Le nombre et les dimensions des navires de fret ont fortement augmenté ces dernières années. Une situation de surcapacité devenue préoccupante pour les principales compagnies de shipping.
Outil indispensable au commerce mondial, le fret maritime a plus que triplé depuis les années 1970. Aujourd’hui, plus de 8 milliards de tonnes de marchandises sont convoyées chaque année par plus de 50’000 navires à travers la planète. Il faut souligner que chaque cargo de dernière génération peut transporter jusqu’à 18’000 conteneurs, soit trois fois plus que les bateaux de la génération de l’an 2000! Ce marché est aujourd’hui dominé par des géants du shipping comme le groupe danois A.P. Møller-Mærsk (600 navires en opération), la compagnie MSC basée à Genève, la française CMA CGM, la taïwanaise Evergreen ou encore la chinoise COSCO.
Malgré ces chiffres impressionnants, le secteur traverse une phase difficile. En cause: une situation temporaire de surcapacité, c’est-à-dire un excès d’offre par rapport à la demande. «Les compagnies de shipping ont commandé beaucoup de cargos avant la crise financière, pendant les années de boom, explique Carlos Cordón, professeur à l’IMD de Lausanne. Mais construire un bateau prend du temps, entre un et deux ans en moyenne. A la livraison, la demande n’était de loin plus aussi forte.»
Résultat: le «Baltic Dry Index» (BDI), un indice de prix pour le transport maritime de matières premières, qui avait atteint un pic à plus de 10’000 points en 2007, s’est totalement effondré sous les 1000 points au cours des années suivantes. Alors que les tarifs du fret maritime étaient particulièrement élevés avant la crise grâce à l’accroissement rapide du commerce avec la Chine, la tendance s’est brutalement inversée: cette industrie est passée d’une situation de sous-capacité à un état de surcapacité en quelques mois.
La chute des prix a été particulièrement brutale sur les routes les plus fréquentées du commerce maritime global, comme l’illustre Carlos Cordón avec l’exemple suivant: «Il revient à présent moins cher d’envoyer une cargaison de Djakarta à Rotterdam — une liaison ultra-couverte par les grandes compagnies — que de Djakarta à une île indonésienne voisine!» Pour réagir à la baisse des commandes et des prix, certaines entreprises de shipping réduisent à présent leur flotte existante. Le groupe japonais Mitsui Line a, par exemple, décidé de démolir tous ses navires dépassant quinze ans d’âge…
Les sociétés A.P. Møller-Mærsk, MSC et CMA CGM, qui représentent 40% des capacités globales de conteneurs, ont de leur côté formé une alliance, baptisée «3P». L’idée est de se partager l’espace à disposition sur leurs bateaux, afin qu’ils ne naviguent pas à vide, quitte à laisser certains navires à quai. Les compagnies réduisent aussi la vitesse de navigation sur leurs lignes («slow steaming») pour économiser du carburant.
Les bateaux de très grande taille posent un autre problème, explique Richard Armstrong de Armstrong & Associates: «Ils sont trop gros pour être accueillis par certains ports, par exemple ceux de Savannah (Etats-Unis) ou du sud du Vietnam, et ne peuvent servir que pour les routes les plus traditionnelles, comme Shanghai-Hambourg.»
Comment comprendre, alors, que malgré ces écueils et le contexte préoccupant de surcapacité les sociétés de shipping continuent de commander des navires au tonnage de plus en plus important? Car c’est là le grand paradoxe: la course au gigantisme est loin d’être achevée! En témoigne la nouvelle série «classe E» du leader mondial A.P. Møller-Mærsk: 20 navires aux dimensions impressionnantes (400 m de long pour 60 m de large).
Spécialiste de la logistique à l’EBS Business School de Wiesbaden (Allemagne), Sebastian Heese identifie plusieurs facteurs explicatifs. «Les sociétés de shipping peuvent tabler sur une reprise à terme de la croissance, qui justifiera des capacités plus importantes sur les routes globales majeures. Elles anticipent donc une augmentation des échanges de marchandises à l’échelle mondiale.» Par ailleurs, les prix de commande des navires de grande dimension auprès des chantiers navals ont eux aussi baissé sous l’effet de la récession. Une incitation perverse!
Pour l’expert, cependant, les sociétés de logistique sont d’abord enfermées dans un cercle vicieux. «S’il n’y avait qu’un seul acteur sur le marché, il est évident qu’il choisirait, de manière rationnelle, de stabiliser voire de réduire la taille de ses nouveaux porte-conteneurs, pour diminuer l’offre.» Mais tel n’est pas le cas… Pour rester compétitives, les compagnies tentent de baisser encore davantage leurs frais par rapport à la concurrence, via des économies d’échelle.
«Plus les bateaux sont gros, plus les compagnies réalisent des économies d’échelle, en termes de transport de marchandises mais aussi de carburant. C’est une évolution historique et ces compagnies ne veulent pas changer de stratégie à long terme. Le problème, c’est que toutes suivent cette logique en même temps et à grande échelle, ce qui accroît encore le problème de surcapacité. Elles veulent toutes réduire leurs coûts via des économies d’échelle, quitte à empirer provisoirement la situation.» A leurs yeux, les options restent inchangées, malgré les mauvaises conditions macroéconomiques: il faut grandir ou mourir. Et surtout, tenir le coup en attendant des vents plus favorables.