jeudi 3 juin 2010

Vers un retour des capacités conventionnelles ?

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A l'heure où l'avenir de notre politique de sécurité fait l'objet de débats incessants, l'évolution du contexte stratégique montre que les capacités militaires conventionnelles regagnent en importance.

L'un des grands dilemmes des armées actuelles, comme de toutes les armées qui ne sont pas soumises à un conflit majeur imminent ou en cours, consiste à trouver le bon équilibre des capacités militaires.

Schématiquement, on pourrait décrire ce dilemme comme la répartition des efforts entre la préparation des engagements les plus probables et celle des engagements les plus dangereux.

Toute approche stratégique un tant soit peu sérieuse prend en compte cet équilibre nécessaire. Le discours consistant à privilégier les engagements les plus probables au détriment du reste, hélas endémique depuis quelques années dans l'administration militaire suisse, n'est qu'une abstraction déconnectée à la fois de l'évolution du monde, des enseignements de l'histoire et de la logique paradoxale qui caractérise la stratégie.

A l'inverse, une focalisation absolue sur les engagements les plus dangereux revient à se couper du quotidien et à fossiliser l'instrument militaire, au point de remettre en cause sa légitimité et ainsi de fragiliser le soutien politique qui, seul, peut garantir les budgets nécessaires à son maintien. Il n'y a pas d'autre solution qu'une approche flexible et échelonnée dans le temps, susceptible de générer un potentiel de réaction adapté.

Quadrature du cercle

Bien évidemment, on reproche fréquemment aux militaires de s'évertuer à préparer la dernière guerre, et on les décrit volontiers - notamment avec le confort intellectuel que procure le recul historique - comme des traditionnalistes bornés qui n'acceptent la nouveauté que forcés et contraints. Cette critique est devenue un lieu commun, et peut être démontrée par maints exemples sans pour autant refléter la réalité du phénomène ; dans les faits, chaque fois que des militaires essaient de préparer la prochaine guerre, il se trouve le plus souvent des dirigeants politiques pour s'indigner et condamner le bellicisme supposé de ces traîneurs de sabres, parce que l'illusion d'un présent perpétué est bien plus rassurante que l'inconnu d'un avenir à devancer.

La période de l'entre-deux guerres reste la meilleure illustration de ce phénomène, et de la quête bien difficile de l'équilibre capacitaire. Les innovateurs militaires n'ont pas manqué d'annoncer la guerre aéroterrestre, profonde et massive, qui se préparait, alors même que les conflits de basse intensité de type colonial occupaient en partie les esprits ; mais l'opposition - réelle - des traditionnalistes noyautant les états-majors a eu moins d'impact que l'opprobre publique et la polémique politique qui, par exemple, ont empêché un Charles de Gaulle (« A bas l'armée de métier », titrait Léon Blum dans une colonne combattant le livre du commandant) de construire le bouclier mécanique qui aurait empêché la défaite de juin 1940.

En vérité, chaque époque voit nécessairement l'affrontement verbal de quelques Cassandre et d'une majorité d'incrédules, l'apparition de philippiques rendues vaines par leur existence même, parce qu'elles parlent de guerre lorsque tous ne veulent que la paix, parce qu'elles annoncent une menace qui n'est ni certaine, ni même imminente. Naturellement, le fait d'appeler une nation et son armée à se préparer à une menace potentielle ne signifie pas que celle-ci va devenir réelle ; mais s'interdire par avance toute réflexion et toute discussion sur les menaces futures va précisément à l'encontre d'une approche stratégique sérieuse. Ce n'est pas le Chef de l'Armée, le commandant de corps André Blattmann, violemment critiqué voici quelques semaines pour avoir osé parler de risques et menaces en Europe, qui l'ignore !

Il est vrai que l'armée suisse se trouve précisément dans une période importante de son histoire, puisque les différentes démarches en cours - rapport sur la politique de sécurité, rapport d'armée et autres discussions avec les partis - ont justement un lien étroit avec l'équilibre capacitaire à trouver. L'héritage intellectuel de la guerre froide, lorsque la menace soviétique rapprochait les engagements les plus probables des plus dangereux, lorsque l'évidence de cette menace aboutissait à atrophier la réflexion stratégique d'ensemble, reste difficile à porter. De plus, l'absence de consensus en matière de politique de sécurité maintient une situation de débat perpétuel et de remise en question automatique qui ne peut aboutir qu'au blocage. Préparer l'avenir dans ces conditions confine à la quadrature du cercle.

Il est pourtant des questions qui doivent bel et bien être posées. Pour une armée, l'équilibre des capacités peut être traduit par une graduation de réponses militaires à un spectre de dangers allant des catastrophes naturelles ou anthropiques à une guerre conventionnelle, en passant par des crises ponctuelles et des actes de guerre non conventionnelle. Dans une perspective suisse, l'extrémité de ce spectre aboutit donc à l'hypothèse d'une menace militaire classique qui, sans aller jusqu'à une invasion en règle, peut aboutir à des actions coercitives supposant - même partiellement - l'emploi de la force militaire. Peut-on aujourd'hui concevoir à long terme l'avenir de l'armée suisse, et donc de notre défense nationale, en excluant d'emblée une telle hypothèse ?

Facteurs belligènes en hausse

C'est ce qui avait été fait voici 10 ans dans la phase conceptuelle de l'Armée XXI : une menace militaire visant directement la Suisse et issue de l'OTAN comme l'UE avait été écartée des événements possibles, et cette conception des choses prévaut encore largement aujourd'hui ; toute réflexion allant dans le sens d'une évolution négative en la matière, d'une approche non coopérative des relations internationales entre la Suisse et ses voisins, suscite une levée de bouclier et mène à l'accusation de paranoïa. L'idée d'une Europe qui se construit dans la paix et dans l'entente entre les peuples a eu tellement de résonance dans les esprits que l'on en est venu à oublier les réalités géopolitiques, économiques et démographiques qui sous-tendent la réalisation d'un tel projet.

Les crises politiques, puis économiques et financières, que le continent a connues ces dernières années ont désormais provoqué un retour douloureux à la réalité. L'inéluctabilité de la construction européenne, la pérennité du modèle social de l'État- providence, la stabilité des institutions de Bruxelles sont des mythes en train de voler en éclats. Bien entendu, il n'y a pas nécessairement de fatalité en la matière, et le succès de l'Union européenne n'est pas davantage programmé que son échec. Mais cette contingence ramène aussitôt la Suisse à sa véritable situation : celle d'un petit État démocratique, prospère, libéral, économe, neutre et indépendant au milieu d'une Europe qui ne l'est pas vraiment. La singularité helvétique n'est pas près de s'amenuiser. Il en va de même de sa vulnérabilité.

Ainsi, il n'est aujourd'hui plus raisonnable d'exclure par avance l'apparition en Europe d'États décadents, d'États échoués ou même d'États-voyous, susceptibles de provoquer des métastases de violence armée allant jusqu'à l'utilisation de capacités militaires résiduelles. Certes, la guerre probable - pour reprendre le titre du livre du général Desportes - n'est pas de nos jours l'affrontement dit symétrique, mais il ne faut pas oublier que c'est la suprématie des armées occidentales, fondée par la prospérité et la stabilité des États dont elles forment le bras armé, qui a généralisé les approches indirectes, le recours à la guérilla comme au terrorisme, la recherche d'autres espaces ou d'autres tempos pour éviter le choc frontal ou décisif. Que cette prospérité et cette stabilité viennent à s'amenuiser, et la guerre conventionnelle gagne en probabilité.

La résurgence d'une forme de guerre largement discréditée ne fait pas encore partie du débat politique en Suisse ; tout au plus remarque-t-on depuis au moins une année des réflexions générées par le surendettement des États qui nous entourent, par le contraste toujours plus apparent entre les conditions-cadres de la Suisse et celles de ses voisins. Il ne s'agit donc pas de spéculer sur une menace militaire issue de la France de Nicolas Sarkozy, de l'Allemagne d'Angela Merkel ou de l'Italie de Silvio Berlusconi, ce qui n'a aucun sens, mais simplement de constater que les facteurs belligènes sur notre continent sont clairement à la hausse. La guerre possible doit dès lors faire partie des capacités que notre armée doit développer et maîtriser, sous peine de subordonner notre liberté et notre sécurité aux soubresauts de sociétés extérieures à la nôtre.

Lt col EMG Ludovic Monnerat