrie lourde des pays développés et transformé leur activité économique, les armées vont désormais être contraintes de renoncer à leur modèle et doivent adopter une stratégie, une doctrine et des moyens en phase avec le monde postindustriel. L'Armée XXI était une réforme judicieuse et nécessaire, mais les réalités pécuniaires montrent que la transformation doit se poursuivre.
Le changement de paradigme n'est pas nouveau : les armées doivent cesser de concevoir leur rôle uniquement en fonction du champ de bataille, car ce dernier s'est dans l'intervalle élargi aux sociétés tout entières. Le combat symétrique, bleu contre rouge, militaire contre militaire, n'est pas une chose du passé ; ce qui est en revanche périmé, c'est la suprématie du combat de haute intensité, qui au mieux ne représente qu'une phase d'une opération donnée, et qui en aucun cas ne peut seul emporter la décision. L'évolution des formes d'affrontement est une base essentielle pour la définition d'un nouveau modèle d'armée.
Il faut naturellement supposer pour la réflexion stratégique une stabilité dans les choix politiques fondamentaux du pays, en particulier sur le plan de l'indépendance et de la neutralité (pas d'entrée dans l'UE ou dans l'OTAN), ainsi que sur celui de l'obligation de servir ; de nouvelles orientations en la matière, dont l'évaluation relève d'un processus différent, auraient bien entendu des conséquences majeures sur les prestations attendues de l'outil militaire. Par ailleurs, les réalités démographiques et financières du pays sont des éléments suffisamment prévisibles pour fonder toute réflexion sur un modèle adapté.
A ce sujet, l'approche retenue par la France dans son dernier Livre blanc paraît valable : elle consiste à décrire les fonctions stratégiques de l'armée et leur importance relative, sans entrer dans le détail de leur mise en œuvre militaire. C'est une approche qui gagnerait à être utilisée pour le prochain Rapport sur la politique de sécurité du Conseil fédéral, et qui évite notamment de parler d'emblée de budget, d'effectifs ou encore de structures. Dès lors que les conditions-cadres fixées lors de la création de l'Armée XXI ont fortement changé, cette redéfinition du rôle attendu de l'armée est nécessaire.
Pour reprendre la terminologie française, on voit mal comment une armée appelée à appuyer les autorités civiles et à réagir face à des crises difficiles à prévoir peut jouer un rôle stratégique sans développer ses capacités d'anticipation et d'intervention, tout en maintenant une capacité de protection ciblée et une capacité de prévention intégrée aux autres outils de la politique de sécurité. En d'autres termes, les fonctions-clefs d'une armée sont désormais liées aux exigences des conflits de basse intensité, des incarnations modernes de la "petite guerre", sans pour autant se résumer à des tâches subsidiaires - une confusion malheureusement fréquente.
Il faut par ailleurs reconnaître que la capacité de combat traditionnelle ne joue plus un rôle dissuasif, parce que le caractère multiforme et délocalisé des menaces contemporaines l'empêche le plus souvent d'être appliquée, et que celles-ci jouent au contraire sur sa puissance et sa lenteur comme d'un levier médiatique et stratégique. En d'autres termes, les exigences des conflits de haute intensité ne peuvent plus définir les fonctions-clefs d'une armée, parce que la focalisation sur la "grande guerre" lui donne trop d'inertie et trop de force pour agir à temps, au bon endroit, avec le bon effet et en dégageant la bonne perception.
Le modèle d'armée développé au cours du XXe siècle n'est plus la réponse aux défis de demain et ne correspond plus aux ressources d'aujourd'hui. Un nouveau modèle, privilégiant la connaissance, la rapidité, la flexibilité et la proportionnalité, doit être développé pour faire face aux conflits futurs et pour y préparer dès que possible celles et ceux qui auront le devoir, soit de les prévenir, soit de les mener à bien.
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Lt col EMG Ludovic Monnerat