Pendant 8 jours, un retraité de 67 ans, déterminé mais faiblement armé, aura tenu en échec quelque 300 policiers, et notamment les groupes d'intervention de 3 cantons différents, après avoir blessé grièvement l'un d'entre eux. Un épisode sans conséquence ou un avertissement à prendre au sérieux ?
C'est jeudi de la semaine dernière que les forces de l'ordre ont fini par arrêter Peter Hans Kneubühl, grâce à l'information donnée une habitante de l'agglomération biennoise. La fin de la cavale du retraité rebelle, qui a tenu en haleine le public suisse pendant plus d'une semaine, a également été un immense soulagement pour les policiers affectés à sa capture.
Ces 8 jours, marqués par les deux fusillades et par les deux évasions du retraité de 67 ans en ville de Bienne, ont en effet poussé les forces de police aux limites de leurs capacités et de leur endurance. Ceci malgré des renforts fournis par d'autres cantons à la police bernoise, et même - ponctuellement - par l'armée.
Alors que de nombreuses questions se posent encore, l'une d'entre elles a des répercussions dépassant le cadre cantonal et policier : est-ce que les lacunes soulignées par cet épisode rocambolesque doivent avoir des conséquences sur le rôle de l'armée dans la sécurité intérieure ?
Limites quantitatives et qualitatives
A l'heure à laquelle ces lignes sont écrites, de nombreuses zones d'ombre subsistent sur l'itinéraire de Peter Hans Kneubühl ainsi que sur les réponses apportées par les forces de l'ordre à la résistance armée qu'il leur a opposée. Au-delà des erreurs commises apparemment par l'administration biennoise, il n'en demeure pas moins qu'un homme isolé et faiblement armé a tenu en échec de façon répétée près de 300 policiers, provenant notamment des unités spéciales des cantons de Berne, Bâle-Ville et Zurich, et que ceux-ci se sont littéralement épuisés pendant 8 jours à mettre la main sur lui.
Dans un autre registre, il est bien difficile à l'heure actuelle et sur la base des informations connues du public d'évaluer la performance de la chaîne de commandement impliquée. Malgré cela, l'alternance des représentants communiquant à travers les médias, les confusions sur l'apparence de l'homme recherché, la faculté de ce dernier de circuler dans une zone censée être bouclée et l'incapacité de la police à rapidement fournir des faits vérifiés semblent indiquer des lacunes claires dans la gestion de cette affaire. Les autorités concernées devront s'en expliquer.
Le fait central de cette affaire, dans une perspective militaire, reste bien la révélation des limites flagrantes des autorités civiles et de leurs forces de police. Une limite bien entendu quantitative : les effectifs nécessaires 24 heures sur 24 pour rechercher le fugitif, pour se tenir prêt à l'appréhender, pour fouiller les lieux concernés, mais aussi pour protéger les personnes et les objets potentiellement menacés, ont rapidement dépassé les capacités de la police cantonale bernoise et rendu nécessaire le recours à d'autres corps de police.
Mais cette limite était également qualitative : les agissements et les préparatifs de Kneubühl ont pris en défaut la réponse des unités spéciales de la police, alors même que la résolution de tels cas représente leur cœur de compétence ; ceci a non seulement amené l'emploi de moyens militaires, comme les recherches par un Super Puma utilisant à la fois son projecteur et son appareil à imagerie thermique, mais aussi provoqué un durcissement des règles d'engagement dans le sens d'une autorisation d'ouvrir le feu à la simple vue de la cible - ce qui relève de méthodes de combat.
Ceci nous amène naturellement à nous poser quelques questions. Que se serait-il passé si une autre interpellation à risque s'était déroulée dans les secteurs de responsabilité des unités de police concernées - et déjà surchargées ? Si le retraité de Bienne avait utilisé plusieurs armes de guerre ou des explosifs, comme ses préparatifs lui en auraient clairement donné la possibilité ? Si la police n'avait pas été confrontée à un seul forcené, mais à deux individus partageant la même aversion à l'endroit de l'autorité publique, et pareillement déterminés à résister par les armes ?
Il est évident que le cas Kneubühl, malgré l'aspect rocambolesque donné par le profil du retraité et par les incertitudes entourant sa cavale, a confronté les unités de police à un problème majeur : en un seul instant, elles ont du faire face à un adversaire armé et déterminé à blesser, sinon à tuer, leurs propres membres. Ce basculement immédiat, d'une intervention policière à une situation de combat, n'est évidemment pas ce à quoi un policier peut s'attendre, même dans une mission pressentie comme difficile. Surtout lorsque l'adversaire revient sur les lieux pour ouvrir le feu une seconde fois.
Cependant, on ne peut pas imputer au rebelle de 67 ans la capacité de menacer le fonctionnement de la vie publique et de placer le pays dans une situation particulière, c'est-à-dire une situation « dans laquelle les processus administratifs normaux ne suffisent plus à gérer certaines tâches de l'État. », selon la terminologie des règlements de conduite de l'armée. Même si les habitants de l'ouest biennois ont pu logiquement avoir des craintes, notamment au vu du dispositif de sécurité impressionnant qui a été mis en place au sol comme dans les airs, la normalité de la vie - même communale - n'a pas été menacée.
Le fait que les autorités civiles aient toutes les peines du monde à résoudre un problème relevant d'une pathologie aggravée, en situation normale, va ainsi à l'encontre de tout ce que les cantons ont dit et écrit depuis l'introduction, avec l'Armée XXI, de la notion de sûreté sectorielle. L'insistance des dirigeants cantonaux à rappeler que leur responsabilité reste entière sur la sécurité intérieure, c'est-à-dire face à toute menace en-deçà d'une menace militaire classique, a même abouti à supprimer cette notion dans le dernier RAPOLSEC. Sans pour autant résoudre le problème.
Si Peter Hans Kneubühl a réussi à pousser les autorités civiles aux limites de leurs ressources comme de leurs méthodes, il n'est pas difficile d'imaginer l'impact que pourrait avoir un groupe armé de quelques individus, équipé d'armes de précision ou de fusils d'assaut, ayant des motivations politiques les plaçant en opposition directe aux forces de l'ordre (et non indirecte, comme c'est la règle pour les criminels, qui cherchent à éviter et non à combattre), mais pas les capacités d'exercer une menace de dimension stratégique à l'intérieur du pays.
En d'autres termes, l'affaire du retraité forcené semble prouver que les autorités civiles n'ont pas les moyens de leurs ambitions et ne peuvent pas gérer seules une menace qui, pourtant, relèverait bel et bien de leur responsabilité. Ce qui, en toute logique, provoquerait non plus la seule demande de moyens matériels spécialisés, mais bien un engagement subsidiaire de moyens militaires constitués ; et non seulement pour des tâches de protection ou de surveillance, liées aux limites quantitatives, mais également pour des tâches d'intervention et de neutralisation, liées aux limites qualitatives.
Il faut donc espérer qu'au-delà des polémiques et des critiques qu'elle suscite encore, l'affaire du forcené de Bienne soit l'occasion d'un nouvel élan dans la coopération entre forces civiles et militaires face à des développements potentiels mettant en péril la sécurité intérieure.
Lt col EMG Ludovic Monnerat