«L'union de la Suisse fait sa force»
«La démocratie directe n’est pas une démocratie de sondage»
Alain Berset préside depuis ce 1er janvier 2018 et pour une durée d’un an aux destinées de la Confédération. Agé de 45 ans, le socialiste fribourgeois est le plus jeune titulaire de la fonction que la Suisse a connu depuis 1934. Dans un entretien accordé à swissinfo.ch, il s’exprime - entre autres - sur son rôle de président, sa vision de la démocratie directe et l’épineux dossier européen.
«Je ne crois pas à la politique que l’on mène avec des slogans. Lorsqu’on s’engage, c’est pour l’ensemble de la société, dans l’intérêt du pays tout entier»
Alain Berset en bref
Alain Berset a été élu en 2011 au Conseil fédéral. Le Fribourgeois, qui avait alors 39 ans, est devenu l’un des plus jeunes conseillers fédéraux de l’Histoire. Il dirige depuis cette date le département fédéral de l’Intérieur, où il est notamment en charge de la santé, des assurances sociales et de la culture.Né à Fribourg en 1972, marié et père de trois enfants, il a étudié les sciences politiques et économiques à l’Université de Neuchâtel.
Après avoir été chercheur scientifique et conseiller politique, il est entré en 2003 à la Chambre haute du Parlement, dont il a été le président en 2009.Le 6 décembre 2017, il a été élu par l’Assemblée fédérale (les deux Chambres du Parlement réunies) à la présidence de la Confédération par 190 voix sur 210 bulletins valables, un score qualifié d’«excellent» par les observateurs de la vie politique fédérale.
Les fribourgeois à la Maison de Wattenwyl
swissinfo.ch: Quelques jours après votre élection à la présidence de la Confédération, vous avez écrit à un candidat malheureux à la naturalisation à Nyon, dans le canton de Vaud, pour lui faire part de votre soutien. Pourquoi avoir entrepris une telle démarche?
Alain Berset: Je ne peux pas imaginer faire de la politique sans émotions. Le vivre ensemble, le respect mutuel, l’échange et les contacts humains sont des éléments indissociables de l’action politique que je mène depuis 15 ans.
Lorsque j’ai pris connaissance de l’article révélant cette affaire, j’ai senti une famille en proie au désarroi et à un certain découragement. En aucun cas je ne peux juger de la procédure. Je ne sais pas ce qui s’est passé et ce n’est d’ailleurs pas de ma compétence. En revanche, de manière très spontanée, j’ai eu envie d’écrire un petit mot et d’envoyer un signe de soutien à cette personne.
Je souhaitais simplement que la décision des autorités communales de Nyon n’érode pas la motivation de cette personne à poursuivre les démarches en vue de la naturalisation.
swissinfo.ch: La plupart des titulaires de la fonction cherchent à placer leur présidence sous un signe particulier. Ce n’est pas votre cas. Pourquoi?
A.B.: Je ne crois pas à la politique que l’on mène avec des slogans. Lorsqu’on s’engage, c’est pour l’ensemble de la société, dans l’intérêt du pays tout entier, pas pour des causes particulières. En Suisse, la présidence est une fonction que l’on partage avec d’autres. On l’assume durant une année puis on la transmet à un autre membre du collège. Le sentiment de continuité est donc très fort. Il y a certainement des nuances, une manière différente de dire les choses, mais on ne devient pas président de la Confédération en se disant qu’on a une année pour faire passer ses idées.
swissinfo.ch: Faut-il, comme le souhaite Doris Leuthard, prolonger le mandat de président de la Confédération à deux ans?
A.B.: Doris Leuthard a été deux fois présidente de la Confédération et possède donc une certaine expérience dans ce domaine. Je n’ai pour ma part jamais occupé cette fonction et je pourrai donc vous donner un avis plus éclairé à la fin de cette année. Doris Leuthard a voulu souligner que les changements réguliers rendent un peu plus difficile la continuité sur le plan international, puisque les présidents des autres pays sont généralement en fonction pour plusieurs années. La durée restreinte du mandat présidentiel helvétique rend la coordination entre les membres de l’exécutif très importante. Comme nous nous connaissons bien et que nous travaillons en étroite collaboration, nous parvenons à assurer cette continuité.
«On ne peut pas simplement envoyer un signal ou penser que l’on répond à un sondage lorsqu’on glisse un bulletin dans l’urne. Voter est un acte sérieux»
swissinfo.ch: Dans votre discours d’intronisation, vous avez déclaré que la capacité à mener des réformes, à évoluer, à rester en mouvement, était la clé du succès helvétique. Or en 2017, la grande réforme des retraites que vous portiez à bout de bras depuis six ans a échoué dans les urnes. Cela signifie-t-il que la Suisse est en train de devenir un pays irréformable?
A.B.: J’espère que non, même si nous avons vécu l’année dernière des échecs sur deux réformes très importantes, à savoir la fiscalité des entreprises et la prévoyance vieillesse. A court terme, on pourrait donc se dire que les grandes réformes ne fonctionnent plus. Mais il faut observer cela sur un temps plus long. C’est à nous de cultiver cette capacité à être en mouvement et à réformer le pays.
En Suisse, nous avons réussi à anticiper la plupart des grandes évolutions. Au 19e siècle, la Suisse a par exemple été le deuxième pays européen, après le Royaume-Uni, à s’industrialiser. Deux siècles plus tard, nous tirons encore profit des fruits du courage qui a prévalu à l’époque. Aujourd’hui, face à la numérisation et à la globalisation, rien ne serait plus néfaste que de rester en retrait alors que le monde autour de nous évolue rapidement.
swissinfo.ch: Les outils de la démocratie directe, même s’ils sont au fondement du système politique suisse, ne sont-ils pas un frein dans ce monde qui évolue très rapidement?
A.B.: La démocratie directe engendre effectivement des défis très importants eu égard à la rapidité avec laquelle les choses se développent. Parfois, nous avançons moins vite que dans d’autres pays. Mais ce n’est pas parce que le monde évolue rapidement qu’il faut remettre en cause la démocratie telle que nous la connaissons. Ces vingt à trente dernières années, nous avons plutôt bien réussi à nous adapter.
La particularité du système politique suisse pose toutefois certaines exigences. En premier lieu, un paysage médiatique diversifié et de qualité, afin que les citoyens puissent s’informer et se forger un avis éclairé en vue des votations. Mais aussi une responsabilité des partis politiques dans l’usage qu’ils font des instruments de la démocratie directe.
swissinfo.ch: Avec l’échec de deux grands projets portés par le gouvernement en 2017, est-on en train d’assister en Suisse aussi à l’émergence d’une démocratie protestataire, à l’instar ce qui s’est passé avec l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis ou le Brexit au Royaume-Uni?
A.B.: Il existe en effet quelques similitudes. Aujourd’hui, on oublie parfois que la démocratie directe n’est pas une démocratie de sondage mais une démocratie de décision. On ne peut pas simplement envoyer un signal ou penser que l’on répond à un sondage lorsqu’on glisse un bulletin dans l’urne. Voter est un acte sérieux.
Il est ainsi arrivé dans un passé proche que des citoyens regrettent leur vote après l’acceptation de certaines initiatives populaires, en reconnaissant qu’ils n’avaient pas envisagé toutes les conséquences de leur décision. Le vote protestataire peut être légitime lorsque l’on s’oppose à une décision politique. En revanche, si le vote protestataire touche les institutions ou le mode de fonctionnement du pays, cela pose problème.
swissinfo.ch: Faut-il craindre, dans ces circonstances, l’initiative «No Billag», qui sera soumise au vote le 4 mars?
A.B.: Cette initiative ne s’inscrit pas à mes yeux dans un mouvement de protestation à l’encontre des institutions. Elle est bien plus la conséquence des bouleversements qui frappent la branche des médias depuis une dizaine d’années.
Il y a eu d’un côté l’émergence d’Internet et des réseaux sociaux, qui a révolutionné la manière dont l’information est produite et diffusée. De l’autre côté, l’apparition des journaux gratuits a donné l’illusion, notamment auprès de la jeune génération, que l’information pouvait être produite sans coûts.
Reste que «No Billag» est une initiative radicale car elle demande la suppression pure et simple de la redevance visant à financer le service public audiovisuel dans un pays où il faut garantir une information en quatre langues nationales. La redevance est le prix à payer pour la diversité médiatique en Suisse.
swissinfo.ch: Le peuple suisse votera probablement l’année prochaine encore sur une initiative de l’UDC qui exige que la Constitution fédérale ait la primauté sur le droit international. Est-ce que ce projet vous préoccupe?
A.B.: Cette initiative pourrait isoler le pays. Pour ma part, je suis persuadé que l’histoire, l’identité et le succès de la Suisse sont très fortement liés à son ouverture. Notre pays a depuis toujours été un lieu de passage, d’échanges et de rencontres. A Genève, par exemple, plus de 30% de la population n’a pas le passeport suisse, et ceci depuis le 15e siècle. Un tiers de nos places de travail dépendent par ailleurs des échanges économiques avec les autres pays.
swissinfo.ch: La Suisse a toujours été considérée comme le porte-drapeau de la liberté, de la dignité humaine et de l’état de droit. Pourra-t-elle continuer à défendre ces valeurs dans un monde où les intérêts économiques tendent de plus en plus à gagner en importance?
A.B.: Nous nous sommes toujours beaucoup engagés pour ces valeurs et nous allons continuer à le faire. Le développement des institutions internationales dans notre pays, à Genève en particulier, est en ce sens très important. Nous avons par ailleurs toujours été présents pour rendre service, proposer des médiations ou des bons offices. Ce rôle évolue bien sûr en fonction du monde qui nous entoure mais il reste très important pour la Suisse.
swissinfo.ch: La Suisse héberge de nombreuses multinationales et est devenue ces dernières années la plaque tournante du commerce des matières premières. Une initiative dite pour des multinationales responsables veut obliger les entreprises suisses à respecter partout les droits de l’homme et l’environnement. Or le Conseil fédéral rejette cette initiative. N’est-ce pas un mauvais signal envoyé au reste du monde?
A.B.: Le Conseil fédéral reconnaît l’importance de ce débat et a pris en compte les préoccupations des initiants. Bien qu’il partage leur objectif, il estime que l’initiative déposée n’est pas le bon outil pour y répondre. C’est l’un des points positifs de la démocratie directe: elle permet de mettre un problème sur la table, d’en débattre et de conscientiser la population à ce sujet.
swissinfo.ch: A la suite du Printemps arabe, la Suisse a bloqué près d’un milliard de francs appartenant aux dictateurs et à leurs proches tombés en Egypte, en Libye et en Tunisie. Or sept ans plus tard, pas un seul franc n’a refait le chemin en sens inverse. Comment expliquez-vous une telle lenteur aux populations spoliées par leurs dirigeants?
A.B.: La Suisse souhaiterait aller beaucoup plus vite. Mais il faut le faire dans le respect des procédures légales et avec la garantie que cet argent arrive au bon endroit. Or il n’est pas toujours facile de savoir à qui et dans quelles conditions on peut rendre cet argent. Car même s’ils sont bloqués en Suisse, ces fonds ne changent pas de propriétaire tant qu’on n’a pas réussi à prouver leur origine illicite.
swissinfo.ch: En tant que président de la Confédération, vous serez amené à conduire l’épineux dossier européen cette année. La recherche d'une solution avec l'UE passe par la négociation d'un accord-cadre institutionnel qui chapeaute les relations bilatérales. Un tel accord sera-t-il conclu en 2018, comme le souhaite le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker?
A.B.: Il n’est aujourd’hui pas possible de le dire. Il a fallu d’abord trouver une solution interne pour mettre en œuvre l’initiative contre l’immigration de masse, acceptée par une majorité du peuple et des cantons le 9 février 2014.
L’année 2017 a été intéressante car elle a permis de reprendre les échanges avec Bruxelles dans toute une série de domaines. Mais depuis la visite de Jean-Claude Juncker à Berne au mois de novembre, qui nous avait laissé un sentiment positif, il y a eu plusieurs évolutions surprenantes et négatives.
La Suisse s’est d’abord retrouvée sur la liste grise des paradis fiscaux de l’UE. Puis la bourse suisse s’est vue limiter à un an le droit d’accès aux marchés financiers européens. Nous sommes disposés à poursuivre les échanges mais la séquence du mois de décembre n’est pas favorable et ne facilite pas les choses. Nous devons dès à présent mener des échanges étroits pour voir sur quelle base de confiance et de collaboration nous pouvons poursuivre.
swissinfo.ch: Au vu des circonstances évoquées, la Suisse pourra-t-elle vraiment négocier d’égal à égal avec l’UE?
A.B.: L’UE et la Suisse ont certes une taille et un poids très différents, mais cela ne nous empêche pas de nous parler les yeux dans les yeux. L’Union européenne est stratégique pour la Suisse, mais la Suisse est également importante pour l’Union européenne. C’est notamment le cas pour certains grands pays voisins.
swissinfo.ch: Lors de la visite de Jean-Claude Juncker, le Conseil fédéral a annoncé qu’il verserait pour la deuxième fois 1,3 milliard à l’Union européenne pour contribuer au développement des pays les plus pauvres de l’Union. N’aurait-il pas fallu attendre un peu pour disposer d’une monnaie d’échange face à Bruxelles?
A.B.: Alors que tout se déroulait bien en novembre, nous n’avions pas souhaité faire un lien explicite entre le milliard de cohésion et l’accord cadre institutionnel. Il semble légitime que la Suisse contribue à la cohésion intérieure de l’UE puisqu’elle dispose d’un certain accès au marché européen. Mais nous allons rediscuter de cette question prochainement.
swissinfo.ch: La résistance à l’intérieur du pays s’annonce extrêmement forte. Comment allez-vous convaincre la population que cet accord institutionnel est aussi dans l’intérêt de la Suisse?
A.B.: Le rejet de l’Espace économique européen (EEE) en 1992 a ouvert une phase d’incertitude mais a aussi conduit la Suisse à réfléchir à des alternatives. La voie choisie a été celle des bilatérales. Elle s’est développée, a fait ses preuves et a été confirmée à plusieurs reprises par la population.
Aujourd’hui, il s’agit de poursuivre et de compléter cette voie bilatérale. Il en va de l’intérêt de notre pays, puisque notre prospérité économique dépend des bonnes relations que nous entretenons avec nos voisins.
Il est ensuite très important de tenir le même discours en politique extérieure et en politique intérieure. Dès à présent, nous allons discuter au sein du Conseil fédéral de la manière dont nous envisageons la suite des réflexions et comment nous allons les communiquer à la population.
Histoire de la présidence de la Confédération
La présidence de la Confédération a une histoire mouvementée. Tandis que cette fonction constituait une distinction pour les conseillers fédéraux particulièrement aptes à diriger au cours des premières décennies de l'État fédéral, le principe de rotation a été instauré à partir des années 1890.
Monument érigé à Winterthour à la mémoire de Jonas Furrer (1805-1861), premier président de la Confédération (KEYSTONE/Gaetan Bally)
Contre la concentration du pouvoir
Comme l'indique le Dictionnaire historique de la Suisse, les pères de la Constitution étaient des « membres de gouvernements cantonaux, hommes enclins au compromis et plus pragmatiques que portés sur la cohérence théorique ». Ils n'étaient pas velléitaires : la situation politique générale au printemps 1848 leur permit de se mettre avec détermination à l'œuvre et de concevoir en quelques semaines la première Constitution de l'État fédéral. Les pères de la Constitution voulaient éviter que le pouvoir ne soit concentré entre les mains d'une poignée d'hommes, et encore moins entre celles d'une seule personne. Ainsi fut instaurée la présidence de la Confédération, dont la durée du mandat fut limitée à une année.
Deux records
Le libéral Zurichois Jonas Furrer fut le premier président de la Confédération, en 1848 et 1849. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, des conseillers fédéraux souvent très influents furent élus. Karl Schenk (BE) et Emil Welti (AG) accumulèrent chacun six mandats, un record. Tous deux restèrent très longtemps au gouvernement : Welti 24 ans et Schenk 31 ans, ce qui fait de lui le conseiller fédéral qui a été le plus longtemps en fonction.
Principe de rotation depuis les années 1890
Le principe de rotation encore en vigueur aujourd'hui, selon lequel le plus ancien conseiller fédéral est élu vice-président puis, l'année suivante, président de la Confédération n'a été instauré que dans les années 1890. Auparavant, l'Assemblée fédérale élisait en particulier les conseillers fédéraux influents à la présidence de la Confédération. Celui qui était peu apprécié auprès des parlementaires devait parfois faire preuve de beaucoup de patience : ainsi le st-gallois Willhelm Matthias Naeff, en dépit d'un mandat de 27 ans, ne fut qu'une seule fois président de la Confédération, en 1853. Des 116 conseillers fédéraux actifs à ce jour, 20 n'ont jamais exercé la fonction de président de la Confédération. Il n’est arrivé qu’une fois qu’un président de la Confédération ne puisse entrer en fonction : le vaudois Victor Ruffy, élu à la présidence pour l’année 1870, est décédé le 29 décembre 1869. Aucun président de la Confédération n’a jamais démissionné pendant sont mandat. Le zurichois Wilhelm Hertenstein est décédé en 1888 alors qu’il était en fonction.
Le président était également ministre des affaires étrangères
Durant les premières décennies qui suivirent la création de l'État fédéral, il était d'usage que le président de la Confédération soit simultanément à la tête du Département politique fédéral, l'ancien Département fédéral des affaires étrangères (DFAE). Ces deux fonctions furent séparées en 1888, puis à nouveau réunies de 1897 à 1920.
Sept fois une femme à la présidence de la Confédération
Jusqu’à aujourd’hui, il y a eu sept fois une femme à la présidence de la Confédération. La première femme élue fut Ruth Dreifuss en 1999. Puis, Micheline Calmy-Rey (2007 et 2011), Doris Leuthard (2010 et 2017), Eveline Widmer-Schlumpf (2012) et Simonetta Sommaruga (2015).
Samuel Jaberg
Dhif Kamel
Daniel Rihs