Une semaine après avoir fait faux bond à France 2 pour débattre de l’identité nationale et avoir accusé les responsables de la télévision publique de "servilité" à l’égard du pouvoir, Vincent Peillon a dû se sentir conforté par la lecture du baromètre annuel de confiance dans les médias réalisé par TNS-Sofres/Logica. Selon ce sondage publié le 21 janvier dans La Croix, les deux tiers des Français estiment que les journalistes "ne résistent pas aux pressions des partis politiques et du pouvoir". D’année en année, les chiffres traduisent une dégradation de la crédibilité des médias, une perte de leur capacité à incarner un vrai contre-pouvoir aux yeux du public. Bien des journalistes, qui estiment – et à juste titre – exercer honnêtement leur métier, se replient sur un sentiment d’injustice, creusant ainsi un peu plus le fossé avec les citoyens. Le débat ouvert par l’eurodéputé socialiste ne risque pas, hélas, de le réduire en dissipant les malentendus.
Dans un livre consacré aux relations entre médias et pouvoir – Médias, la faillite d’un contre-pouvoir (Fayard, 2009) –, nous tentons d’expliquer le premier de ces malentendus. Oui, les Français ont raison d’éprouver le sentiment d’une connivence entre monde politique et univers journalistique. Non, il n’est pas nécessaire d’invoquer des pressions directes pour expliquer cette perception d’une complicité. Certes, de telles pressions peuvent exister. Et Nicolas Sarkozy tend à les augmenter, les systématiser. Censure d’un article du Journal du dimanche révélant l’abstention de Cécilia Sarkozy au second tour de la présidentielle (mai 2007), mise en cause de l’indépendance rédactionnelle de l’Agence France-Presse (mai 2008), réforme de l’audiovisuel donnant au président de la République le pouvoir de nommer les patrons de chaînes publiques (février 2009)… voilà quelques-uns des épisodes révélateurs de cette volonté de contrôler plus étroitement la sphère médiatique. Et la "double peine" infligée aux téléspectateurs de TF1 ce 25 janvier – interview du chef de l’Etat lors du JT suivie de près de deux heures de débat avec onze Français – n’est pas de nature à réduire les inquiétudes.
Il n’empêche. Malgré la régression actuelle, nous ne sommes pas – encore ? – revenus aux mœurs des années 1970, quand un ministre pouvait téléphoner à des rédactions du service public pour influer sur le sommaire de leurs journaux. Et dans le quotidien de la plupart des rédactions, les pressions directes sont rares. Si les tentatives de contrôle de l’information par le pouvoir actuel apportent une cause possible aux cinq points de plus (de 61 % à 66 %) qu’a pris en un an dans l’opinion le sentiment d’une dépendance politique des journalistes, elles ne suffisent pas à expliquer ce haut niveau de défiance. Il faut donc chercher d’autres explications.
La première tient à la maîtrise de l’agenda qu’ont pris les politiques. Nicolas Sarkozy est passé maître dans l’art d’occuper le terrain médiatique, à coup de déplacements, de discours et d’annonces. Et peu de médias – de peur de passer à côté d’un événement et de ne pas paraître aussi sérieux que les autres – arrivent à résister à l’injonction de le suivre en permanence. La quête du "scoop" met aussi à la merci des manipulations : quand l’actuel chef de l’Etat, alors ministre de l’intérieur, organise en septembre 2006 une grande descente dans une cité de Corbeil-Essonnes, quel journaliste oserait refuser l’invitation à se joindre aux forces de police au petit matin ? Les ministres savent aussi maîtriser le planning des réactions, voire l’organiser. Lors de la discussion du projet de loi de Brice Hortefeux sur l’immigration, la focalisation sur l’amendement visant à autoriser des tests ADN a servi à éluder d’autres aspects d’un texte bien répressif. Plus près de nous, la place qu’a prise le thème de l’identité nationale dans les médias montre qu’Eric Besson, malgré les dérapages, a réussi son pari. Comment résister à l’air du temps quand les politiques imposent l’agenda des débats de société ?
Seconde raison de la connivence perçue entre politiques et médias, l’homogénéité sociale de ces deux univers. Dans le recrutement des journalistes comme dans la sélection des dirigeants, les milieux populaires n’ont pas la part belle. Dans ses entretiens télévisés, Nicolas Sarkozy aime opposer "ceux qui nous regardent", donc les Français de base, aux gens "comme vous et moi", une manière de suggérer que ses interlocuteurs et lui appartiennent au même monde. Et il ne s’attire jamais les protestations des journalistes. De même que Laurence Ferrari n’a pas bronché quand le chef de l’Etat, ce 25 janvier, l’a mis au défi de livrer son salaire. La confusion entre quelques stars de la télé et la grande majorité des journalistes, qui n’ont pas un salaire mirobolant, s’ajoute à la faible présence des professionnels de l’information dans les milieux populaires pour entretenir chez ceux-ci la perception d’une bulle politico-médiatique déconnectée du réel. Un monde qui n’est pas le leur.
Troisième raison, liée à la précédente, les visions du monde qui dominent aujourd’hui les sphères médiatiques et politiques se recoupent parfois. Quand Nicolas Sarkozy, au cours de son entretien avec Laurence Ferrari, défend le choix d’Henri Proglio comme "l’un des meilleurs chefs d’entreprise français", n’épouse-il pas la tendance des médias à multiplier classements et palmarès ? Quand son discours tend à se réduire aux seuls "résultats", n’est-il pas en phase avec une évolution journalistique qui privilégie le "comment" et le "combien" au détriment du "pourquoi" ? Quand il saisit chaque fait divers pour suggérer un texte de loi, ne surfe-t-il pas sur la psychologisation des rapports sociaux, reflétée par la place qu’ont prise dans les journaux et sur les ondes les portraits au détriment des enquêtes ? Enfin, le fait que médias et partis politiques sont devenus conjointement les principaux commanditaires de sondages traduit une certaine convergence d’intérêts.
Faute de chercher à comprendre comment fonctionnent les rédactions, les politiques de l’opposition se replient sur l’injonction et la dénonciation. Une posture contre-productive. En exprimant le souhait que les médias se préoccupent plus de sujets sociaux que de la burqa – souhait qui serait légitime de la part d’un simple citoyen –, Vincent Peillon est tombé dans le piège : apparaître comme un politique qui tente d’imposer "ses" sujets aux rédactions. Juste ce qu’il dénonce. Avant de vouloir couper des têtes au sommet, la gauche devrait davantage se préoccuper de la précarisation du métier de journaliste. Réfléchir à des propositions susceptibles d’encourager le travail de terrain, ces enquêtes et reportages dont la place diminue dans les colonnes et sur les ondes. Encourager l’émergence de contre-pouvoirs comme la reconnaissance juridique des équipes rédactionnelles ou la mise en place d’une instance nationale de médiation à laquelle pourraient recourir les citoyens s’estimant victimes de désinformations. Aux politiques de mettre en place les conditions dans lesquelles les rédactions peuvent travailler avec rigueur et sens critique. Aux journalistes de faire preuve de lucidité, de modestie et d’imagination pour regagner la confiance du public.
Philippe Merlant
journaliste à La Vie et co-fondateur du projet "Reporter citoyen"
Luc Chatel
Luc Chatel
rédacteur en chef de Témoignage chrétien