Les allergologues dénoncent la propension de nombreux médecins à diagnostiquer à tort et à travers une allergie au gluten. Or seules une batterie de cinq tests et l’observation de graves symptômes permettent une telle conclusion
L’intolérance au gluten est un pronostic galvaudé, posé «à tort et à travers» et «de façon irrationnelle» par des non-spécialistes, selon les services d’allergologie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) et du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). Même avis dans les cabinets médicaux: «La plupart des cas d’intolérance n’en sont pas», affirme ainsi Christophe Deluze, allergologue à Genève. Sur dix personnes adeptes du régime sans gluten, une seule aurait été correctement diagnostiquée par un médecin, selon le magazine belge Organic Pro, spécialisé dans les produits «bio».
Connue sous le nom de maladie cœliaque, cette intolérance alimentaire concerne une personne sur 300 environ et entraîne anémie, fatigue, maux de ventre, diarrhées, dénutrition et amaigrissement. Mais il existe aussi des cas où ces signes cliniques sont peu marqués, voire absents. D’où un climat d’incertitude propice à la suspicion de la maladie en cas de simple baisse de régime.
Le gluten est essentiellement présent dans le blé et confère aux pâtes leur élasticité. C’est un mélange de protéines, dont les principales sont connues sous le nom de gliadines et glutamines. Pour que celles-ci puissent être digérées, elles doivent être transformées par une protéine baptisée transglutamine, logée dans l’intestin grêle. En cas de maladie cœliaque, cette enzyme digestive est trompeusement identifiée par le système immunitaire comme un antigène, c’est-à-dire un corps étranger. Elle est donc attaquée par des auto-anticorps, les immunoglobulines IgA anti-transglutaminase.
«Dans de rares cas, il existe des individus totalement allergiques au blé, qui sont donc exposés à des risques graves, de type choc anaphylactique, déclare Christophe Deluze. Cela n’a rien à voir avec l’intolérance au gluten, qui est une maladie dite auto-immune, et dont les symptômes sont plus ou moins parlants. Il y a enfin ce que les non-spécialistes appellent aussi «intolérance au gluten». Ce sont de simples problèmes digestifs, pareils à ceux que l’on peut éprouver après avoir mangé de l’ail, par exemple. Pour cette forme d’intolérance, il n’existe aucun test scientifique, contrairement à ce que certains essaient de faire croire au public.»
Le dépistage de la maladie cœliaque s’effectue par dosage des IgA anti-transglutaminase dans le sang. Les suspicions de maladie sont fortes (entre 90 et 95% de risques) lorsque le taux est élevé et que les signes cliniques sont caractéristiques. Mais en l’absence de symptômes, le test perd toute sa valeur: il signifie simplement que la personne présente une anomalie au niveau des IgA, pas qu’elle est malade! Dans un tel cas, une endoscopie est recommandée. L’exploration de l’intestin grêle au moyen d’un tube optique permet en effet de révéler les lésions causées par la maladie cœliaque. «Mais pour en avoir vraiment le cœur net, il faut effectuer une endoscopie de contrôle, après un régime sans gluten de trois à six mois», précise Christophe Deluze.
Il existe des sujets qui, eux, ne produisent aucun IgA. Qu’ils soient intolérants au gluten ou non, leur test s’avère donc forcément négatif. «C’est pourquoi il faut vérifier, en cas de taux nul, que ce résultat n’est pas lui aussi lié à une anomalie», explique Philippe Eigenmann, allergologue aux HUG. Chez ces patients, il est nécessaire de rechercher d’autres immunoglobulines intervenant dans l’intolérance au gluten, les IgG. «L’addition des tests anti-IgA et anti-IgG augmente un peu la sensibilité globale des mesures, relève Christophe Deluze. Mais il n’existe pas de consensus international à ce sujet.»
Présidente du Centre international d’informations, recherches et études sur les troubles du métabolisme et du comportement (Stelior), à Anières (GE), Elke Arod avoue ne pas s’y retrouver elle-même: «Pour savoir si vous êtes intolérant au gluten, il faudrait faire jusqu’à cinq tests différents! En fait, les gens gravement allergiques sont chanceux sur un point. Au moins, ils sont au clair.» Dans ce climat d’incertitude, beaucoup de personnes sont prêtes à croire qu’elles sont intolérantes au gluten, alors qu’elles ont mangé des pizzas toute leur vie sans problème particulier. «On est à la limite de l’effet d’auto-persuasion», analyse Philippe Eigenmann. La Société genevoise d’allergologie dit avoir «hésité» cette année à s’adresser à la presse pour informer le public sur ce qu’on pourrait appeler la «phobie du gluten».
Les allergologues rapportent des histoires invraisemblables: une personne évitant d’embrasser quelqu’un qui ne se serait peut-être pas brossé les dents, ou s’inquiétant de l’éventuelle présence de gluten dans un protège-lèvres. Selon François Spertini, allergologue au CHUV, la crainte de l’intolérance au gluten pourrait provoquer des désordres alimentaires et des troubles psychiques de type Münchausen (besoin de simuler une maladie). Le régime d’exclusion, largement préconisé, est très difficile à suivre, puisqu’on trouve du gluten pratiquement partout. Frustration et isolement social expliqueraient l’apparition de crises de boulimie notamment. «Le régime strict d’exclusion n’est pas sans danger, confirme-t-on à l’Office fédéral de la santé publique. Il peut entraîner une diminution globale de la consommation d’hydrates de carbone, qui sera compensée par l’absorption de matières grasses.»
En avril dernier, à Paris, l’Association française d’allergologie et d’immunologie clinique (SFAIC) déclarait que le régime d’exclusion ne «servait à rien» et pouvait au contraire «aggraver la situation». Mieux vaut, préconisait-elle, déterminer la plus petite quantité supportable pour l’organisme. «En effet, le fait d’éviter totalement le gluten rompt le processus naturel d’acquisition de la tolérance, observe Christophe Deluze. Après des années d’exclusion, la réintroduction des aliments problématiques peut engendrer… de vraies allergies graves!»
Francesca Sacco