La bénichon cartonne toujours © Isabelle Clément
Fête séculaire aux origines parfois méconnues, la bénichon souffre-t-elle de son grand âge? Selon de jeunes Fribourgeois interrogés, le succès paraît toujours vif.
Célébrée généralement, selon les villages, entre septembre et octobre, la bénichon est synonyme pour beaucoup de repas aux proportions gargantuesques et de moments chaleureux en famille. C’est d’ailleurs pour ces deux raisons précises qu’elle reste appréciée de certains jeunes, à l’image de Christophe Häberli, 25 ans, ou de Joël Boschung, 21 ans, qui y voit «l’occasion de se réunir en famille et de manger le repas traditionnel». Lui et sa famille y mettent une importance particulière: «C’est tout un rituel où l’on prépare le menu la veille: la soupe, les légumes, la moutarde, les cuisses de dames, les bricelets… »
Quant à Christel Borgognon, 22 ans, la bénichon prend pour elle des dimensions plus conséquentes. En tant que membre de la jeunesse de Forel, qui organise chaque année la fête de village, elle s’implique dans un programme de la bénichon très festif. Dont les temps forts sont probablement le verre de l’amitié offert aux villageois et la «levée des danses», durant laquelle les jeunes du village se lèvent pour quelques pas rythmés, invitant les autres à faire de même. A cela s’ajoute évidemment le fameux repas traditionnel.
Des origines religieuses
Si aujourd’hui le caractère familial de cette fête plaît particulièrement aux jeunes, ses origines sont tout autres. Anne Philipona, historienne et coauteure de «Chantons, dansons, bénichonnons» aux Editions La Sarine, rappelle ainsi: «La bénichon était à la base une fête profondément religieuse, durant laquelle survenait la bénédiction de l’église», à l’anniversaire de la consécration de celle-ci. Quand donc s’est-elle transformée en un alliage populaire de rassemblement familial et de bonne chère? «Dès le XVe siècle déjà, elle avait une partie profane importante, reconnaît l’historienne. Elle a peu à peu perdu tout son caractère religieux pour s’assimiler à une célébration de la descente des troupeaux de l’alpage. Les fêtes actuelles ne correspondent plus vraiment à ce qui se faisait avant.»
Est-ce que ces racines religieuses revêtent encore une quelconque importance pour ceux qui célèbrent la bénichon? «Pour moi, c’est avant tout un bon moment en famille. Je ne savais pas vraiment d’où venait la fête», avoue Christophe. Même son de cloche chez Christel, qui croyait que la bénichon avait toujours marqué la fin des récoltes. Toutefois, la jeune femme ne se dit pas étonnée: «On est quand même à Fribourg», soit un canton à forte tradition catholique.
Une fête immortelle?
Faut-il s’attendre à voir la bénichon disparaître au cours des prochaines années? C’est peu probable. Malgré des affluences rarement chiffrées, la plupart des organisateurs de bénichons ne remarquent pas de baisse d’intérêt pour cette fête qui attire chaque année des dizaines de milliers de personnes à travers tout le canton. Christel, Joël et Christophe, de leur côté, affirment tous vouloir faire perdurer cette tradition. «Je continuerai lorsque j’aurai des enfants. C’est important, tout bon Fribourgeois se doit de connaître cette fête!», s’enthousiasme Joël.
L’on peut bien regretter que les racines de la bénichon ne soient plus connues des jeunes générations, mais il semblerait que cette fête n’ait pas de souci à se faire quant à sa pérennité…
La bénichon et sa poésie
Non, le dzaquillon n'a pas toujours été tendance à la bénichon.
Annonce parue dans «La Liberté» en 1935. © DR
Il est venu le temps de ces dimanches d’automne bénis où la bénichon sort toute sa tradition. Mais la coutume relève-t-elle plus du lard ou du cochon?
«En ville, maintenant, on sent de plus en plus la commercialisation de la bénichon, si j’ose dire. Elle n’est plus qu’une occasion facile pour les cafetiers de faire une recette sonnante.» Les Fribourgeois qui ont coutume de partager le repas de bénichon en famille auraient tendance à faire ce même constat. Ici, c’est Etienne Suter, par un article publié dans les «Nouvelles étrennes fribourgeoises», qui nous fait part de sa mélancolie pour cette fête qui se perd. En 1934! La bénichon, l’authentique, aurait perdu «toute sa poésie» il y a 81 ans déjà?
«Que non!», diront certains. La coutume est bien sauvée et se vit avec une force nouvelle depuis quelques années. Il n’y a qu’à voir tous ces fiers bredzons et ces menus copieux suivant les recettes historiques. Mais ce patrimoine mis en spectacle est un aspect relativement nouveau de la fête. A l’époque où notre ami Suter écrivait ses souvenirs dans les «Nouvelles étrennes», il n’était pas question pour le paysan de faire la fête en habit de travail: «On sortait pour l’occasion son plus beau costume. Tricorne, […] culotte courte et souliers à boucles remplaçaient pour trois jours la «capatta», le «bredzon» et le «loï» traditionnel.» Si l’on souhaite célébrer la bénichon dans sa plus pure tradition, doit-on alors troquer le bredzon pour le couvre-chef triangulaire? Le tableau prête à sourire. D’ailleurs, cette fête traditionnelle est avant tout une fête vivante: on y célèbre ce que l’on souhaite fêter aujourd’hui. Et, de nos jours, on se plaît beaucoup à dévorer de la poire à Botzi en habit d’armailli!
Mais quelle sera la tendance dans huitante ans? On trouvera peut-être une Fribourgeoise ou un Fribourgeois pour évoquer avec mélancolie l’époque bénie du début du millénaire, là où la bénichon était encore authentique et pleine de poésie. Tandis qu’en 2096, la bénichon se sera commercialisée et la fête transformée en un concours de la plus belle cuquette?
PIERRE GUMY
SELIN VARLI