Moderne et discret, Felipe de Bourbon va devenir roi d'Espagne. Un rôle taillé pour lui depuis son enfance et qu'il assume, en prenant à 46 ans la succession de son père Juan Carlos.
En 2011, le roi Felipe, alors prince des Asturies, son épouse Letizia, et leurs deux filles Leonor et Sofia. (Casa de su majestad El Rey - AFP)
Après 39 ans de règne, le roi d'Espagne Juan Carlos signe ce mercredi sa dernière loi, celle qui autorise son abdication. Le monarque laisse la place à son fils Felipe, qui prêtera serment jeudi à Madrid, héritant du lourd mandat de redorer l'image d'une monarchie discréditée auprès du peuple, après une série de scandales qui l'ont toutefois personnellement épargné.
Ainsi, les ennuis de santé à répétition de Juan Carlos, la très chère partie de chasse à l'éléphant de Juan Carlos au Botswana, en avril 2012, qui avait choqué une Espagne enfoncée dans la crise, ainsi que l'enquête pour corruption visant sa fille cadette Cristina et l'époux de celle-ci, Iñaki Urdangarin, ont entamé la popularité du roi.
Felipe VI devra donc se démarquer de cette image et incarner une nouvelle forme de monarchie s'il veut reconquérir les Espagnols. BFMTV.com vous livre quelques clés pour mieux comprendre le personnage.
Il est le descendant du Roi Soleil
Felipe de Borbón y Grecia est né à Madrid le 30 janvier 1968. Il est le troisième enfant et le seul fils de Juan Carlos de Borbón, devenu le roi Juan Carlos Ier sur le trône, et de Sophie de Grèce, elle-même fille du roi des Hellènes, Paul Ier.
Felipe est par ailleurs le descendant direct de Louis XIV, connu sous le nom de "Roi Soleil", ainsi que de Louis IX, également roi de France.
Il a épousé une journaliste divorcée
Felipe, très sérieux et discret, s'était cependant promis d'épouser une femme dont il serait réellement amoureux, sans se soucier du protocole. C'est ainsi qu'en 2003, la Maison royale annonce officiellement -et à regret- ses fiançailles avec Letizia Ortiz, une journaliste espagnole habituée aux caméras de télévision.
La frange réactionnaire de l'Espagne manque de s'étrangler: la jeune femme, fille d'une infirmière et d'un journaliste, n'est pas issue de la noblesse. Pire! Elle est déjà divorcée d'un professeur de littérature, qu'elle avait épousé civilement, et non devant l'Eglise. Sacrilège.
Le prince des Asturies tient pourtant bon face aux critiques: leur mariage sera célébré quelques mois plus tard, en 2004.
Il a toujours su qu'il serait roi
A neuf ans, en 1977, Felipe est nommé prince des Asturies et héritier officiel de la couronne. Le garçon, encore blondinet, prononce son premier discours devant le Parlement. Quatre ans plus tard, il vit sa première grande leçon politique lors de la tentative de coup d'Etat du colonel Antonio Tejero, le 23 février 1981. Il suit la crise en direct depuis les bureaux de son père le roi, qui gagne ce jour-là le coeur des Espagnols.
"Son objectif, son seul objectif, est de servir l'Espagne. Il lui a été inculqué, dans son for intérieur, qu'il doit en être le premier serviteur", a confié un jour sa mère, la reine Sofia.
A sa mort, le roi sera... reine
Adorable petite blonde de 9 ans, Leonor, première des deux filles nées de l'union de Felipe et Letizia, est la prochaine héritière du trône d'Espagne. Mais selon la Constitution espagnole de 1978, elle perdra ce privilège si un petit frère venait à naître.
Le Premier ministre José Luis Zapatero avait promis à son arrivée au pouvoir, en 2004, qu'il ferait modifier la Constitution qui, à rang égal, établit une préférence à la succession pour l'aîné au cadet et pour... l'homme à la femme. C'est ainsi que Felipe, dernier-né d'une fratrie de trois enfants, a pu devancer ses deux soeurs aînées sur le trône. Mais à ce jour, personne n'a touché à ce texte.
La légende dit que Juan Carlos s'est évanoui à l'annonce de la naissance de son unique fils après celles des infantes Elena en 1963 et Cristina en 1965. Les monarques avaient leur futur roi.
Une formation militaire avant d'aller à la fac
Felipe VI sera le premier roi d'Espagne avec un diplôme universitaire. Il a d'abord reçu une instruction militaire à l'académie de Saragosse, à l'école navale de Marin, et à l'académie générale de l'air de San Javier. Puis Felipe a rejoint l'université publique autonome de Madrid, où il a suivi quatre ans de droit. Il a terminé par un master en relations internationales à l'université de Georgetown, à Washington.
Il parle couramment le français et l'anglais
Au fil des années, Felipe a dû assumer un rôle protocolaire grandissant, notamment à l'étranger, où il peut s'exprimer parfaitement en anglais. Il tient d'ailleurs à parler régulièrement à ses filles dans cet idiome, suivant l'exemple de sa mère, la reine Sofia, qui lui a appris la langue de Shakespeare dès son plus jeune âge.
Felipe parle également très bien le français depuis l'âge de 7 ans, et le catalan, un atout particulier à l'heure où les aspirations à l'indépendance se renforcent dans cette région du nord-est de l'Espagne. Enfin, il reconnaît modestement parler quelques mots de grec, la langue de sa grand-mère, reine de Grèce durant dix-sept ans.
Un grand sportif, fan de l'Atletico
Pilote d'hélicoptère, amateur de football et de l'Atletico de Madrid, son club de coeur qui est devenu cette année champion d'Espagne, le nouveau roi est un grand sportif, dans la tradition familiale. Il avait participé aux jeux Olympiques de Barcelone en 1992, au sein de l'équipe espagnole de voile qui avait fini sixième, et avait tenu le drapeau durant la cérémonie d'ouverture, arrachant quelques larmes d'émotion à sa mère.
Le kebab? Il aime ça
Détail amusant, le futur roi craque parfois pour un kebab, comme l'a rapporté à plusieurs reprises la presse espagnole, friande des anecdotes royales. Très cinéphile, Felipe aime aller voir avec Letizia des films en version originale aux Renoir, salles d'art et essai dans la capitale, et enchaîner avec un kebab entre amis... en toute simplicité.
"Pinqui", "Balu", "Pushkin", ses premiers "amours"
Le prince des Asturies voue un véritable amour aux animaux, et en particulier aux chiens. Il a grandi avec Pinqui, Balu, et Pushkin, un schnauzer qu'il a même emmené avec lui à l'université américaine de Georgetown, où il a fait une partie de ses études. Sa mascotte actuelle? Le petit de Pushkin, qui vit dans les jardins de sa demeure.
Dans les années 90, il avait réalisé une série de documentaires pour la chaîne TVE, intitulés "L'Espagne sauvage", "La España salvaje", où il se promène à travers les plus beaux endroits de son pays.
Il est inscrit au Guinness des Records
Felipe ne mesure pas moins d'1m97 pour 85 kg, ce qui lui a valu en 2012 d'obtenir le titre du "prince le plus grand du monde", dans le célèbre livre des records.
Il peut également se targuer d'avoir été nommé en 2011 parmi les hommes les plus élégants de l'année, par le magazine GQ. Plus jeune, alors qu'il n'avait que 25 ans, le magazine People n'avait pas hésité à le classer parmi les hommes les plus beaux de la planète.
Discrétion
Malgré un contexte qui ne lui est pas favorable - une crise économique aigüe avec 26 % de chômeurs, le défi indépendantiste de la Catalogne ou l'impopularité des institutions, dont la Couronne, éclaboussée par une série de scandales -, Felipe de Bourbon a de nombreux atouts en main. Le premier est d'être en phase avec son époque. Il est fou de nouvelles technologies, s'intéresse à l'astronomie, est sensible à l'environnement et adore le sport - tout spécialement la voile, ou le pilotage d'hélicoptère. Depuis tout jeune, il ne voulait rien savoir des prétendantes au sang bleu que lui présentait son entourage. En 2003, il a réussi à imposer à ses parents la journaliste roturière Letizia Ortiz, avec qui il s'est marié l'année suivante et a eu deux filles, Sofia et Leonor ; cette dernière, 8 ans, est la prochaine héritière au trône.
Autre atout : une prestance réservée, qui confine au hiératique. Felipe est un homme discret, ayant l'obsession de ne pas commettre d'impair en public ; on le dit d'ailleurs très nerveux au moment de prononcer ses discours. "Depuis tout petit, souligne un de ses biographes Jesús Rodríguez, on lui a appris à parler le moins possible, à ne jamais dire du mal de quelqu'un en société, à pratiquer l'art de la retenue, à obéir et à supporter." D'où cette allure de sphinx impénétrable qu'on lui voit pendant les cérémonies, contrastant avec l'air jovial et bonhomme de Juan Carlos.
Légitimité
En privé, on le dit bien plus chaleureux, aidé par sa bonne connaissance de l'anglais, du français, ainsi que du catalan. Parfois, exceptionnellement, il se lâche. Les Espagnols se souviennent d'un Felipe ivre de joie, le drapeau sang et or autour du cou, avec l'équipe championne du monde de football, en 2010, en Afrique du Sud.
"Jusqu'ici, il a été un élève modèle, résume l'écrivain Elvira Lindo. Or, aujourd'hui, sa popularité ne suffit plus, il va lui falloir asseoir sa légitimité." Celle de Juan Carlos fut obtenue le 23 février 1981, lorsqu'il fit avorter une tentative de coup d'État. "Son grand défi, c'est de mettre fin au sentiment antimonarchiste en vogue, dit le politologue Jesús Maraña. Son étendard doit être l'unité de l'Espagne." En novembre prochain, les nationalistes catalans ont annoncé un référendum d'autodétermination dont Madrid ne veut rien savoir. Les indépendantistes basques ont aussi manifesté un même dessein, sans fixer de date. Le péril centrifuge se précise. "Dans ce contexte, dit l'analyste Antonio Elorza, Felipe peut rendre un grand service à la nation en sachant rendre compatibles l'unité et la diversité."
Felipe VI d'Espagne, descendant de Louis XIV
Tout commence par une question d'héritage. Au début du XVIIIe siècle, l'Espagne n'est plus qu'une puissance secondaire : après avoir dominé le monde sous le règne des Habsbourg, à travers un immense empire qui s'étend de l'Amérique aux Philippines, elle s'est peu à peu affaiblie, minée par les guerres et les rivalités ennemies, notamment françaises et protestantes. À cela s'ajoute une dynastie rongée par la consanguinité qui aboutit au règne stérile de Charles II, dit le roi "ensorcelé", en réalité épileptique et retardé intellectuellement. Lorsqu'il meurt sans héritier, deux grands vautours tournent autour de la proie ibérique : les Autrichiens et les Français, ces grandes puissances de l'époque apparentées au trône d'Espagne, les premiers par les Habsbourg, les seconds par les mariages successifs des rois de France avec des infantes d'Espagne. Les Espagnols craignent de voir leurs possessions démembrées, ils optent pour la France : le roi Charles II - ou plutôt ses conseillers - désigne Philippe, duc d'Anjou, 17 ans, second petit-fils de Louis XIV, héritier de la couronne. "Il n'y a plus de Pyrénées !" tonnent les ambassadeurs devant l'union des deux monarchies bourboniennes. La guerre est inévitable, elle coalise l'Europe contre la France, elle va durer plus de dix ans et ruiner nos finances.
En attendant, dès 1701, le jeune duc d'Anjou prend le titre de Philippe V et s'installe sur le trône, protégé par les troupes françaises et dûment sermonné par son grand-père, qui lui laisse un mémorandum très détaillé pour exercer son nouveau métier. Plus de trente articles rédigés par le Roi-Soleil, qui résument bien sa façon de régner : "N'ayez jamais d'attachement pour personne", "Ne vous laissez pas gouverner, soyez le maître", "Ne quittez jamais vos affaires pour votre plaisir", etc. De fait, Philippe V va gouverner en monarque absolu, tout en imposant sa dynastie : trois de ses enfants montent sur le trône sous les noms de Louis Ier, Ferdinand VI, puis Charles III, sans conteste le plus brillant de tous, monarque éclairé qui parvient à réformer son pays en profondeur. Son fils lui succède, mais la révolution gronde en France, propulsant au pouvoir un certain Bonaparte : voilà les Bourbons d'Espagne forcés de céder leur trône à Joseph, frère de l'empereur, pour quelques années.
Le trône vacille avec une reine sulfureuse
Ils reviennent sous la Restauration, en la personne de Ferdinand VII, un monarque réactionnaire et absolutiste. Au bout de quatre mariages, il parvient enfin à avoir des enfants, mais des filles, donc disqualifiées pour l'exercice du pouvoir. Qu'à cela ne tienne ! Ferdinand change la loi salique et impose son aînée Isabelle sur le trône. Une querelle dynastique éclate : les frères du roi, oncles de la nouvelle reine, entrent en dissidence et les tensions débouchent sur les fameuses guerres carlistes, menées par Don Carlos, qui aurait dû logiquement ceindre la couronne. Cette branche a longtemps réclamé ce trône qu'elle a vu lui échapper pris par les femmes... En effet, Isabelle II règne et procrée - en dépit d'un époux notoirement homosexuel - et donne plusieurs enfants à la dynastie, même si la rumeur lui a prêté un certain nombre d'amants assidus. Cerné par les généraux, les libéraux, les réactionnaires, l'Église et les rumeurs, le trône finit par vaciller pour de bon lorsque la reine est obligée de s'exiler puis d'abdiquer en 1870, laissant s'installer une fragile première république. Pour la deuxième fois, les Bourbons perdent le pouvoir.
Alphonse XII, le fils aîné d'Isabelle, remonte sur le trône dès 1874, mais la monarchie n'est plus que l'ombre d'elle-même, dernier vestige d'un ancien empire à l'agonie. Les colonies américaines sont tombées les unes après les autres, la guerre avec les États-Unis pour sauver Cuba tourne au désastre, les militaires et les conservateurs tiennent en réalité le pouvoir et finissent par s'en emparer complètement en 1923, établissant une dictature de fait, où Alphonse XIII, grand-père de Juan Carlos Ier, est cantonné à un rôle de plus en plus figuratif : lorsque les militaires tombent, le roi chancelle à son tour. La République est proclamée, l'exil s'impose pendant que la guerre civile fait des ravages. Alphonse XIII, devenu duc de Tolède, vit désormais à Rome et fait le tri dans ses héritiers : il écarte ses deux aînés pour infirmité ou mésalliance, avant d'abdiquer finalement en faveur de son troisième fils, Juan de Bourbon, le père de Juan Carlos. Le général Franco, le nouvel homme fort de l'Espagne, se met en tête de former son successeur : il prend en main l'éducation du jeune prince, tout en écartant Juan de Bourbon du trône - une douloureuse blessure entre le père et fils.
Le renouveau avec Juan-Carlos
On connaît mieux la suite : Juan Carlos, fermement cornaqué par les conservateurs, épouse Sophie de Grèce, et monte sur le trône en 1975 par volonté du dictateur. Les Bourbons reviennent alors sur le devant de la scène. Et ce qui aurait pu tourner en farce devient rapidement une évidence : le jeune Juan-Carlos devient l'un des plus habiles monarques que l'Espagne ait connus en imposant la démocratie, en incarnant l'unité d'une nation éclatée, tout en faisant entrer son pays de plain-pied dans la modernité et l'Europe. Avant de connaître les déboires d'une fin de règne...
À son fils Felipe, 46 ans, de relever aujourd'hui le défi. Tant de soubresauts historiques devraient l'inspirer à la prudence et à l'écoute. La fragile monarchie espagnole est presque revenue par effraction, à lui de consolider ce trône des Bourbons laissé par son père. Il connaît son histoire comme personne, jamais prince d'Espagne ne fut autant formé pour son métier de roi : cursus militaire dans les trois armes, master de relations internationales à l'université de Georgetown, aux États-Unis, long apprentissage aux côtés de son père... Pour la première fois depuis plus de trois cents ans, un souverain porte à nouveau le nom de Philippe, le sixième en l'occurrence - le cinquième étant le propre petit-fils de Louis XIV, fondateur de la dynastie. Et s'il a des moments de doute, Felipe VI pourra toujours se replonger dans les instructions du Roi-Soleil à son jeune héritier, qui n'en menait pas large sur la route de Madrid : "Aimez les Espagnols, faites le bonheur de vos sujets, essayez de remettre vos finances..." Paroles d'or pour un royaume en crise.
Marc Fourny