dimanche 20 novembre 2011

L’agriculture bio, le nouvel eldorado

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Alors que la Suisse est noyée dans des surplus de lait «conventionnel», il n’y a pas assez d’or blanc bio sur le marché. Reportage chez un producteur à Riaz.

Le domaine de Plaisance, sur les hauts de Riaz. Un balcon sur les Préalpes fribourgeoises d’où la vue est splendide, en cet après-midi de novembre: les sommets se découpent sur un ciel bleu azur, dominant une mer de brouillard qui recouvre partiellement la Gruyère. Ce coin de pâturage recèle un joyau caché. La ferme de Cyril de Poret – une stabulation libre construite en 1996 – n’a en soi rien d’exceptionnel. Au contraire du robot de traite qui se niche à l’intérieur, un condensé de la technologie la plus moderne au service de la cause agricole. Et là où ça devient encore plus intéressant, c’est que Cyril de Poret n’est pas un agriculteur tout à fait comme les autres: il fait partie des 120 paysans certifiés bio du canton de Fribourg.

A l’heure où le marché du lait «conventionnel» est en plein marasme – les prix chutent en raison d’une surproduction de l’ordre de 200 millions de litres actuellement – paradoxalement, il n’y a pas assez de lait bio sur le marché helvétique. Alors que la production a augmenté de 4% durant les cinq dernières années, pour atteindre les 208000 tonnes annuelles, la demande, elle, a crû de 29%. Conséquence: «En été, il existe effectivement des périodes de pénurie», indique Nicolas Rossier, collaborateur scientifique auprès de l’Institut agricole de Grangeneuve.

80 hectares de pâturage

A Riaz, Cyril de Poret n’a pas attendu que le bio devienne tendance pour se lancer. «J’ai converti mon exploitation à l’agriculture biologique en 2002. Ma situation, avec 80 hectares de pâtures en montagne, s’y prête parfaitement. On savait que les contingents laitiers allaient être supprimés, il fallait trouver de nouveaux débouchés. Avec davantage de valeur ajoutée. Et c’était en accord avec ma philosophie», note cet ingénieur agronome de 41 ans. Adieu, donc, aux engrais chimiques, pesticides et autres traitements. Il s’agit désormais d’arracher les rumex à la main, et de laisser la nature faire son œuvre. «Dans la mesure du possible, un paysan bio nourrit ses bêtes avec du fourrage grossier issu de son domaine – il peut importer du foin bio s’il en manque. Il ne peut en outre leur donner que 10% de rations de concentré (farine fabriquée avec des céréales et du soja)», souligne Nicolas Rossier.

Technologie moderne

Mais vivre au rythme de la nature ne signifie pas tourner le dos à la modernité. Il y a six ans, Cyril de Poret investit 250000 francs pour s’offrir un robot de traite dernier cri. Fini les longues séances d’extraction du lait deux fois par jour. Les vaches vont désormais vider leurs mamelles quand bon leur semble. Patientant dans une aire d’attente, elles pénètrent ensuite dans une salle où elles sont prises en charge de façon automatique. Un bras articulé brosse puis nettoie les pis, avant de poser des gobelets de traite. Le lait est tiré tout en douceur par quartier, sans la moindre aspiration dans le vide. «Les bêtes aiment venir, car elles reçoivent des granulés. Il n’y a aucun stress, elles se sentent bien. C’est important», relate Cyril de Poret.

Le système est entièrement informatisé, chaque vache étant identifiable grâce à une puce électronique placée dans son collier. Derrière son écran, le paysan peut contrôler à tout moment la qualité du lait, sa teneur en graisse, ou détecter une éventuelle maladie. Il n’a même pas besoin de se déplacer, pouvant lire ces informations via son smartphone. La traite est possible 24 heures sur 24. Mais, actuellement, Cyril de Poret ne la pratique pas le matin, pour répondre aux exigences du cahier des charges du Gruyère AOC bio.

96 centimes le litre!

Le paysan gruérien possède 75 vaches et une cinquantaine de génisses. Sa production avoisine les 500000 kilos de lait par an. Un total de 410000 litres est transformé en Gruyère AOC bio, vendu au prix de 96 centimes le litre. Le reste sert à l’approvisionnement des veaux d’engraissement. Mais comme l’interprofession envisage un moratoire sur les robots de traite dans le domaine du Gruyère AOC, Cyril de Poret livrera, dès l’an prochain, son lait à l’industrie, qui lui donnera 80 centimes par kilo. Un prix qui reste intéressant au regard des 58 centimes payés en moyenne par litre pour le lait «conventionnel».

Descendant d’une famille d’artistes – son père est peintre, tout comme l’était son grand-père –, Cyril de Poret n’a pas hérité du même don. «Je ne vaux rien du tout en dessin», sourit-il. Marié, père de deux enfants, cet amoureux de la terre a en revanche un vrai talent d’entrepreneur. Cassant au passage le cliché du paysan bio en Birkenstock et chemise à carreaux. Non content d’utiliser les technologies de pointe sur son exploitation, le Gruérien exerce en outre une activité complémentaire à 50%: rédacteur-traducteur pour la revue UFA, de Fenaco. «Je fais ça avant tout pour élargir mon horizon professionnel», précise-t-il. I

Il manque des tonnes de farine bio en Suisse

S’il n’y a actuellement pas assez de lait bio helvétique, Bio Suisse, la Fédération des entreprises agricoles biologiques suisses, estime que le marché devrait à terme s’équilibrer, selon sa porte-parole Sabine Lubow. En revanche, «le potentiel est énorme en ce qui concerne les céréales», poursuit-elle.

En 2010, le chiffre d’affaires global des ventes de produits de l’agriculture biologique dans notre pays s’est élevé à 1,639 milliards de francs. Coop détient la moitié des parts de marché, contre un quart à Migros. Mais cette dernière a décidé de combler son retard, ce qui crée un appel d’air. L’industrie laitière, Cremo en tête, cherche ainsi de nouveaux producteurs pour fournir le géant orange en fromages, beurre, crème ou poudre de lait bio. Mais la demande est encore bien plus importante dans le domaine des céréales. «La Suisse doit importer 64% du blé bio dont elle a besoin», note Nicolas Rossier, de l’Institut agricole de Grangeneuve.

Il est vrai qu’on ne recense que 5800 fermes biologiques dans notre pays (120 dans le canton de Fribourg), soit 11% du total des exploitations. Bio Suisse a donc lancé en 2010 une «offensive biogique» pour recruter de nouveaux producteurs, en particulier dans les grandes cultures. Les rendements sont bien sûr moins élevés que dans l’agriculture conventionnelle, mais «le prix des produits est bien plus attractif», insiste Sabine Lubow. Fribourg semble du reste prendre conscience du potentiel bio. En septembre, le Grand Conseil a ainsi décidé d’alouer un crédit d’encouragement aux «reconversions», dans le cadre du programme cantonal sur le développement durable.

François Mauron
La Liberté