La production de bière sur le site de Cardinal, c’est terminé. Mercredi après midi, l’usine a rempli ses dernières bouteilles, de la Feldschlösschen sans alcool. Une fin discrète, sans tambour, ni trompette. Au sein du personnel, il y a des pincements de coeur et c’est l’amertume qui prévaut. Quant à l’achat du site, le Conseil général de Fribourg se prononcera lundi.
Un drapeau. Un habit de couleur différente. Les symboles tiennent parfois à de petites choses. Plus ou moins visibles. Mercredi, il fallait lever le nez vers le sommet de la tour Cardinal pour voir flotter le drapeau fribourgeois, hissé le matin même. Ou avoir le privilège, comme plusieurs médias, de visiter la halle d’embouteillage de la brasserie pour croiser l’un ou l’autre collaborateur ayant troqué la veste bleue réglementaire de Feldschlösschen contre l’ancienne veste jaune de Cardinal. Des symboles discrets pour marquer une journée historique: celle de la dernière mise en bouteille dans l’usine fribourgeoise.
Dix heures du matin. Sous la houlette de Martin Rouiller, chef d’exploitation depuis un peu plus de trois ans, et de Markus Werner, chargé de communication chez Feldschlösschen, le petit groupe de journalistes, de photographes et de caméramen, s’engage dans la brasserie. Là, les 21 cuves de fermentation de 400000 litres chacune sont déjà vides. Elles partiront à la ferraille ces prochains mois. Ici, on entend quelques sifflements dans la tuyauterie. Les odeurs restent caractéristiques mais n’emplissent plus les narines à plein nez.
Beaucoup de «dernières fois»
Dans la salle d’embouteillage, une dizaine d’hommes s’affairent, concentrés. Le cliquetis des 150000 bouteilles qui seront remplies ce mercredi et qui défilent à toute vitesse dans un immense slalom de tapis roulants, résonne un peu comme une oraison funèbre. Au milieu, la centrifugeuse de remplissage tourne toujours à plein régime. Pour conditionner de la Feld sans alcool. La «Cardoche», elle, est produite depuis plusieurs mois déjà à Rheinfelden. Vers le milieu de l’après-midi, toute cette machinerie complexe s’arrêtera. Définitivement. Une fin de production sans tambour ni trompette. Sans fête du personnel, sans fête populaire, sans discours ni flonflons.
«Nous avons évalué l’idée d’une fête populaire. Mais nous l’avons abandonnée car c’était impossible vu tout le travail de démontage qu’il reste à faire», justifie Markus Werner. Le mois dernier, le personnel a quand même eu droit à une sortie sur le Léman. «Depuis l’annonce de la fermeture, il y a eu beaucoup de «dernières fois»: la dernière fermentation, le dernier brassin, le dernier vidage», explique Martin Rouiller qui n’a rien senti de particulier chez ses collaborateurs ce mercredi matin. N’empêche, il flotte comme un air de tristesse dans ces murs promis à un tout autre destin avec le projet de parc technologique.
Un savoir qui se perd
«Bien sûr, j’ai un pincement au coeur», confesse André Clément, 58 ans. Chef d’équipe dans le secteur embouteillage, il a passé 41 ans au service de Cardinal, où il a fait son apprentissage de brasseur. Cet endroit, c’est toute sa vie. «D’accord, c’est le dernier jour du soutirage. Mais il faut relativiser. Pour moi, le pire jour, c’est quand on a annoncé la fermeture du site. Et le jour leplus dur, c’était il y a trois semaines, quand j’ai entendu pour la dernière fois les grains de malt crisser dans la machine. Là, c’est vrai, j’ai sorti le mouchoir.»
André Clément n’en veut pourtant pas à ses employeurs, «qui doivent faire avec la mondialisation des marchés». «Ils sont plus malheureux que nous», affirme-t-il. «Ce que je regrette le plus, c’est le savoir-faire brassicole qui est en train de disparaître. On ne forme plus d’apprentis brasseurs en Suisse romande. Certes, il y aura encore des petits projets de brasserie. Mais, pour moi, la centralisation sur de très grandes brasseries n’est pas durable.»
Un milieu très solidaire
Et André Clément d’évoquer avec ferveur le milieu des brasseurs. «La brasserie, c’est une famille. Ça va du gars qui est sur une ligne, au directeur. Quand on crée une nouvelle bière, c’est le produit de tout le monde. On dit «on», jamais «je». C’est un milieu très solidaire. A une époque, l’adhésion au syndicat était obligatoire. On ne laissait pas tomber les gens. Aujourd’hui, l’esprit d’équipe s’est un peu perdu. Il y a beaucoup plus d’intérimaires.»
Pour André Clément, le monde de la brasserie est ainsi «un monde à part». «C’est pas une fabrique de boulons. Le gars qui est sur une machine, c’est sa machine, il s’identifie à elle. Et entre brasseurs, on se respecte énormément. Les brasseurs de Rheinfelden fabriquent la Cardinal aussi bien là-bas qu’à Fribourg. L’attachement des Fribourgeois à leur bière va rester. Parce que cette marque a fait vivre beaucoup de familles.»
De la poudre aux yeux
Au bénéfice d’un plan social «très correct», André Clément terminera sa carrière à Rheinfelden ces deux prochaines années, avant de bénéficier d’une retraite anticipée. «Vous savez, la moyenne d’âge ici est d’environ 54 ans. C’est pour ça que je n’ai pas vraiment senti de la résignation. Plutôt de l’amertume.» Si besoin, il mettra son expérience au profit des microbrasseries. Quant au projet d’une nouvelle brasserie annoncé par le député et candidat socialiste au Conseil d’Etat Xavier Ganioz, il n’y croit pas. «C’est de la poudre aux yeux électoraliste. C’est un projet irréalisable si on ne peut pas s’assurer un marché.»
CLAUDE-ALAIN GAILLET
Feux au vert pour les terrains de Cardinal
«La ville de Fribourg a-t-elle les moyens de débourser 12,5 millions de francs pour l’achat des terrains de la Brasserie du Cardinal?» Une question légitime sachant que la capitale cantonale connaît quelques retards notamment dans la réalisation d’infrastructures scolaires (Cycle d’orientation de langue allemande, introduction de la deuxième année enfantine). Syndic de la ville, Pierre-Alain Clément s’est voulu très rassurant mercredi lors d’une conférence de presse dévolue à la prochaine séance du Conseil général qui aura lieu lundi soir et dont l’objet principal est l’octroi d’un crédit de 12,5 millions pour l’achat des terrains de Cardinal. «Il n’y a aucun souci! Et ce crédit ne remet nullement en cause d’autres investissements même scolaires.»
Directrice des finances, Madeleine Genoud-Page précise pour sa part: «L’achat de terrains n’est pas soumis à des amortissements obligatoires! Dans tous les cas, la ville obtient sans difficulté et depuis de nombreuses années des prêts auprès des banques.» Et de mentionner que les coûts financiers pour la commune, imputés au compte de fonctionnement, dès le paiement prévu en mars 2012, seront d’au maximum 375000 francs, ce qui correpond à des intérêts de 3%.
Rappelons que la commune de Fribourg associée à l’Etat souhaitent acquérir pour un montant de 12,5 millions de francs chacuns les terrains de la brasserie qui a cessé mercredi ses activités. Le prix de vente net est de 21,5 millions somme à laquelle il faut encore ajouter 3,5 millions pour les frais et les travaux d’aménagement. «Nous avons donc compté large. Dans ces 3,5 millions sont notamment compris d’éventuels frais liés à la dépollution du site», indique encore Madeleine Genoud-Page.
Que sait-on de plus à ce sujet? «Aucun pronostic fiable ne peut encore être fait en ce qui concerne les coûts d’assainissement. Il semble toutefois que les risques se concentrent surtout sur les bâtiments construits dans les années 1960, époque à laquelle l’amiante était couramment utilisée», précise le syndic.
Le Conseil communal est donc confiant quant au vote positif du Conseil général. «Nous souhaitons l’unanimité comme cela a été le cas au Grand Conseil (cf. «La Liberté» du 10 juin).» Ne craint-il pas quelques réactions négatives notamment dans les rangs de droite? On se souvient que le bureau du PDC était, il n’y a encore pas si longtemps, peu favorable à la création d’un parc technologique sur le site… «Les commissions de l’Edilité et financière, qui comptent des membres démocrates-chrétiens, ont préavisé à l’unanimité cet achat. Je crois également savoir que le PDC, qui s’est réuni en début de semaine, n’a pas formulé d’opposition…», poursuit Pierre-Alain Clément.
Pour l’heure, les deux partenaires attendent les conclusions imminentes d’un groupe de travail formé d’universitaires et de membres des hautes écoles ainsi que de représentants de la ville chargés d’étudier diverses questions dont l’intérêt de créer un parc technologique. Puis, une «cellule de communication Etat-Ville» prendra le relais afin de déterminer les contours du projet. Une chose est certaine selon le syndic: ni la ville ni l’Etat ne comptent participer à un investissement de «nature industrielle». «Ce sont les entreprises privées, qui s’y installeront, qui investiront et non pas les collectivités publiques!»
STÉPHANIE SCHROETER