mercredi 17 novembre 2010

Fromages au centre de la Terre

.

Le fromage affiné en grotte devient un marché de niche porteur. Mais si la marque Kaltbach représente une plus-value en terme d'image pour l'Emmentaler, qu'en est-il de la qualité? Et pourquoi le Gruyère AOC, déjà affiné dans une atmosphère de type grotte, ne s'en vante pas? Enquête autour du conflit d'intérêts entre marque et AOC.

Si vous n'avez pas entendu le nom «Kaltbach» cet automne, c'est probablement que vous avez de l'Emmentaler dans les oreilles. Pour marquer l'agrandissement de ses fameuses caves d'affinage «en grotte» dans le canton de Lucerne, Emmi a sorti le grand jeu: un centre d'accueil flambant neuf, un nouveau fromage mi-dur (le Kaltbach extra), un «beau livre», des spots télévisés... Et même un partenariat avec McDonald's, qui a lancé les éphémères McEmmental, McRaclette et McGruyère. Histoire d'initier les jeunes au «fast terroir»...Les grottes de Kaltbach, donc, ont doublé leur capacité: ce labyrinthe creusé dans une colline de grès abrite désormais 50 000 meules. Logiquement, Emmi cherche à renforcer le positionnement de sa marque haut de gamme, en insistant sur la qualité et la tradition. C'est tout le propos du «Long chemin qui mène à Kaltbach», avec ses portraits très humains d'agriculteurs, de laitiers et d'affineurs. Par la plume de l'écrivain Peter Stamm (entre autres), le bouquin confirme ce que suggère moins subtilement le communiqué de l'éditeur: Kaltbach, ce «bout de Suisse véritable» avec ses «prairies verdoyantes» et ses «vaches heureuses», perpétue plus qu'un savoir-faire - un mode de vie.

Des «grottes» par ici?

Voilà pour l'emballage. Mais le battage autour de Kaltbach éclipserait presque quelques événements récents. Bien plus près de Fribourg, d'autres caves d'affinage souterraines - en «grotte», donc - s'agrandissent. A Moudon, Fromco (détenu en majorité par Emmi) a inauguré en 2008 ses nouvelles installations creusées dans la molasse (160 000 meules), tandis qu'à Ursy, Mifroma (Migros) va faire de même d'ici à la fin de cette année (100 000 meules). Ces grands travaux souterrains font écho à deux tendances parallèles sur le marché du fromage. D'une part, la demande croissante pour des fromages affinés plus longtemps (d'où le besoin de plus de place pour les stocker). Et d'autre part, l'apparition d'une ribambelle de spécialités haut de gamme, vendues plus cher et réservées à un marché de niche. Rien que ces deux dernières années, les AOC Gruyère et Emmentaler ont ainsi vu fleurir l'Emmentaler Switzerland Tradition de Cremo, le Traditionneller Emmentaler de Slow Food, ou encore le Gruyère «1655» de Fromage Gruyère SA à Bulle. Une évolution qui pose un certain nombre de questions. L'affinage «en grotte» apporte-t-il un plus réel au fromage? Pourquoi le Gruyère AOC affiné dans les caves de molasse de Moudon ou d'Ursy n'est-il pas vendu sous le nom prestigieux d'«affiné en grotte»? Et à force de se multiplier, les marques haut de gamme finiront-elles par affaiblir les AOC? Analyse, entre marketing et tradition.

Environ 10% plus cher

Au départ, donc, il y a Kaltbach. Depuis 2005, Emmi vend sous cette marque de l'Emmentaler AOC, mais aussi du Gruyère AOC, du Raclette... et même du mélange à fondue «affiné en grotte». «En Suisse, certains consommateurs sont très sensibles aux prix, tandis que d'autres recherchent la haute qualité», explique Esther Gerster, porte-parole d'Emmi. C'est ce deuxième type de clientèle que vise Kaltbach, avec des produits en moyenne 10% plus chers que leurs équivalents standards. Très présente en termes d'image, la marque reste plutôt une production de niche à l'échelle du géant Emmi. Pourquoi diable créer ses propres marques de qualité pour des fromages qui bénéficient déjà de la garantie d'une Appellation d'origine contrôlée (AOC), comme le Gruyère et l'Emmentaler? «Sur le marché international, une marque est plus facile à expliquer qu'une AOC», explique Esther Gerster. Avec Kaltbach, le fabricant peut «raconter une histoire, expliquer d'où vient le produit». Et ça marche bien, assure-t-elle: aujourd'hui les deux tiers de l'Emmentaler AOC Kaltbach sont exportés.

Un fromage en crise

Il faut savoir que sur le marché international justement, l'Emmentaler AOC est en pleine dégringolade. «Seuls 10% de l'Emmentaler vendu dans le monde sont produits en Suisse», pose Christoph Stadelmann, responsable presse de l'AOC Emmentaler. D'autres pays produisent à tour de bras de l'Emmentaler sans AOC, voire des contrefaçons. «Avec la pression sur les prix, il est toujours plus difficile d'expliquer que si l'Emmentaler suisse est cher, c'est parce qu'il est meilleur: on utilise du lait cru, et l'affinage minimal est plus long.» Dans ce contexte très tendu, tout ce qui redore l'image du grand fromage à trous est bienvenu, poursuit Christoph Stadelmann. «En positionnant l'Emmentaler du côté de la qualité, Kaltbach rend service à toute l'AOC Emmentaler. Même si l'impact sur nos ventes reste minime.» L'enthousiasme est plus tempéré - c'est un euphémisme - du côté de l'AOC Gruyère. C'est que celle-ci dépend moins des ventes à l'étranger, et que l'AOC bénéficie d'une notoriété favorable. Le foisonnement de marques de «haute qualité» ne risque-t-il pas de brouiller cette image, et au final, d'affaiblir l'AOC? Philippe Bardet, directeur de l'interprofession, n'est pas loin de le penser. «Le Gruyère AOC est de toute façon un fromage de très haute qualité. Après, chacun est libre de chercher à se distinguer en créant une marque», pondère-t-il. «Mais ce qui garantit la qualité du Gruyère, c'est toujours l'AOC.» Pour le consommateur, la nuance n'est pas sans importance. L'AOC suppose en effet un cahier des charges précis et des contrôles extérieurs. Alors que le contenu d'une marque, lui, peut être modifié à loisir par son propriétaire. Sans tambour ni trompette.


Markus Bühler-Rasom, Denise Schmid et Peter Stamm, «Le long chemin qui mène à Kaltbach. Grottes, fromagers, vachers et paysans.» Ed. Kontrast, 130 pp.


Annick MONOD