vendredi 5 janvier 2018

Comment est né le mythe de la Bastille


La prise de la Bastille avec l’arrestation du gouverneur de Launay. © Château de Versailles


L’événement phare de la Révolution française doit sa renommée au génie marketing d’un démolisseur.

 Dans l’imaginaire collectif, la Révolution française éclate avec la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789. En ce «jour du peuple tout entier», comme l’a qualifié l’historien du XIXe siècle Jules Michelet, la populace déchaînée attaque l’austère forteresse médiévale, cette lugubre prison d’Etat où tant de prisonniers politiques, dissidents religieux et écrivains insolents ont subi l’arbitraire royal, aux côtés des pires repris de justice. En quelques heures, les émeutiers l’emportent, armés de simples fusils, piques, sabres, haches ou broches de cuisine. Leur héroïsme face aux canons marque la fin de l’Ancien Régime. Des huit tours de 24 mètres de hauteur, il ne restera rien. Voilà pour la légende…

Car dans les faits, à lire les plus récents ouvrages historiques sur le sujet, cette prise de la Bastille se révèle moins glorieuse qu’il n’y paraît. L’attaque a certes eu lieu, en cette année de graves bouleversements, mais elle n’a pas été, du moins sur le moment, ce tournant décisif faisant basculer l’Histoire. Ce n’est que plus tard, après avoir été habilement récupérée et magnifiée, qu’elle s’est imposée comme l’événement emblématique de la Révolution. Et ce n’est qu’en 1880, sous la IIIe République, que le 14 juillet a été décrété Fête nationale.

En quête de munitions

«Contrairement à la légende, les insurgés ne s’étaient pas dirigés vers la Bastille dans le but de renverser ce symbole du despotisme, affirme Jean-Christian Petitfils*. Ils voulaient s’emparer de la poudre et des munitions qui s’y trouvaient et dont ils avaient besoin pour les fusils pillés aux Invalides.» Dans un passionnant livre sur les Mystères et secrets d’une prison d’Etat, l’historien français met en lumière les nombreuses «erreurs historiques» commises à propos de la fameuse journée révolutionnaire.

Ainsi, assure-t-il, «la Bastille n’a pas été prise par le peuple»: à peine attaquée, elle s’est à peine défendue. Elle est tombée par suite de malentendus entre assiégés et assiégeants, de la peur maladive de son gouverneur, de ses erreurs de commandement et du manque de combativité des gardes des Invalides. La garnison du marquis de Launay, forte de 82 gardes et d’un détachement de 32 soldats suisses du régiment de Salis-­Samade, était dotée de 30 canons et 250 barils de poudre. Assez pour résister plusieurs jours sans difficultés.

Le sous-lieutenant Jacob Elie, un roturier qui avait pris le commandement d’une partie des assiégeants, le reconnaît lui-même: «La Bastille n’a pas été prise de vive force. Elle s’est rendue avant d’être attaquée sur la parole que j’ai donnée, foi d’officier français, qu’il ne serait fait aucun mal à personne si on se rendait.» Cette belle promesse n’empêcha pas la foule de massacrer plusieurs gardes, ni de promener la tête du gouverneur au bout d’une pique dans les rues de Paris. Les Suisses, qui ne faisaient qu’«obéir aux ordres», s’en sortirent indemnes.

Quand la Bastille se rend, à 17 h, les émeutiers mettent tout à sac, jettent effets et archives dans les fossés, se répartissent les munitions, oubliant presque de libérer les prisonniers. Ils en découvrent finalement sept: quatre faussaires, qui profitent de l’aubaine pour disparaître, le comte Hubert de Solages, enfermé pour «crime monstrueux» (probablement une affaire d’inceste), qui regagnera son Languedoc natal, et deux «fous», qui seront internés à l’asile de Charenton après une promenade triomphale à travers la ville.

Pour donner plus de relief à cette «lamentable» libération, un huitième prisonnier est inventé par quelques gratte-papier en mal de copie: le comte de Lorges, couvert de chaînes, enfermé dans un cachot depuis 42 ans pour avoir écrit un pamphlet contre les jésuites! «Les estampes populaires vont s’emparer aussitôt de ce prisonnier imaginaire, immortalisant le moment pathétique de sa délivrance au fond d’un cul-de-basse-fosse infesté de rats», note Claude Quétel**, auteur de plusieurs ouvrages sur la prison d’Etat. Une vieille presse à imprimer, trouvée dans une remise, est aussi exhibée comme «instrument de torture», nourrissant la légende d’une prison terrifiante. Divers récits glorieux de «combats furieux et héroïques» renforcent le mythe, bien que la prise de la Bastille ait fait moins de cent morts.

L’entrepreneur de travaux publics Pierre-François Palloy. © DR



Opération marketing

C’est finalement à l’entrepreneur Pierre-François Palloy que l’on doit la transformation de ce simple fait d’armes parmi d’autres en véritable «symbole du fondement du nouvel ordre social et politique», souligne l’historienne Marie-Hélène Baylac***, spécialiste de la période révolutionnaire. A peine la Bastille libérée, ce maître-maçon «assoiffé de notoriété» débarque avec 700 ouvriers pour porter le premier «le fer de la vengeance dans les flancs du monstre de pierre».

Palloy va démolir totalement la forteresse en deux ans, ce qui arrange tout le monde, cette destruction étant déjà planifiée dans le cadre de projets d’expansion à l’est de Paris. Mais le «patriote Palloy» est aussi doté d’un sens étonnant du marketing. Pour entretenir le souvenir du 14 Juillet, il va inonder la France d’innombrables répliques miniatures de la forteresse. A commencer par des mini-Bastille sculptées dans la pierre d’origine, destinées aux chefs-lieux des 83 départements récemment créés. Mais aussi des médailles, encriers, tabatières, presse-papiers et autres bibelots confectionnés avec des débris de la citadelle. L’engouement est grand: le chantier attire les foules, les artistes s’en inspirent, des spectacles et bals sont mis sur pied dans les ruines.

Promu «héros de la Révolution», Pierre-François Palloy ne s’enrichira guère de ce chantier titanesque. Il décédera même ruiné et oublié, en 1835. Reste un mythe fondateur. Pas mal pour… un démolisseur!

* Jean-Christian Petitfils, La Bastille – Mystères et secrets d’une prison d’Etat, Editions Tallandier, 2016.

** Claude Quétel, Le mythe du 14 Juillet ou la méprise de la Bastille, Editions Jean-Claude Lattès, 2013.

*** Marie-Hélène Baylac, Les secrets de la Révolution française, Ed. Vuibert, 2017.


Une réplique miniature de la forteresse. © Musée Carnavalet



La ­Bastille

1370
Première pierre posée par le prévôt de Paris Hugues Aubriot, sous le règne de Charles V. La forteresse vise à défendre la porte Saint-Antoine.

1461
La Bastille est utilisée comme prison dès le règne de Louis XI.

1560
Le régime des lettres de cachet permet au roi d’enfermer sans jugement toute personne indésirable.

1703
Mort en prison du Masque de fer. Sous le règne de Louis XIV, la prison accueille 2320 personnes, avec au plus une soixantaine de détenus à la fois.

1789
Prise de la Bastille le 14 juillet. La démolition se prolonge jusqu’en mai 1791.

1880
Le 14 juillet est déclaré Fête nationale.



Prisonniers célèbres et rois de l’évasion ont nourri la légende

De Fouquet à la Voisin, de Voltaire à Beaumarchais, d’Eléonore Galigaï au marquis de Sade, l’histoire de la Bastille et de ses prisonniers est un véritable raccourci de l’histoire de France, mêlant les intrigues du passé aux plus extraordinaires légendes.

A lui seul, le Masque de fer, qui a passé les cinq dernières années de sa vie dans la forteresse, de 1698 à 1703, cumule les plus incroyables récits, au travers de 200 ouvrages ou articles de fond, neuf pièces de théâtre, quatre poèmes épiques (dont un d’Alfred de Vigny et un autre de Victor Hugo), trente romans, trois BD et 22 films de cape et d’épée, selon un recensement de l’historien Jean-Christian Petitfils.

Plusieurs évasions, dont celle du comte de Bucquoy ou celle de Jean Danry, dit Latude, ont aussi participé du mythe de la Bastille, la libération d’un prisonnier renvoyant à celle de tout un peuple. Latude, qui s’était évadé en 1756, profita de la prise de la forteresse pour publier ses Mémoires, en 1790. Son ouvrage devint aussitôt un best-seller!

Pascal Fleury