La construction d’IceCube s’est achevée en décembre dans la glace de l’Antarctique, au pôle Sud. Cet immense détecteur de 1 km3 va traquer les neutrinos de très haute énergie, signature de mystérieux objets et cataclysmes sidéraux
Une nouvelle fenêtre vient de s’ouvrir sur l’Univers. Au pôle Sud, sous des centaines de mètres de glace! Et à travers cette lorgnette, les scientifiques espèrent percer certains mystères cosmiques. Après cinq ans de labeur s’est achevée, le 18 décembre 2010, la construction du détecteur IceCube, immense piège à neutrinos de très haute énergie.
Ces particules subatomiques qui jaillissent du fond de l’espace portent en elles la signature des objets et cataclysmes sidéraux qui les génèrent: trous noirs, quasars, étoiles en fin de vie, noyaux galactiques et peut-être de cette insaisissable matière sombre qui emplit un quart de l’Univers. «Lire le message que contiennent ces coursiers intergalactiques constitue un défi de longue date pour les physiciens», explique l’un d’eux, Mathieu Ribordy, chercheur en physique des hautes énergies à l’EPF de Lausanne, qui est impliqué dans le projet.
L’inconvénient, c’est que les neutrinos ont un caractère pour le moins asocial, voire élusif. De masse virtuellement nulle, sans charge électrique, mais dotées d’une énergie folle, ces particules filent en ligne droite en n’interagissant quasiment pas avec la matière, et sont de fait ardues à repérer. Ainsi, il en pleut des millions de milliards chaque seconde sur Terre, nos corps étant aussi traversés par ces infimes Arlésiennes cosmiques, sans dommage.
En de rares occasions toutefois, les neutrinos laissent une trace de leur furtif passage. Lorsqu’ils télescopent le noyau d’un atome, ils produisent une autre particule appelée muon. L’énergie transférée est telle que ce muon est dit «relativiste»: il va plus vite que la vitesse de la lumière dans le milieu dans lequel il est créé – selon Einstein, la vitesse de la lumière ne peut certes jamais être dépassée dans le vide, mais lorsque la lumière traverse la matière, elle y est freinée, et ne constitue plus un seuil forcément infranchissable.
Ce faisant, le muon émet une traînée lumineuse bleue qui correspond à l’onde de choc (le «bang» supersonique) produite par un avion qui vole plus vite que la vitesse du son. C’est cette lueur, appelée rayonnement Tcherenkov, que traqueront les physiciens. Car la détecter est la preuve du passage d’un neutrino. Et en analysant sa direction de propagation et ses propriétés, il est possible de remonter jusqu’à la source de son émission dans l’Univers.
Restait à trouver le milieu idéal, assez transparent et obscur, dans lequel espérer voir ce rayonnement. Plusieurs détecteurs de neutrinos ont été installés au fond des mers, comme Antares dans la Méditerranée. «Mais il y a des inconvénients, dit Mathieu Ribordy. Outre les courants et les algues qui altèrent la qualité d’observation, la faible radioactivité du sel génère un rayonnement qui peut brouiller les mesures.» D’où l’alternative de la glace.
Au pôle Sud existe déjà depuis 1956 la base américaine Amundsen-Scott. Au-dessous, des milliers de mètres de calotte. L’endroit idéal pour installer IceCube, d’une taille gigantesque de 1 km3! «C’était la dimension jugée nécessaire pour espérer trouver ce que l’on cherche», justifie Mathieu Ribordy. L’idée à 300 millions de dollars, imaginée en 1980 par des chercheurs de l’Université du Wisconsin, à Madison (Etats-Unis), et à laquelle contribuent plusieurs pays dont la Suisse, est «simple»: creuser 86 puits de 2500 m et glisser dans chacun d’eux un chapelet de 60 senseurs sphériques photosensibles. «Il a fallu atteindre 1400 m au moins, car c’est là que la glace est la plus pure, sans bulle ou sans poussière», explique le chercheur suisse.
«Les travaux se sont merveilleusement passés.» Un gros œuvre impressionnant, puisqu’il a fallu 61 000 litres d’eau chaude, et 24 heures pour forer chaque trou. Et ensuite vite y installer le collier de senseurs avant que le puits ne se referme. Et cela dans un environnement ingrat, à 2850 m d’altitude et par des températures de – 40° C.
«Contrairement à l’accélérateur LHC du CERN, qui a dû être achevé avant que les expériences n’aient pu débuter, nous avons acquis des données dès la pose des premiers chapelets en 2005», se félicite le physicien. Ces mesures ont confirmé le potentiel de l’instrument, bien plus efficace qu’Amanda, prédécesseur d’IceCube. «C’est maintenant, et pour vingt ans, que la science basée sur un grand nombre d’événements peut vraiment commencer», se réjouit Francis Halzen, chef du projet à l’Université du Wisconsin.
Etonnamment, à raison de quelques centaines d’observations par jour, les physiciens traqueront avant tout les neutrinos provenant du ciel septentrional, et qui auront donc traversé toute la Terre avant de se dévoiler dans IceCube: «Nous utilisons la planète comme un filtre, dit Mathieu Ribordy. Car dans l’atmosphère sont aussi générés quantité de muons, moins énergétiques que ceux issus de l’espace, et qui forment un bruit de fond. Dès lors, seuls les seconds ne seront pas stoppés par la matière terrestre.»
Au cœur d’IceCube se trouve une zone plus dense en senseurs optiques. «Avec elle, nous aurons la sensibilité d’observer le ciel austral. Nous allons scruter le cœur de notre galaxie. Car c’est là que peut se cacher la matière sombre, dont on sait que deux bribes qui s’annihilent peuvent faire naître un neutrino.»
Avec son pouvoir de résolution, IceCube devrait aussi permettre de résoudre une autre énigme de l’astrophysique: l’origine des rayons cosmiques, ce flux d’astroparticules observées depuis un siècle, qui circulent dans le vide interstellaire, et provoquent sur Terre aurores boréales et orages magnétiques.
Voilà pour les trouvailles attendues. Or «à chaque fois que des astronomes ont ouvert une nouvelle fenêtre sur le cosmos, ils ont découvert des choses dont ils ne soupçonnaient pas l’existence», rêve déjà Francis Halzen.
Olivier Dessibourg