Le référendum contre l’ouverture nocturne des stations-services entraîne un débat trop large pour l’étroitesse de la question. Arguties typiques d’un pays béni des dieux?
Sainte, l’Alliance du dimanche? Des représentants des Eglises en tout cas en font partie, aux côtés des syndicats et des partis de gauche. Dans un mariage qui n’a rien d’inédit mais demeure toujours, sinon exotique, du moins ponctuel, chacun avançant avec des visées sans grand point commun. Le marteau et le goupillon en somme.
Une alliance qui entend donc dire non à la «journée de travail de 24 heures». Dans ce cas précis à la libéralisation des shops des stations-services, à savoir leur ouverture 24h sur 24. Voulue par une initiative parlementaire du libéral genevois Christian Lüscher et que les chambres ont validée.
La récolte des signatures pour un référendum a marché du feu de Dieu — 86′000 signatures en trois mois. Il n’est pas certain pourtant que les gens d’Eglise approuvent sans réserve cet autre slogan contre des horaires élargis: «La nuit nous appartient». Déjà que leur revendication de préserver à tout prix le dimanche se heurte à cette constatation: ils ne sont plus guère qu’une poignée à utiliser le repos dominical à des fins ou des pratiques religieuses. Les mauvais esprits pourraient même avancer qu’un surcroit de travail diminuerait d’autant les occasions supplémentaires de pécher, diaboliquement ouvertes par la société des loisirs.
Ces questions d’horaires d’ouverture des magasins ont pour caractéristique d’apparaître d’abord comme de simples problèmes d’organisation pratique, ou, au mieux, culturels. Les horaires incroyablement rigides des commerces, ouverts à peu près exactement dans la tranche où la majorité de la population n’a pas la possibilité de s’y rendre, est par exemple le premier désagrément ressenti comme une incongruité ridicule par la plupart des étrangers fraîchement débarqués au paradis confédéral.
Sauf qu’ensuite, presque simultanément, l’innocente question des horaires épiciers déclenche des tirs de barrages idéologiques extrêmement marqués. Vous êtes pour des horaires prolongés, nuits, week-end et jours fériés, parce que vous trouvez simplement cela bien pratique, et vous voilà transformé en chantre indigne de la folle mondialisation néo-libérale qui met les gens à genoux, puis à la porte puis debout dans la rue. Vous estimez au contraire que chacun a droit à son repos dominicale et nocturne, à une vie de famille qui en soit une, et pas une simple «coloc» entre consanguins, et vous voilà renvoyé au contraire à un passéisme tantôt franchement bigot tantôt quasi soviétique, selon la couleur de votre étendard.
Ces visions du monde qui s’affrontent, évidemment trop vastes pour l’étroitesse de la question posée — le droit ou non des marchands de soupe de faire bouillir leurs juteuses marmites jusqu’à pas d’heure — se double d’un autre conflit titanesque qui voit se heurter deux modernismes conquérants: le temps contre l’argent. Le travailler moins pour vivre mieux contre le travailler plus pour gagner plus, l’hédonisme philosophe contre la volonté d’améliorer son ordinaire, la paresse contre le burn-out. Et tant pis pour ceux qui ne veulent ni de l’un ni de l’autre.
Jusqu’ici 90% des votations — généralement cantonales — sur les horaires des magasins ont été remportées par les adversaires des ouvertures prolongées. Il semble donc qu’en Suisse le droit au repos, dans l’imaginaire collectif, continue de supplanter l’occasion de travailler davantage. Ce qu’on pourra éventuellement interpréter — quand d’autres, ailleurs, pas loin, n’ont plus qu’une obsession: l’emploi, l’emploi, l’emploi — comme la caractéristique heureuse d’un pays repus.