L’Institut national français de veille sanitaire (InVS) vient de publier[1] les résultats de la première analyse de mortalité par suicide portant sur des données nationales exhaustives chez les agriculteurs exploitants. Cette étude s’inscrit dans le plan de prévention du suicide dans le monde agricole ; un plan annoncé par le ministère français de l’Agriculture, de l’Agro-alimentaire et de la Forêt.
L’excès de suicide parmi les travailleurs du monde agricole est un phénomène connu des spécialistes. Il a été mis en évidence dans plusieurs études concernant différents pays, dont la France. Une surmortalité par suicide chez les agriculteurs exploitants a notamment été observée au Royaume-Uni, en Australie ou au Canada.
En dépit des données statistiques nationales existantes, il n’était pas possible, jusqu’à une date récente, de quantifier avec précision en France le nombre de suicides survenant chaque année dans la population agricole. Il n’était pas possible non plus d’en décrire la répartition en fonction des caractéristiques professionnelles ni d’en suivre l’évolution.
Les blocages existants ont finalement pu être dépassés grâce à une mobilisation des moyens et à une mutualisation des compétences. On dispose ainsi d’indicateurs sur la mortalité par suicide dans la population agricole française. L’étude qui vient d’être publiée a consisté à mesurer chaque année la mortalité par suicide (mais aussi par causes externes) dans la population des exploitants agricoles. Un suivi de l’évolution a été effectué, entre 2007 et 2009, en tenant compte de différentes variables sociodémographiques et professionnelles.
La population étudiée est constituée des chefs d’exploitations agricoles et de leurs conjoints collaborateurs, en activité professionnelle pendant au moins une des trois années d’étude : 2007, 2008 ou 2009. En moyenne, cela représente environ 500 000 personnes chaque année dont 68% d’hommes et 32% de femmes. Durant les trois années étudiées, 2769 décès ont été observés chez les hommes et 997 chez les femmes. Parmi ces décès, 417 suicides chez les hommes (respectivement 130, 146 et 141 en 2007, 2008 et 2009) et 68 chez les femmes (19, 27 et 22 en 2007, 2008 et 2009) ont été enregistrés. Sur l’ensemble de la période analysée, les suicides représentent la troisième cause de décès de cette population, après les décès par cancer et par maladies cardio-vasculaires.
«Les agriculteurs exploitants hommes et les filières d’élevage bovin sont plus particulièrement concernés. Un excès significatif de suicides a été observé chez les hommes exploitants agricoles à partir de 2008, comparativement à la population générale de même âge, résume l’InVS. Cette surmortalité par suicide est de 28% en 2008 et de 22% en 2009. L’excès est notamment marqué chez les hommes entre 45 et 64 ans et plus particulièrement dans les filières d’élevage bovins-lait et bovins-viande qui présentent en 2008 et 2009 les surmortalités par suicide les plus élevées.»
Comment se suicide-t-on dans cette population d’agriculteurs exploitants ? On y observe un recours important à la pendaison (56% chez les hommes et 59% chez les femmes), aux armes à feu pour les hommes (22%) et aux noyades pour les femmes (28%). Ces données ne sont pas totalement superposables avec celles de la population générale française, notamment pour les femmes : si la pendaison est bien le moyen le plus fréquemment utilisé dans l’ensemble de la population masculine en France (50% des décès par suicide, quel que soit l’âge), suivi de l’utilisation d’une arme à feu, c’est la prise de médicaments qui arrive en première position parmi les femmes de la population générale (31% des décès par suicide) suivie de la pendaison (29% en 2006). La corde et les poutres demeurent ainsi bien présentes dans les campagnes françaises.
Comment comprendre cet «excès de suicide» ? Plusieurs études ont décrit les conditions de vie et de travail de la population agricole : elles sont particulièrement singulières et contraignantes. De facto, les conditions de travail y sont caractérisées par de fortes contraintes physiques, de larges amplitudes horaires, une pression économique importante (dépendance directe des fluctuations des politiques publiques européennes), des contraintes environnementales et climatiques, ainsi que des événements sanitaires comme lors de la crise due au risque d’encéphalopathie spongiforme bovine à la fin des années 1990. La presse avait, de fait, beaucoup parlé de suicides d’éleveurs lors de la crise de la vache folle (notamment au décours des abattages de troupeaux).
«Toutes ces contraintes professionnelles peuvent avoir des répercussions indéniables sur l’équilibre personnel des travailleurs agricoles. Ceci est d’autant plus vrai que les agriculteurs doivent assez souvent faire face à un isolement professionnel et social, observent les auteurs de l’étude. Cet isolement professionnel, rapporté par ailleurs comme un facteur de risque de suicide potentiel, semble plus important dans la population des agriculteurs que dans d’autres populations d’actifs tout comme un certain isolement social plus global. L’intrication parfois importante entre vie familiale et vie professionnelle peut également être considérée comme un facteur d’aggravation des contraintes psychosociales auxquelles cette population doit faire face.»
Il faut encore compter avec une moindre propension à faire appel à l’aide médicale ou psychosociale en cas de difficulté. Les liens entre les conditions de travail et le suicide restent cependant extrêmement difficiles à mettre en évidence, compte tenu de la complexité des facteurs impliqués et de la variété des situations concernant l’activité agricole.
Il y a une autre piste, que l’on aurait jadis qualifiée (à juste titre ?) de marxiste. «Ces observations coïncident avec la temporalité des problèmes financiers rencontrés dans ces secteurs sur la période d’étude, écrivent les auteurs. Ces deux secteurs ont été particulièrement affectés par les difficultés financières en 2008 et 2009. Le secteur du lait était jusque-là relativement protégé par un accord tacite sur les prix entre les producteurs et les acteurs économiques. Ainsi, le prix du lait n’était pas soumis à de fortes amplitudes économiques (production et vente toute l’année ; pas de concurrence étrangère). En 2008, ce secteur a vécu une crise importante liée à la rupture de cet accord. Les producteurs de lait ont dû faire face à des difficultés économiques auxquelles ils n’étaient pas préparés.»
Que faut-il en conclure ? Simple association ? Corrélation ? Causalité ? Responsabilité ? «Il s’agit d’une étude descriptive qui ne permet pas de mettre en évidence de relation causale entre l’activité agricole et la surmortalité par suicide observée» soulignent, prudents, les auteurs. Ils écrivent aussi : «le risque de décéder par suicide est trois fois plus élevé chez les chômeurs par rapport aux personnes en activité professionnelle.» Au final il semble bien que seule l’épidémiologie pourra nous dire si, oui ou non, le suicide est une fatalité. Et, le cas échant, comment le prévenir.
Certains suicides sont déclarés comme des accidents
Bernard Lannes, le président de la Coordination rurale, explique que certains suicides des agriculteurs seraient maquillés en accidents, pour éviter aux assurance de payer les dédommagements.
"Quand il y a un suicide, si ce n'est pas par pendaison ou par arme à feu, il est déclaré comme un accident", dénonce Bernard Lannes, le président de la Coordination rurale.
Sinon, "l'assurance décès et invalidité ne marche pas", explique-t-il. "Si la personne a des emprunts, c'est la double peine pour sa veuve", s'indigne le syndicat, au lendemain de la publication d'un rapport par l'Institut de veille sanitaire (InVS). Dans ce document, l'établissement public de surveillance rapporte que près de 500 suicides ont été enregistrés sur les trois années 2007, 2008, 2009 chez les agriculteurs.
Au total, 417 hommes et 68 femmes sont passés à l'acte au cours de la période, avec une surmortalité particulièrement marquée chez les éleveurs (bovins-lait et bovins-viande) âgés de 45 à 64 ans.
L'échec insupportable
Au-delà de l'aspect financier, ce nombre important de suicides pourrait également s'expliquer par le fait que l'échec leur serait particulièrement insupportable. "Quand on est agriculteur, ce n'est pas par hasard", affirme Bernard Lannes. "Dans beaucoup de cas, on est dans un système de transition générationnelle, dans lequel le chef d'exploitation a choisi celui ou celle qui prendra la suite."
"Lorsque ce maillon de transition commence à subir des problèmes, il s'isole, les problèmes s'accumulent. Et il en arrive à cet acte ultime car il ne peut pas faire autrement", déplore le président du syndicat agricole.
Prévention du suicide dans le monde agricole
Loin d’être propre à la France, cette surmortalité par suicide est aussi observée dans plusieurs pays, notamment au Royaume-Uni, en Australie, au Canada et en Corée. « De fait, la mise en place d’une surveillance épidémiologique au long cours de la mortalité par suicide chez les agriculteurs s’avère nécessaire », assure l’InVS. Qui a d’ores et déjà programmé une intégration des données de la période 2010-2011. L’association Solidarités Paysans demande également « d’encourager la prise en charge par la Mutualité Sociale Agricole (MSA) des consultations avec des psychologues pour les agriculteurs confrontés à des risques psychosociaux ».
Cette étude s’inscrit comme l’une des mesures du plan de prévention du suicide dans le monde agricole, annoncé par le ministère de l’Agriculture en mars 2011 et dont la mise en œuvre a été confiée à la MSA. L’organisme mutualiste a mis en place dans plusieurs régions des groupes de parole, des numéros d’assistance téléphonique, des réunions et des cellules de prévention. « En 2012, sur l’ensemble du territoire français, 408 situations de fragilisation ont été détectées, parmi lesquelles 144 cas étaient des situations urgentes et graves », souligne la MSA. En complément du soutien apporté par le Samu social agricole ou l’Association des producteurs de lait indépendants (Apli), Solidarité Paysans cherche à développer l’entraide entre agriculteurs et à lutter contre leur isolement.
En attendant, certains départements ont déjà entrepris de lutter contre la solitude des agriculteurs, de plus en plus victimes de dépression. En Lozère, la Mutualité sociale agricole a ainsi mis en place, en 2011, un projet pour rompre cet isolement. Des assistantes sociales leur rendent visite pour les aider dans la gestion de leurs papiers administratifs... Ces rencontres permettent d'apporter une aide psychologique aux agriculteurs, mais aussi de parler de difficultés rarement évoquées avec l'entourage.
[1] Bossard C, Santin G, Guseva Canu I. Surveillance de la mortalité par suicide des agriculteurs exploitants. Premiers résultats. Saint-Maurice : Institut de veille sanitaire ; 2013. 26 p. Disponible à partir de l’URL : www.invs.sante.fr.