Des entreprises européennes font œuvre de pionnières en intégrant le critère de la responsabilité sociale dans la rémunération de leurs cadres. Une démarche citoyenne qui accroît leur valeur à long terme.
Lancer des actions d’entraide auprès des plus pauvres? Mettre en place des systèmes d’économie d’énergie? Intégrer la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) au cœur même de la stratégie? Pendant longtemps, ce genre d’idée a fait ricaner les fâcheux qui n’y ont vu au mieux qu’un emplâtre sur une jambe de bois, au pire une opération marketing destinée à redorer le blason d’entreprises accusées d’être mues par le seul appât du gain. Mais cette représentation pourrait devenir obsolète.
Des entreprises pionnières, telles que le groupe postal TNT ou le spécialiste des sciences de la vie DSM, toutes deux basées aux Pays-Bas, ou encore Danone en France, ont récemment franchi une étape supplémentaire. Ces sociétés tiennent compte, dans le calcul des rémunérations des cadres, de leur capacité à créer de la valeur sociale ou environnementale, en plus de leurs performances économiques. Chez DSM, c’est carrément la moitié des bonus qui dépendront dorénavant d’objectifs tels que la réduction des gaz à effet de serre, la mise sur le marché de produits respectueux de l’environnement ou les améliorations en matière d’éthique professionnelle. Quant à TNT, il inclut également dans son calcul la satisfaction du client.
Chez Danone, cette formule a été mise en place en 2008 déjà sous l’impulsion du conseil d’administration (lire ci-dessous). «C’était une manière d’inscrire l’action de nos équipes dans la durabilité», explique Muriel Pénicaud, directrice générale des ressources humaines de Danone à Paris. En effet, un tel système de calcul des bonus oblige le manager à faire la différence entre la performance économique, que l’entreprise délivre dans l’année, et la performance sociale et sociétale, qui contribue aux résultats des années suivantes. «Ainsi, poursuit la DRH, chacun dans l’entreprise comprend que l’économique et le social se rejoignent dans une logique qui relie le court et le moyen terme.»
En Suisse, les sociétés tardent cependant à franchir le pas: «Dans ce domaine, nous avons accumulé du retard, confirme Christoph Müller, président du conseil d’administration d’Inrate, société de conseil en investissements durables, à Zurich. Et c’est dommage, car à long terme, jouer l’entreprise contre la société a un impact négatif sur les résultats. A l’inverse, on a calculé que la responsabilité sociale pouvait augmenter de 10% la performance de l’entreprise.» Des indicateurs crédibles et vérifiables La révolution dans la formule appliquée par TNT, DSN ou Danone est qu’elle introduit des indicateurs chiffrés au cœur même de la performance sociétale.
«Personnellement, c’est la stratégie que je préfère, car c’est la plus convaincante, souligne Angela de Wolff, fondatrice et associée du cabinet de conseil genevois Conser Invest, dédié à l’investissement responsable. Cette mesure oblige à calculer clairement l’impact des actions menées par les collaborateurs sur l’environnement et sur les parties prenantes*.» Cependant, avertissent certains comme Christoph Butz, expert en durabilité chez Pictet à Zurich, pour fixer des bonus équitables, «il faut sélectionner des indicateurs crédibles et vérifiables, et ensuite clairement définir le poids de chaque indicateur dans la rémunération. Sans quoi, cet instrument ne servira qu’à faire du greenwashing sans impact réel sur la marche des affaires.»
Parmi les indicateurs fiables, l’analyste évoque les sondages d’opinion sur l’éthique de l’entreprise, les émissions de CO2, le taux de rotation des collaborateurs, la représentation des femmes dans les instances dirigeantes. Selon Christophe Müller, il ne s’agit que d’un premier pas. On pourrait aller encore plus loin. «Par exemple, en introduisant dans le système de rémunération les autres groupes sociaux de référence, en respectant les droits de l’homme et en évitant le travail des enfants, y compris dans la chaîne des fournisseurs.»
Ce système produit une autre conséquence positive: il augmente la motivation. Une observation confirmée par Muriel Pénicaud: «C’est un signal fort envoyé en interne, un puissant levier de mobilisation», affirme la DRH. Il donne de la cohérence et du sens. Une récompense qui sert de carotte, en quelque sorte. «La direction prend ainsi acte concrètement des efforts consentis par ses collaborateurs en matière de responsabilité sociale, confirme Bettina Ferdman-Guerrier, fondatrice de Philias à Genève et à Bâle. Et de son côté, elle livre un message clair sur l’importance qu’elle y accorde. On n’est plus dans le discours. On agit directement sur les comportements.» De plus, la formule donne du sens au travail des cadres, et justifie leur rémunération. «Ils ont le sentiment de gagner leur vie de manière éthique», commente Angela de Wolff. Une façon de tempérer les bonus excessifs qui font actuellement débat? «Oui, en prouvant que le manager a réellement tenu compte de l’impact social de ses actions, son bonus apparaîtra comme plus admissible.»
*Les parties prenantes — ou stakeholders en anglais — sont constituées par tous les partenaires de l’entreprise, à l’interne, comme à l’externe: collaborateurs, fournisseurs, actionnaires, autorités, médias et concurrents en font partie.
Comment ça marche?
Le cas d’école de Danone L’intégration de la responsabilité sociale de l’entreprise dans le calcul des bonus a été votée par le conseil d’administration de Danone en 2008. Cette mesure s’applique aux 1400 directeurs généraux et membres de comités de direction dans le monde de l’entreprise française. Les bonus représentent entre 30 et 50% de la rémunération fixe du manager. Ils comprennent un tiers lié aux performances sociétales, un tiers lié aux performances managériales (objectifs de développement propres à chaque individu) et un tiers aux performances financières classiques (chiffre d’affaires, rentabilité, free cash-flow).
Afin de procéder à ce calcul, Danone a choisi un nombre limité de critères. Pour l’environnement, le groupe français se base exclusivement sur la réduction des émissions de CO2. Pour le social, il examine la sécurité au travail et le développement des hommes, c’est-à-dire la capacité à recruter et retenir les talents, notamment à travers la formation. «L’important, c’est d’établir une mesure rigoureuse que tout le monde peut suivre», explique la DRH Muriel Pénicaud. Ce système de rémunération a déjà déployé des effets positifs pour l’entreprise. Danone a enregistré en 2009 une baisse de 20% du nombre d’accidents de travail.
«L’Etat devrait récompenser les bons élèves»
Selon Christoph Butz, expert en durabilité chez Pictet, à court terme, la responsabilité sociétale coûte à l’entreprise. «Mais à long terme, ces coûts se muent en investissements», assure-t-il. L’entreprise saura mieux attirer et retenir les cerveaux dont elle a besoin, cultiver de bonnes relations avec ses fournisseurs ou se créer des opportunités de marché intéressantes en lançant des produits «propres». «Cependant, pour garantir le succès, les Etats doivent mettre en place un cadre législatif adéquat. Et ce afin de récompenser financièrement les bons élèves.» La responsabilité sociale, sa prise en compte dans le calcul des bonus, l’intervention de l’Etat, toutes ces mesures auront un impact sur la bonne marche des affaires, et par ricochet sur le cours des actions.
Fabienne Bogadi