lundi 22 juin 2009

Les derniers jours du régiment des Gardes-Suisses à Paris

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« Ces hommes n'avaient pour âme que la discipline et pour opinion que l'honneur »

LAMARTINE

Le Lion de Lucerne, sculpté en souvenir des mercenaires suisses


"Honneur et fidélité"



Le régiment du prince-évêque de Bâle en ordre de bataille
Colonel baron de Reinach-Steinbrunn
Aquarelle au baron de Reinach-Hirtzbach, à Hirtzbach (Haut-Rhin).
Photo Braun, Mulhouse-Dornach


La révolution française

Les régiments suisses de Salis-Samaden, Lullin-de Châteauvieux, De Diesbach et de Reinach sont appelés à Paris pour le service d'ordre.

Le Lieutenant-Général de Besenval commande les troupes rassemblées au Champ de Mars.

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"La parole,
qui trop souvent n'est qu'un mot pour l'homme de haute politique,
devient un fait légèrement, ou avec perfidie,
l'autre l'écrit sur la poussière avec son sang,
et c'est pour cela qu'il est honoré de tous,
par dessus tous,
et que beaucoup doivent baisser les yeux devant lui."

Alfred De Vigny, Servitude et grandeur militaire.


Régiment des Gardes-Suisses de France, 1791
Lithographie Paul Petit, Paris. Collection Pelet, Lausan
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Dès le mois de mai 1789, de nombreuses troupes arrivèrent successivement à Paris et campèrent au Champ-de-Mars, dans l'avenue des Champs-Elysées et à l'Ecole militaire. C'étaient les régiments d'infanterie suisse de Salis-Samaden, Lullin-de Châteauvieux, de Diesbach et de Reinach, les Cavaliers du Royal­Allemand, les hussards de Bercheny et d'Ester­hazy. Salis venait de Mantes, Lullin d'Orléans, Diesbach d'Arras. Ce dernier régiment entra un soir dans Paris complètement épuisé par une marche forcée de quinze lieues en un jour. Plus de 150 hommes étaient tombés en route. Sitôt les faisceaux formés, les soldats à bout de forces s'endormirent pêle-mêle près de leurs armes. La foule hostile, maintenue à grand' peine par un
cordon de sentinelles, s'ameuta autour des bataillons harassés qui s'étaient laissés choir sur le pavé brûlant des rues. Les vivres manquaient. Personne n'avait le droit d'en aller quérir. C'eut été dangereux de s'écarter. « M. de Besenval ne voulut pas même permettre aux officiers d'aller manger un morceau au Gros­Caillou (Journal du sous-lieutenant Jos.de Diesbach-de Torny). »

Reinach, accouru de Soissons, traversa silencieusement le Bois de Boulogne pour se rendre à Saint-Cloud.Le lieutenant-général de Besenval comman­dait toutes ces troupes. Son quartier général était à l'Ecole militaire. Il disposait d'environ 7000 fantassins suisses et de 1500 cavaliers. La pré­sence de ces corps étrangers, suisses, allemands, hongrois inquiétait les Parisiens et excitait leur méfiance. Encouragés par l'attitude de l'Assemblée nationale, ils bravaient ouvertement l'autorité du roi. Les motions les plus incendiaires partaient tous les jours du faubourg Saint-Antoine ou du Palais Royal, rendez-vous des mécontents, et se répandaient dans tous les quartiers.

Etienne Rieu, de Genève (1752-1821)
Capitaine au régiment suisse de Diesbach en 1792.
Chevalier du Mérite militaire
Portrait à Sir J.-L. Rieu, K. C. S. Alassio
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Pendant plusieurs semaines, le Champ-de-Mars mérita bien son nom. Sur la place hérissée de tentes, de fusils en faisceaux, de files de chevaux à la corde, attendaient les régiments fidèles. Tout le jour, le camp bourdonnait comme une ruche, c'était un fourmillement d'habits rouges dans lequel on reconnaissait les parements verts de Château­vieux, les revers bleus de Diesbach, blancs de Reinach et les cols jaunes de Salis-Samaden. Une foule de badauds, attirés par la nouveauté du spectacle, encombrait les abords de la place. Pas de repos possible sous les tentes, la chaleur était intolérable. Les officiers recevaient des visites pour tromper l'ennui des interminables journées. « Le 11 juillet, raconte le lieutenant Gaudenz de Salis dans son journal, Mme Grenut, de Genève, et ses fils, vinrent me voir et je lui fis faire le tour du camp avec M. de Planta (Journal du lieutenant de Salis cité par Adolf Frey: Gaudenz v. Salis-Seewis, Frauenfeld, 1889, p. 252). » Des jupes à fleurs frôlaient les petites tentes où les soldats accablés de fatigue s'assoupissaient entre deux alertes. D'autres fois, c'étaient les officiers des Gardes-Suisses qui venaient de Rueil ou de Courbevoie passer quelques instants avec leurs camarades des autres régiments. Minutes d'abandon vite envolées, où s'échangeaient les nou­velles du pays, où se renouvelaient de vieilles amitiés. Ceux des gardes, habitués au tumulte de Paris paraissaient les plus gais et les plus insouciants; deux ans de martyre s'ouvraient devant eux pour aboutir à la catastrophe finale.

Régiment suisse de Diesbach, 1789
Propagande révolutionnaire au camp
Aquarelle de la collection Ch.-Felix Keller, Paris
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L'attitude des meneurs devenait de plus en plus menaçante, « parce qu'ils ne pouvaient pas nous gagner à l'infidélité et à l'insubordina­tion », dit Salis. Chaque nuit, pendant quinze jours, il y eut des alarmes. On ne dormait guère plus de deux heures de suite; des coups de feu partis de l'ombre venaient blesser et tuer les factionnaires. Des compagnies réveillées en sursaut, prenaient les armes et s'enfonçaient dans les rues sombres, vers des quartiers inconnus où il fallait stationner de longues heures à écouter les menaces de mort d'une foule surexcitée. Le matin, à la diane, les hommes exaspérés les nerfs tendus rentraient au camp pour être alarmes quelques heures plus tard. La nuit du 12 au 13 juillet, le régi­ment de Salis fut neuf heures sous les armes par une pluie battante et ne pu prendre la moindre nourriture pendant dix-neuf heures. (Journal de Salis.)Un jour, plusieurs compagnies des gardes-françaises forcèrent la consigne et, malgré les efforts des officiers et des sergents pour les retenir, s'échappèrent et s'en allèrent remplir les cabarets de Vaugirard et les jardins du Palais Royal. Là, au milieu des filles, des tripots et des gens sans aveu, on but à la Nation, on s'embrassa en pleurant de joie. Le vin coulait à flots. Les officiers qui voulurent ramener les hommes au devoir furent expulsés. L'orgie se prolongea plusieurs jours. Le roi, faible et indécis, laissa les mutins impunis. L'anarchie se propagea. Des artilleurs suivirent l'exemple des gardes-françaises. Dans les corps suisses,par contre, la fidélité des soldats n'était pas mise en question, malgré toutes les séductions qu'employèrent les « patriotes ».

Soldats du régiment
de Diesbach (à gauche) de Reinach (à droite)
Aquarelle à la Bibliothèque nationale, Berne


Le vieux maréchal de Broglie commandait à Versailles où l'on avait accumulé près de 20000 hommes. Il avait fait du château son quartier général et du jardin un camp. Au fond de la cour de marbre, les bâtiments apparaissaient majestueux, avec des trophées sculptés sur les façades. Dans les jardins, les parterres d'eau s'étendaient immobiles. La perspective fuyante de l'Allée Royale était sillonnée de patrouilles et d'estafettes. Devant la grille, surmontée d'emblèmes dorés, veillaient deux gardes­suisses; on avait toujours vu à ce poste un Français et un Suisse, mais le roi avait supprimé le service des gardes-françaises depuis leur mutinerie.Un bataillon des Gardes-Suisses occupait l'Orangerie; l'antichambre du maréchal était remplie d'ordonnances de tous les régiments et d'aides de camp prêts à monter à cheval. On y voyait des bureaux et des commis occupés à écrire. On donnait une liste d'officiers généraux employés, on faisait un ordre de bataille. Une pareille mise en scène ne fit qu'accroître l'inquiétude de l'Assemblée nationale et hâta la Révolution.

Le 12 juillet 1789,
les troupes dispersent une manifestation révolutionnaire
sur la place Louis XV (Concorde)
Bibliothèque nationale, Berne


A partir du mois de juillet, les alertes devinrent continuelles, et l'audace de ceux qui insultaient les soldats alla croissant. Le régiment de Reinach, cantonné à Saint-Cloud, gardait le pont de Sèvres où l'on avait placé du canon. La troupe était sur pied jour et nuit. Le 11, un rassemblement considérable se forma autour du quartier. Une espèce d'hercule, plus hardi que les autres émeutiers, s'avança et vociférant, invectiva les soldats et provoqua les officiers. Le chevalier d'Andlau, d'Arlesheim, près de Bâle, sous-lieutenant de grenadiers, un homme superbe, lui donna un coup de plat de sabre entre les deux épaules qui l'étendit raide mort sur le carreau. La foule impressionnée se retira. Tout le jour, les soldats de Reinach virent passer des bandes de gardes-françaises avinées, qu'accompagnait une foule en délire. Les déserteurs invitaient les Suisses à les suivre à Paris, leur promettant de l'argent et de l'avancement. On dédaignait de répondre. Les sollicitations se répétèrent le lendemain. Cette fois, raconte le lieutenant Roesselet « vingt-deux mauvais sujets >} se laissèrent entraîner (Souvenirs d'Abraham Roesseler, de Bienne, publiés par R. De Steiger. Neuchâtel, 1857, p 22). "A chaque pas, on rencontrait dans les rues des hommes dont l'aspect effrayant annonçait la soif du sang et du pillage (Besenval : Mémoires, II, 357)."

Le dimanche 12 juillet, vers midi, la nouvelle de la destitution de Necker, ministre des finances, se répand dans Paris. «Aux armes! s'écrie Camille Desmoulins, les Suisses et les Allemands du Champ-de-Mars entreront ce soir dans la ville pour égorger les habitants. » Le peuple, échauffé par ces discours, s'ameute et se porte en colonne immense sur la place Louis XV. V ers la place Vendôme, cette foule rencontre les escadrons du Royal-Allemand qui fondent sur elle et la repoussent dans la rue Royale. Un vieillard est tué dans la bagarre; à la vue du sang, la multitude exaspérée enfonce les boutiques des armuriers et s'apprête au combat. C'est alors que les gardes­françaises désertent en masse, se mêlent au peuple, attaquent les cavaliers du Royal­Allemand et impriment ainsi à la Révolution son premier mouvement. Ils organisent méthodiquement la révolte et formeront plus tard le noyau et les cadres de la garde nationale de Paris.

Les mesures sont prises; aussitôt trois bataillons des Gardes-Suisses et Salis­Samaden vont se porter aux Champs-Elysées avec quatre pièces de canon. En passant près du jardin des Tuileries, Salis essuie une vive fusillade. Les troupes qui se rendent à la place Louis XV sont assaillies de propos injurieux, bombardées à coups de pierres et de pistolet; plusieurs hommes sont grièvement blessés, sans qu'il échappe un geste menaçant aux soldats tant est respecté l'ordre de ne pas répandre une seule goutte de sang des citoyens si l'on n'est pas attaqué. Le désordre augmente, un vent de folie passe sur la ville, des rixes s'engagent un peu partout entre le peuple et les troupes. Vers les Il heures du soir, les gardes-françaises, au nombre d'environ douze cents, suivies de quelques milliers de manifestants, se dirigent à la lueur des flambeaux vers la place Louis XV, pour en chasser les troupes réglées.

L'embarras de Besenval est extrême, le roi ne lui envoie aucun ordre. Doit-il prendre la responsabilité de balayer le peuple 1 Laissera-t-il, au contraire, cette foule se livrer à des excès que plus tard on lui reprocherait certainement 1 « Toutes choses considérées, raconte Besenval, je crus que le plus sage était de retirer les troupes et de livrer Paris à lui-même. C'est à quoi je me déterminai, vers une heure du matin.»

Les régiments se concentrent donc au Champ-de-Mars. L'insurrection a le champ libre. Des bandes de malfaiteurs en profitent pour piller Saint-Lazare, pour dévaliser les orfèvres et forcer les boutiques des marchands de vin. Des incendies s'allument au faubourg Saint-Antoine, au faubourg Saint-Honoré.

Les gardes-françaises emploient la journée du 13 à organiser leurs forces. Les plus instruits indiquent les moyens de se rendre maîtres de la Bastille dont l'attaque était résolue depuis longtemps dans les clubs.


Vue de la Bastille,
de la porte St-Antoine et du faubourg,
au XVIII ème siècle


Trente Suisses des régiments de Reinach et de Salis-Samaden sont les premières victimes de la fureur populaire

A l'aube du 14 juillet 1789, les tambours battent le rappel des «patriotes ». En même temps, vingt-cinq grenadiers du régiment de Reinach, sous les ordres du chevalier d'Andlau, parent de Saint-Cloud pour escorter un convoi de munitions destiné au ravitaillement de la Bastille. A la barrière de l'Etoile, la petite troupe se voit entourée par une multitude de gens armés. Une décharge renverse une vingtaine d'assaillants. Après un court corps à corps, les émeutiers parviennent à s'emparer du convoi; les Suisses abandonnent deux morts et sept blessés.

La journée continue par le pillage de l'arsenal des invalides où la foule, guidée par les gardes-françaises, s'empare de 28'000 fusils et de plusieurs canons, malgré les efforts de M. de Sombreuil. Une fois armé, le peuple se précipite vers la Bastille, dont les murailles sombres se dressent comme l'emblème du pouvoir arbitraire. Le gouverneur, M. de Launay, refuse de se rendre.

La vieille forteresse, depuis longtemps désarmée, est défendue par quatre-vingt-deux invalides et trente-deux fusiliers du régiment de Salis-Samaden avec un sergent, commandes par le lieutenant de Flue, de Saxlen (Unterwald). Au point de vue militaire, toute la gloire de cette journée revient à cette poignée de braves qui se maintinrent pendant plusieurs heures contre la masse des assaillants.

Fusilier du régiment Suisse de Salis-Samaden, 1789
Aquarelle de la collection Jenny-Squeder
Ennenda.

Les chefs de l'insurrection eurent pour auxiliaires la tourbe de tous pays qui grouillait dans les bas­fonds de Paris. Ces gens salirent leur trop facile victoire par l'assassinat et le vol.

L'attaque commence à trois heures du soir. Elle est repoussée au début avec une perte d'environ 150 citoyens. Les gardes­françaises dirigent les colonnes d'assaut avec ensemble, trament au milieu d'une grêle de balles, cinq pièces de canon et un mortier devant la porte qui fait communiquer le jardin de l'arsenal avec la cour inférieure. Cette porte cède bientôt sous leurs coups. M. de Launay repousse toute capitulation, menace de mettre le feu aux poudres et de s’ensevelir sous les ruines du château. Il tient déjà une mèche allumée à la main lorsque deux invalides l'empêchent d'exécuter son dessein. Quatre autres invalides, effrayes du sort qui les attend, abaissent alors le pont-levis sur le fosse. La foule s'engouffre dans les cours, on désarme les malheureux défenseurs. Le pillage commence aussitôt. La plupart des invalides et vingt et un suisses sont massacres ou jetés du haut des tours. On court délivrer les prisonniers que l'on croyait en grand nombre, on n'en trouve que six: quatre faussaires et deux fous. Il faut rendre justice aux gardes-françaises, ils fient leur possible pour sauver la vie des prisonniers, ils parvinrent a en soustraire quelques-uns à la férocité du vainqueur.

14 juillet 1789
Suisses prisonniers de l'émeute escortés par des ex-gardes français
Peinture de Raffet, Collection


Voici comment le lieutenant de Flue raconte dans un rapport à ses chefs la marche de la Bastille à l'Hôtel de Ville. « Après bien des menaces et des mauvais traitements, la fureur se calma peu à peu. On m'entraîna à l'Hôtel de Ville avec ceux de ma troupe qui avaient pu rester près de moi. Pendant le trajet, le peuple ne cessa de demander que l'on nous pendit... M. de Launay me précédait de quelques pas. Depuis la Bastille jusqu'a l'Hôtel de Ville, la route ne fut pour lui qu'un long et cruel supplice. II recevait de toutes parts des coups d'épée et de baïonnette et comme il avait la tête nue, on le distinguait aisément pour le frapper. L'un de ses conducteurs qui s'en aperçut, lui mit son chapeau sur la tête, mais les coups s'étant diriges sur ce particulier, le gouverneur voulut qu'il reprit son chapeau. Entre l'arcade Saint-Jean et le perron de l'Hôtel de Ville, je vis tout à coup une tête sanglante et meurtrie au bout d'un bâton: c'était celle de M. de Launay ! »

« Le major de Losme et l'aide-major Miray, un officier et deux soldats invalides, dont un était blessé à la tête, furent pendus ou exécutes au même instant. J'étais étonné qu'on m'eut épargne. Arrive à I'Hôtel de Ville, on me présenta à un comité qui y siégeait. Pour calmer la fureur du peuple et sauver les débris de ma troupe, ainsi que moi-même, je déclarai vouloir me rendre a la Nation; mon offre fut accepté.

Prise de la Bastille le 14 juillet 1789
Bibliothèque nationale suisse


On nous conduisit en triomphe au Palais Royal, où nous fîmes le tour du jardin. (rapport du lieutenant de Flue au colonel de Salis) » Le soir même, en apprenant la prise de la Bastille, le roi s'écria: «C'est donc une révolte! » --- «Non, Sire, répondit un courtisan, c'est une révolution ! » Les troupes étrangères se retirèrent à Sèvres et à Versailles. C'était un coup mortel porté à la monarchie. Le maréchal de Broglie et Besenval voulaient marcher sur Paris avec 25 000 hommes et se flattaient d'étouffer l'insurrection. Le roi s'y opposa. Il lui répugnait de verser le sang de son peuple.

Sur le désir de Louis XVI, les régiments quittèrent Versailles et reprirent le chemin de leurs garnisons. Le 17 juillet, de toute cette armée accourue pour défendre le trône, il ne restait plus que le régiment des Gardes Suisses; aucun décret de l'Assemblée ne pouvait les éloigner, ]e roi lui-même n'en avait pas le droit sans le consentement de ]a Diète helvétique. Les obligations de ce régiment étaient : «Servir le roi et la France dans les ordres de la personne du roi considère comme le seul et unique représentant de la Nation. (Revue des Etudes historiques, Paris, sept.-oct. 1909. J. Cart : Le régiment des Gardes-Suisses, p. 508.)

Versailles reprit pour quelque temps son aspect de paisible résidence. Au fond de la cour de marbre, les façades apparaissent majestueuses. Dans les jardins, les parterres d'eaux s'étendent immobiles, l’Allée Royale est déserte. Devant la grille, surmonter de trophées do­res, veillent deux sentinelles. L'une est un garde-suisse, son habit écarlate, la cocarde blanche de son tricorne sym­bolisent l'ancienne monar­chie, la France de Fontenoy et aussi la vieille Suisse des XIII Cantons; l'autre, vêtu de bleu, porte une cocarde tricolore, c'est un garde na­tional, un conscrit de l'ar­mée nouvelle, un futur soldat de la République.

Château de Versaille, vue sur le parc


La prise de la Bastille eut un effet immédiat: elle brisa les liens de la discipline dans l'armée royale. Le soldat fit cause commune avec le peuple, il lui tendit la main et désormais s'établit entre eux un pacte d'alliance. Ce fut à partir 14 juillet qu'éclatèrent ouvertement les luttes entre les officiers et la troupe. Une série de mutineries et d'insurrections ensanglantèrent les villes de France. « Apprenant, dit le Moniteur, qu'il était libre avant de savoir ce qu'était la liberté, mais se souvenant de l'excès de ses maux, le peuple se hâta de frapper ses ennemis et de briser toutes ses chaînes.» Les soldats crurent devoir imiter cette conduite; les officiers leur apparurent comme des ennemis.

A Rennes, à Bordeaux, à Caen, à Besançon, à Strasbourg, le désordre fut à son comble. Il y eut des officiers massacrés. Des bandes de rebelles s'échappèrent des casernes, brisèrent les portes des prisons, firent ripaille jour et nuit, en pleine rue, avec des repris de justice et des filles publiques, pillant les caves et forçant les cabaretiers à leur donner à boire gratis. Les bourgeois terrifiés s’enfermaient dans leurs maisons. Aucun pouvoir ne parvenait à mettre fin à ces brigandages. De véritables batailles se livraient à chaque instant entre les hommes restés fidèles et les mutins. Des milliers de déserteurs maraudaient sur les grands chemins. L'insubordination croissante, l'insolence des clubs, l'empire que prenaient les sociétés populaires sur les soldats, décourageaient les officiers. Ils étaient abreuvés d'humiliations et de dégoûts. Le terrain leur manquait sous les pieds. Ils essayèrent un moment de reprendre un peu d'autorité en s'occupant de leurs soldats, ils voulurent racheter le passe en employant la douceur.

Mais il était trop tard. On se méfia de leurs avances. Aussi, quand ils virent les princes du sang et la haute noblesse passer la frontière, les officiers émigrèrent à leur tour. Quelques-uns donnèrent leur démission, d'autres refusèrent de prêter le nouveau serment « à la Nation, à la loi et au roi». L'armée française se trouva désorganisée au moment où I'Europe déclarait la guerre à la Révolution. Mais cette armée renfermait en elle une force nouvelle qui devait la sauver.


SITUATION DES TROUPES SUISSES EN FRANCE JUSQU'AU 10 AOUT 1792

Au milieu de la rapide décomposition de l'armée royale, quelques corps résistaient à l'emprise des mots et gardaient leur sang-froid. C'étaient les douze régiments suisses de France. Le régiment des Gardes-Suisses devenu par la désertion des Gardes françaises, le plus ancien régiment du roi, fut mis à une rude épreuve. Placé à Paris au foyer de l'anarchie, il échappa à la contagion révolutionnaire grâce à la fermeté des officiers, à é'autorité des sous-officiers, au bon sens des soldats, à la discipline et à la hauts idée que tous avaient de leur devoir.

Il y eut cependant, de 1789 à 1791, quelques défaillances provoquées par la propa­gande frénétique et perfide du Club Helvétique de Paris, compose d'individus proscrits par les cantons pour menées révolutionnaires. La fer­meté du major Bachmann, des capitaines de Loys et d' Erlach, le prestige et l'influence personnelle des officiers et des sergents firent échouer les sombres projeta des «patriotes». Ceux-ci tentaient sur­tout de prouver aux soldats que la caisse du régiment leur appartenait et que s'en emparer était un droit légitime. Ils inondèrent les casernes de proclamations, de brochures, d'adresses, d'attaques personnelles contre les officiers qu'on cherchait à rendre suspects à leurs hommes. Dans la séance du 23 septembre 1790, les orateurs du club ne parlèrent que de « potence et de lanterne et jurèrent de faire exterminer les officiers supérieurs des Gardes-Suisses ». Le sinistre Marat honorait les réunions de sa présence, au no 19 de la rue du Sépulcre. Ces violences manquèrent leur but; elles répugnaient à l'honnêteté, à la conscience des soldats. Ils expulsèrent les agents « helvétiques» qui s'introduisaient dans les casernes et brûlèrent leurs papiers de propagande dans les cours. Le club comprit que la partie était perdue. Débarrassé de quelques mauvais sujets, le régiment marcha désormais sans faiblesse vers son destin. Il joua à Paris, un rôle d'apaise­ment en maintenant l'ordre et la sécurité autant que les circonstances le permettaient. Cette conduite ferme et loyale lui assura la reconnaissance de la population. Le 6 mai 1790, le maire de Paris, Bailly, écrivait au colonel d' Affry : « La ville de Paris, monsieur le comte, connaissant par­faitement l'attachement inaltérable du régiment que vous commandez, n'oubliera jamais que c'est à la fidélité des Suisses que, dans les moments où l'insurrection pouvait être à craindre, la défense du Trésor public a été confiée; que c'est en grande partie à leur courage que Paris à dû la conservation de ses subsistances dans ses temps où la famine était, pour ainsi dire à ses portes...»

Etienne-Charles de Lays-de Villardin
Capitaine au regiment des Gardes-Suisses de France, 1792.
Colonel et aide de camp du comte d'Artois
Photo de Jongh, Lausanne
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Le régiment des Gardes-Suisses sa composait d'un état­-major et de quatre bataillons (chacun quatre compagnies dont une de grenadiers) et d'une compagnie d'artillerie à huit canons, au total 2416 hommes, gens de haute taille et de bonne réputation. Les fusiliers devaient mesurer au minimum 5 pieds 8 pouces (1 m. 75) et les grenadiers 6 pieds (1 m. 84). Les recrues fournissaient une attestation d'honorabilité signée des autorit6s de leur commune ou bailliage, ou de leurs supérieurs militaires, s'ils venaient d'un autre régiment suisse de France. La 2ème compagnie du 1er bataillon, la « générale », ainsi nommée parce que le colonel-général des Suisses et Grisons en était le chef honoraire, était elle-même «l'élite de l'élite». Elle se recrutait dans l'ensemble des régiments suisses, y compris les gardes, à raison d'un homme à fournir par compagnie, la taille prescrite était de 6 pieds; cette compagnie comptait de véritables géants dont beaucoup atteignaient et dépas­saient deux mètres. Chaque printemps, on voyait arriver à Paris, de tous les régi­ments rouges du royaume, des gars de belle taille, candidats à la «générale ». Ils échangeaient leurs parements noirs, jonquilles, verts, bleus ou blancs contre les « agréments blancs en losange » de l'uniforme envié des Gardes. Puis, le sergent-major leur apprenait à se coiffer « en tresses ». Dans les compagnies de fusiliers, on portait les cheveux noués en bourse, et poudrés de blanc.
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Soldat du régiment Gardes-Suisses,
compagnie générale
Aquarelle de Job. Collection Pelet


La dernière revue avant le 10 août 1792 eut lieu le 3 mai 1791, dans la plaine des Sablons. A cette date, le régiment comptait encore plus de 2000 hommes.

En 1792, l'effectif était réduit à 1500 hommes. Depuis deux ans, le régiment ne recevait plus de recrues à cause de l'insécurité du royaume. Le roi, par une coupable faiblesse, pour ne pas indisposer l'Assemblée, accordait des congés en grand nombre. Il obligea même le comte d'Affry à livrer ses huit canons et ses réserves de munitions à la garde nationale. Louis XVI, dans son amour aveugle de la paix, se laissait enlever un à un ses derniers moyens de défense. Il ne s'opposa que mollement au projet d'envoyer les Gardes-Suisses à la frontière; mais les officiers veil­laient, d'Affry remit au roi, en leur nom, une adresse inspirée par de nobles sentiments:

« Sire, écrivaient ces hommes que la mort guettait, le zèle et l'attachement de votre régi­ment des Gardes-Suisses pour votre personne et votre famille sont connus de Votre Majesté. Le régiment plein d'une confiance respectueuse en la bonté et la justice de Votre Majesté, réclame comme un honneur particulier dans ces temps de troubles, le privilège de continuer à protéger Votre Majesté et la famille royale et de garder les lieux que vous habitez. Le régiment compte sur la justice et la bonté de Votre Majesté dont il s'est toujours efforce de se rendre digne et s'appuie sur le règlement de 1763, confirme par l'article 4 de la Capitulation de 1764, pour réclamer le droit de rester auprès de Votre Majesté. »

Le roi admit cette requête. Les Suisses restèrent à leur poste. Le sous-lieutenant Fores­tier exprimait la pensée de ses camarades en disant: « II y a plus de danger à rester à Paris, donc je dois désirer d'y rester.» Ce roi sans autorité, indécis, dévore de scrupules, avait horreur de la manière forte. Il ne voulait pas que le sang français coulât pour sa cause:


Louis-Augustin d'Affry, de Fribourg
Major aux Gardes-Suisses
Portrait à M. Henri de Diesbach, Balterswyl (Fribourg)


« Tous les Français sont ses enfants. A Dieu ne plaise qu'un seul homme périsse jamais pour ma que­relle », répondait-il a ceux qui l'exhor­taient à résister. Ce fut la raison de tous ses malheurs. Ses concessions, ses recu­lades, sa générosité, sa sensibilité le per­dirent. Ses ennemis répondirent à sa mansuétude par d'effroyables tueries et par son supplice.

Malheureusement, le général d' Affry ne montrait pas l'énergie nécessaire pour donner une situation chaque jour plus critique. Son grand âge, près de quatre-vingt ans, en affaiblissant chez lui la résistance physique avait émoussé le sens de la responsabilité. Il cédait sans résistance, préoccupé surtout d'éviter les conflits. Après la tentative de fuite du roi et son retour de Varennes, les Jaco­bins accusèrent les Suisses d'avoir favo­risé cette aventure; d' Affry se rendit en hâte à l' Assemblée pour se disculper et protester qu'il n'obéirait qu'a ses ordres.

II avait cependant donné des preuves nombreuses de valeur, de vigilance et d'expérience, au cours d'une longue et honorable carrière. Capitaine à vingt ans, aux Gardes-Suisses, aide de camp de son père, le lieutenant-­général François d'Affry, tué en 1734 à Guastalla, ses brillants états de services pendant les campagnes de 1745 à 1748 lui méritèrent le brevet de maréchal de camp. En 1755, Louis XV lui confia une mission impor­tante aux Provinces-Unies et le nomma ambassadeur de France à La Haye; il resta dix ans dans ce poste, conduisit ensuite une division comme lieutenant-général, en 1762, à l'armée de Hesse, prit, en 1767, le comman­dement des Gardes-Suisses et la charge d'administrateur des régiments suisses. II était Grand-Croix de Saint-Louis.

Le marquis de Maillardoz, de Fribourg
Lieutenant-colonel du régiment des Gardes-Suisses
Lieutenant-général des armées du roi
massacré le 2 septembre 1792


Le lieutenant-colonel, marquis de Maillardoz de Fribourg, exerçait en réalité le commandement du régi­ment. II avait fait ses premières armes avec celui de la Cour au Chantre avant de passer dans les Gardes. II se conduisit avec autant de décision que d'intelligence pendant les campagnes de Flandre et la guerre de Sept ans. Son brevet de lieutenant-général datait du 1er janvier 1784. Mais l'animateur du régiment, son conducteur spirituel, son véritable chef avant l'épreuve du 10 août, a été incontestablement le major Bachmann. Charles-Leodegar Bachmann, de Naefels (Glaris), maréchale de camp, commandeur de Saint-Louis, exerçait un ascendant moral extraordinaire sur ses subordonnes. Par l'affection qu'il portait au soldat, par la compréhension de ses besoins et par son sens psychologique, qualités qui n' excluaient pas la plus juste sévérité, Bachmann eut une influence décisive sur l'esprit du régiment. Il était entré au service de France, en 1749, dans une des compagnies de son père, maréchal de camp et lieutenant-colonel des Gardes-Suisses; il acquit à la guerre de Sept ans la réputation d'un officier général remarquablement doué. Voici le portrait qu'un de ses officiers, le sous-lieutenant Pfyffer-d'Altishofen nous trace de lui: « Remarquable, même entre les plus braves, par son sang-froid dans le danger, bon sans faiblesse, loyal et simple comme un ancien chevalier, militaire instruit, véritable ami de son pays, religieux observateur de tous ses devoirs, sévère par principe pour le maintien de la discipline, père de ses soldats, usant avec eux de cette popularité noble qui ajoute à l'amour sans altérer le respect, tel était le baron de Bachmann. II unissait à ces qualités une taille imposante, une figure mâle et noble et une contenance martiale; en sorte que, sous le double rapport des avantages physiques et du caractère, on pouvait le considérer comme le modèle des guerriers de notre nation.» II fut guillotiné le 3 septembre. Nous assisterons plus loin à sa mort qui fut digne de sa vie.

Tandis qu'à Paris, le régiment des Gardes, enchaîné au trône, se savait maintenant seul au milieu de la tempête révolutionnaire qui l'enserrait de toutes parts, les onze autres, dispersés dans toute la France, assistaient impassibles, presque indifférents, aux luttes des partis, aux violences, aux révoltes qui mettaient en effervescence les garnisons de province. « Seuls dans la défection de tous, les Suisses opposaient leur discipline au désordre. >> (J. d'Orliac.) C'est ainsi qu'ils s'attirèrent la méfiance et la hainedes clubs. Leurs officiers étaient journellement insultes par des lâches qui se dérobaient ensuite à toute réparation par les armes. A une époque où l'état de révolte était l'état normal, la position des troupes suisses en France était pleine de dangers. La ferme attitude du régiment de Salis-Samaden à Rouen, de Castella à Saarlouis, de Vigier à Strasbourg, de Diesbach à Lille, de Muralt à Grenoble, de Reinach à Arras, découragea les Jacobins. Sans se laisser gagner par l'esprit d'insubordination, ces troupes s'employèrent à maintenir 1'ordre et le respect de la loi, à protéger les citoyens paisibles, à empêcher l'effusion du sang. A Cambrai, la conduite pleine de sagesse du régiment valaisan de Courten lui valut 1'affection des habitants et les éloges de l'Assemblée. En Corse, la population fit une pétition pour conserver les Grisons de Salis-Marschlins. Le 6 août 1790, la municipalité de Lyon suppliait le ministre de la guerre de ne pas déplacer le régiment lucernois de Sonnenberg, sans lequel il était impossible « de rétablir d'une manière stable la sûreté, l'ordre et la tranquillité ». « La conduite sage, généreuse et recommandable, poursuivait la supplique, qu'a tenue, ici, ce régiment depuis qu'il est établi, et surtout dans les temps de trouble et d'insurrection, la connaissance parfaite qu'il a acquise de l'esprit du peuple, la modération, la prudence et le zèle avec lequel les officiers de ce régiment ont toujours satisfait aux réquisitions de la municipalité, ont concouru à rendre son service précieux pour cette ville; les circonstances le rendent indispensable et il ne saurait être suppléé par aucune autre troupe. » La solidité de principes des Suisses et leur discipline passaient alors pour des préjuges aristocratiques qui les désignaient aux fureurs des fauteurs de troubles.

On eut cependant à déplorer une grave mutinerie, connue sous le nom de révolte de Châteauvieux. Ce fut le seul cas d'un corps suisse qui ternit l'honneur de son drapeau. Au mois d'août 1790, des désordres se produisirent Nancy dont la garnison se composait des régiments du Roi, de Mestre-de-Camp cavalerie et de Châteauvieux­Suisse. Ce régiment (ancien d'Aubonne) était arrivé de Corse en 1784. Trois cents hommes de Châteauvieux, presque tous Suisses romands, prenant exemple sur leurs camarades français des deux autres corps, s'emparèrent de la caisse du régiment, contenant 150’000 écus et ouvrirent les portes des cachots. Deux meneurs, Emery et Delisle, traduits devant le conseil de guerre furent arraches des mains de la maréchaussée et portés en triomphe dans la ville. Le lieutenant-colonel Merian, de Bâle, qui en chef conscient de ses devoirs n'était pas disposé à céder, se vit contraint, le sabre sur la gorge, de donner à chacun de ces misérables six louis de dédommagement. Le major de Salis et le capitaine Iselin échappèrent à grand'peine à la mort. Les autres officiers furent enfermés dans la caserne et on leur réclama 36'000 livres pour prix de leur liberté.

Le 13 août, les soldats dépensèrent 27’000 livres dans une fête donnée aux révoltés des régiments français. Le lieutenant d'Erlach écrivait au capitaine Vasserot-de Viney, en congé en Suisse: « Tout est sens dessus dessous dans notre régiment. Les soldats sont les maîtres, tous les officiers sont gardés à vue ne pouvant sortir de leurs chambres, et les capitaines courant le risque d'être massacrés. Heureux si tu n'es pas encore parti de pouvoir t'en prévenir, afin d'éviter de tomber dans ce guêpier. » (Le château de Viney, Genève,1912).

Le 26, M. de Malseigne, maréchal de camp, envoyé pour réprimer l'insurrection, ordonna à Châteauvieux de partir pour SaarIouis. Les soldats refusèrent d'obéir, désarmèrent leurs officiers, emprisonnèrent Malseigne et s'apprêtèrent a le massacrer. Sur ces entrefaites, le marquis de Bouille arriva devant Nancy avec les régiments Vigier et de Castella et des détachements de la garde nationale des départements voisins. Un combat terrible s'engagea dans les rues et dura trois heures. La victoire resta aux troupes fidèles. Une grande partie des revotés de Châteauvieux furent tués ou faits prisonniers. Le capitaine Jean de Gallatin risqua sa vie pour retenir au quartier la partie saine de son bataillon.

Quelques jours après, un conseil de guerre assemblé à Nancy sur la place Stanislas, composé d'officiers des régiments de Castella, Vigier et Châteauvieux, rendit une sentence aussi prompte que rigoureuse; il condamna le nommé Soret, de Genève, a être roué, 23 hommes à mort, 41 à trente ans de galères, 74 furent remis à leurs chefs pour être punis disciplinairement. Le jugement fut exécuté sur le champ. (Capitaines: de Gailletin, Peyer, Andermatt, Rossi, Ryhiner, Iselin, Schnyder-de Wartensee, Perret, Pfyffer-de Wyher, Bourcard, Keebach, Lussy, Barthes.)


Le marquis Lullin de Châteauvieux de Genève.
Commandant d'un régiment suisse de son nom en France.
Lieutenant-général, commandeur du Mérite militaire
Gravure d'après un portrait de Mme Munier-Romilly


Ces mesures implacables firent rentrer Châteauvieux dans le devoir. Les soldats écrivi­rent aux officiers pour les prier de reprendre les sommes extorquées à l'époque de la révolte, ajoutant qu'ils se soumettraient à toutes espèces de privations et même à une réduction de solde. Ils déclarèrent qu'ils se croiraient déshonorés, tant que cet argent injustement acquis resterait entre leurs mains. «L'élite de la nation fran­çaise, écrit le général Susane, admira l'im­partiale, prompte et inexorable justice de ces vieux républicains des cantons helvétiques, ne transigeant ni avec le devoir, ni avec l'honneur. »

Mais l'année suivante, ceux qui étaient au bagne de Brest trouvèrent, au sein de l'As­semblée nationale, des protecteurs pour les justi­fier et les absoudre. L'Assemblée décida qu'on écrirait aux cantons suisses pour demander la grâce des 41 soldats condamnés aux galères. Les Cantons refusèrent toute amnistie. Ils répon­dirent avec dignité le 26 septembre 1791: « Les crimes dont les soldats de Châteauvieux se sont rendus coupables sont tellement graves, ils por­tent tellement atteinte à la fidélité inviolable avec laquelle les soldats suisses ont servi jus­qu'alors et à la réputation nationale, leur révolte est si criminelle qu'ils ont dit être condamnés suivant les lois du pays, les uns à mort, les autres aux galères; cet exemple a été regardé comme nécessaire, en égard aux circonstances actuelles pour le maintien de la discipline militaire. »
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Jean-Henri Merian, de Bâle 81731-1796)
Lieutenant-colonel du régiment suisse de Châteauvieux.
Chevalier du Mérite militaire.
Portrait à M. W.-S. Merian, Zurich


Cette réponse mécontenta les députés, il fut arrêté qu'on passerait outre et que les condamnés seraient mis en liberté. Ce décret reçut immédiatement son exécution, et ces sol­dats, au nombre de trente-neuf, après un voyage triomphal arrivèrent à Paris, où l'engouement pour eux fut

porté jusqu'à la folie. Un comité se forma, sous la présidence de Tallien, pour leur faire une réception solennelle. Collot d'Herbois fut l'organisateur de cette manifestation à laquelle participa le «Club helvétique». Après une discussion orageuse, l’Assemblée décida par 288 voix contre 265, de les admettre aux honneurs de la séance. Collot d'Herbois fit leur panégyrique, et ils défilèrent dans la salle au bruit des tambours et aux cris de «Vive la Nation»! avec un cortège nombreux de citoyens et de citoyennes. Les Suisses portaient le bonnet rouge du bagne de Brest, et, à l'instant les Jacobins, se souvenant que le bonnet phrygien était en Grèce et à Rome, une des marques de l'affranchissement, adoptèrent cette coiffure comme l’emblème de la Révolution. Elle fut depuis le signe de ralliement des massacreurs qui déshonorèrent la liberté.

La conduite des malheureux égarés de Château­vieux souleva une indignation générale en Suisse, En réponse à l'Assemblée nationale, les gouvernements helvétiques déclarèrent ces soldats «traîtres à la patrie, infâmes et bannis à perpétuité des Cantons», M. de Châteauvieux se trouvait en congé, dans sa terre de Chouilly près de Genève, quand une lettre du général d'Affry lui apprit l'insurrection de son régiment. Il partit aussitôt pour Nancy. Tout rentra bientôt dans l'ordre. Les soldats de Châteauvieux ne donnèrent lieu à aucune plainte dans leur nouvelle garnison de Bitche. Leur colonel avait été douloureusement affecté par ces événements qui ternissaient la gloire d'un corps dont la réputation était sans tâche. En effet, Châteauvieux, autrefois Planta, avait fait ses preuves à la guerre de Sept ans, à Rossbach, à Crefeld, à Bergen.

Le régiment bernois d'Ernst,
commandé par le major Louis de Watteville,
menacé par les révolutionnaires à Aix-en-Provence,
26-et 27 février 1792
Aquarelle originale de la collection Ch.-Félix Keller, Paris


Le marquis Jacques-Andre Lullin-de Châ­teauvieux, maréchal de camp, commandeur de l'ordre du Mérite militaire, servait depuis quarante-cinq ans avec une belle vaillance. En son absence le régiment était com­mandé par le lieutenant-colonel Merian. A l'âge de quinze ans, il défendit une des redoutes de Fontenoy, comme enseigne dans Diesbach. A vingt-quatre ans, il était major, à trente-six ans, brigadier-général. Depuis 1783, le régiment d'Aubonne portait son nom et les drapeaux avaient pris ses cou­leurs: jaune, rouge, noir. Un de ses frères, Antoine, capitaine au régiment d'Aubonne: avait été tué en 1758, au combat de Son­dershausen.

La triste impression produite par la révolte de Nancy s'effaçait peu à peu, lorsque arriva à Berne la nouvelle d'un péni­ble incident: le régiment d'Ernst venait d'être désarmé à Aix-en-Provence. Le dimanche 26 février 1792, 10’000 fédérés de Marseille et gardes nationaux. entou­rèrent la caserne d'Aix. Le major Louis de Watteville, de Berne, qui commandait le régiment en l'absence du colonel d'Ernst, en congé en Suisse, malade des fièvres prises en Corse, fit preuve d'un grand sang-froid et sut empêcher qu'on en vint a se battre; il donna l'ordre à ses hommes de ne faire aucune résistance, de livrer leurs armes et de supporter en silence cet affront. Il aurait désiré périr à la tête de ses soldats, mais se sentant responsable de leur sort envers le canton de Berne, il ne voulait pas les exposer sans utilité. Les hommes obéirent, le coeur serré. Les armes furent remises au général-commandant du département des Bouches-du-Rhône, avec sa promesse écrite et sur sa parole qu'on les rendrait et qu'ensuite le régiment partirait pour Toulon. Ainsi fut évite un massacre général et le pillage de la ville d'Aix, attendu avec impatience par tous les amateurs de désordres. «Le régiment est en France pour défendre le royaume, expliqua le major de Watteville à ses braves, et non pas pour détruire des citoyens,français. »

L'attitude des Suisses frappa le maréchal de camp français Barbantane: « Je ne connais, dit-il, rien de plus touchant que la résignation douloureuse avec laquelle cet ordre (de déposer les armes) fut exécuté par ces mêmes soldats qui auraient voulu décider la question sur le champ de bataille. Jamais on ne vit un tel exemple de discipline militaire, de soumission et de confiance dans un chef digne de l'obtenir. » Vers le soir de ce triste jour, le régiment put enfin sortir du piège odieux dans lequel on l'avait fait tomber.


Beat-Rodolphe d'Ernst, de Berne (1722-1818)
Colonel propriétaire du régiment bernoisau service de France,
Maréchal de camp
Portrait à M. Franz d'Ernst, Berne


II partit d'Aix sans armes, mais avec ses tambours et ses drapeaux. Le gouvernement bernois prit alors le parti le plus sage; il rappela ses soldats en protes­tant contre « Le sort mortifiant et le moins mérite» dont était victime «Le plus ancien régiment suisse au service de la couronne de France, qu'il a servie depuis plus d'un siècle avec fidélité». Watteville fut nomme colonel, on restitua les armes enlevées à Aix et le régiment prit le chemin de la Suisse, le 26 mai 1792. A la frontière, près du village de Crassier, le sénateur de Gingins vint à la rencontre des arrivants. Le régiment d'Ernst entra à Nyon au bruit de l'artillerie; un bataillon d'élite rendait les hon­neurs.

Les habitants de la petite ville virent défiler les Bernois « remarquables par leur belle tenue malgré leurs longues tribulations» (Mémoi­res de Roverea). Partout, des rives du Léman au bord de l'Aar, les populations se pressèrent sur son passage, les autorités le félicitèrent d'être rentre sans tâche à son drapeau.

Berne le prit à sa solde et l'employa à la garde des frontières du Jura, jusqu'en 1796, puis il passa au service du roi de Piemont-Sardaigne.

La situation des Suisses en France s'aggravait de jour en jour; les incidents se multipliaient. La prestation du serment constitutionnel fit naître de nouvelles difficultés. Au régiment de Reinach, à Maubeuge, six officiers donnèrent leur démission et se rendirent à l'armée des Princes: les capitaines d'Andlau, de Reinach, de Reichenstein, les aides-majors de Reichenstein et baron de Schoenau, le lieutenant d'Andlau. Maubeuge était un foyer d'insurrec­tion; les agents de propagande, envoyés par les clubs de Paris pour débaucher les soldats et les exciter contre leurs officiers, se heurtaient à l'hostilité des Suisses qui mettaient leur amour­ propre à conserver leur vieille fidélité. Les par­tisans de la Révolution flairaient d'instinct chez les Suisses des ennemis. Lorsque le régiment quitta Maubeuge pour Calais, en 1792, la municipalité qui avait fait des démarches pour les garder, certifia que les Jurassiens emportaient les regrets des habitants et que leur conduite et leur discipline exacte leur valaient l'affection et l'estime générales.

Georges Landwing, de Zoug
Capitaine au régimentde Sonnenberg
Dessin au crayon
Collection Jenny-Squeder. Ennenda


A Saarlouis le régiment de Sonnenberg courut de sérieux dangers. Son chef Antoine-Theorin de Son­nenberg, de Lucerne, maréchal de camp, n'était pas homme à se laisser intimider par les menaces des violents. A Grenoble, il y eut de sanglantes bagarres entre le régiment zurichois Steiner (ancien de Muralt) et le Royal-Corse, gagné aux idées nouvelles. A Lille, les offi­ciers de Diesbach, poursuivis par les cris de « à la lanterne les aristocrates »! devaient dégainer à chaque instant. A Valenciennes, le régiment du colonel Jean-Antoine de Courten ne put être entamé. On craignait, du reste, les Valaisans, prompts à la riposte, chatouilleux sur le point d'honneur, fermes à toute influence extérieure. II y avait à ce moment 16 officiers du nom de Courten au régiment. Le parti jacobin travaillait à se débarrasser de ces troupes dont la fidélité constante entravait ses projets. II fallait en finir avec ces «mercenaires étrangers à la solde du tyran ».

Caporal grenadier du régiment des Grades-Suisses de France, 1789
Aquarelle d'Albert Leroux
(document du Ministère de la guerre)
à M. P. de Vallière, Lausanne
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Egger Ph.