Bon, je sais que j’ai tort, que l’immense majorité des citoyens ne pensent pas comme moi. Mais voir, durant 90 minutes, 22 hommes courir derrière un ballon et dont chaque coup de pied vaut des dizaines de milliers d’euros ne m’a jamais passionné. Il y a tellement d’autres centres d’intérêt plus enrichissants, tellement d’autres émissions plus palpitantes.
Certes, le suspense d’un match existe, le stade devient thriller. Mais s’extasier devant 22 bonshommes surentraînés qui travaillent leurs muscles et leur technique 24 heures sur 24, c’est considérer le ballon comme un dieu, une idole. Est-ce raisonnable de se prendre pour Zidane dans le confort de son salon, de hurler et de gesticuler à chaque but ou chaque faute ? Quand vous êtes dans le froid d’un stade bourré jusqu’au plus haut gradin à participer au grondement des broncas et autres signes d’allégeance, n’est-ce pas par idolâtrie ?
Le foot, c’est un peu les jeux du cirque de la Rome antique. Avec un but sous-jacent : celui de nous abrutir, de nous faire oublier le temps présent pour ne plus vivre que ces 90 minutes pendant lesquelles des multimillionnaires vont essayer de placer une balle dans le but adverse !
Et pendant ce temps, en France tout au moins, la vie quotidienne se poursuit au milieu des détritus entassés par des éboueurs qui n’en peuvent plus d’ébouer, sur des quais de gare où des nuées de passagers attendent un hypothétique train pour rentrer chez eux ou aller au boulot, dans des aéroports en grève. Et en plein état d’urgence, l’État français devenu incapable laisse des centaines de supporters s’affronter, parmi lesquels on trouve étrangement nombre de racailles venues des banlieues. Et que dire de ces foules bariolées, aux visages peints de leurs couleurs nationales, attendant le but sur les stades ou devant les écrans géants des « fan zones ».
Et pendant ce temps, la France, Euro ou pas, voit des commerçants se lamenter devant leurs magasins éventrés et pillés parce qu’il a été ordonné aux policiers de ne pas faire leur boulot. Que dire de ces clandestins illégaux accueillis à bras ouvert par nos gouvernants qui ne se soucient guère des conséquences. Bref, en République socialiste, on en est presque à envier le sort des autres, mais le dieu foot fait son travail : il évite de penser, de réagir.
Les jambes musclées de nos joueurs « multiculturisés » sont là pour nous faire oublier nos petits tracas quotidiens qui sont si peu par rapport aux scores d’une équipe Suisse dont les couleurs variées doivent donner au monde entier une drôle d’idée de ce à quoi nous, Suisses, ressemblons. Mais passons…
Disons simplement que je préfère penser à hier et réfléchir à demain en espérant que la France remportera, non pas l’Euro, mais son combat contre le chômage, la précarité, et qu’elle retrouvera les valeurs qui l’ont faite ce qu’elle est : le plus beau pays du monde.
C’est ça, le foot…
On nous annoncerait 1 milliard de recettes pour la France. Mais c’est oublier que les dernières Coupes d’Europe ont vu leurs budgets dépassés de 120 à 150 % et, donc, les bénéfices diminués d’autant. Les stades français, de conception ancienne, sont sous-équipés commercialement : ils ne vendent que 5 € de produits par spectateur contre 20 ou 30 en Allemagne ou au Royaume-Uni. Plusieurs études ont démontré que l’oisiveté induite par le spectacle du pays organisateur faisait baisser notablement la productivité dans les entreprises. Pendant ce temps, où le foot dicte sa loi au monde, chacun est branché sur son smartphone, son émission radio ou télé pour suivre les matchs et les innombrables commentaires. Enfin, avec le spectacle auquel nous assistons depuis vendredi, on peut prévoir un budget largement dépassé sur le volet sécuritaire et dégâts collatéraux, sans parler de l’attractivité de la France pour l’investisseur, qui en reprend encore un coup derrière les oreilles. C’est le football.
Des installations démesurées sont construites pour le plus grand bénéfice des entrepreneurs de travaux publics et les campagnes électorales des élus. C’est ainsi que des collectivités locales moyennes se sont dotées de stades géants au prix d’un endettement massif, stades qui restent vides si, par malheur, les clubs rétrogradent, ce qui finit par arriver. Car c’est ça, le foot.
La masse salariale de l’équipe de France est sensiblement équivalente à celle des patrons du CAC 40. Quoi de plus touchant que de voir un public de prolétaires, hier encore en grève contre les salaires des patrons, se réunir dans un stade. Pour crier, s’énerver et porter en triomphe 22 millionnaires de 20 ans sur un carré de pelouse impeccable en train de jouer à la baballe. Des super privilégiés qui dictent leurs impératifs alimentaires ou religieux, qui font des déclarations hallucinantes, roulent dans des voitures hors de prix, s’octroient les prestations sexuelles tarifées de jeunes filles tout juste mineures ou à peine majeures – on ne saura jamais. Des gars qui se roulent par terre en couinant à la première pichenette et qu’il faut acclamer en héros. Des types qui peuvent déclarer sans ciller dans une presse ébahie « Je suis une légende » et « Je fais plus pour la France que son Président » et à qui on a envie de répondre : « Même si le Président est un vrai nul, toi, tu es un vrai con. » Des comportements antisociaux que personne n’accepterait d’une star de cinéma, d’un homme politique, d’un grand patron sans déclencher l’ire, mais qui sont la norme pour un footballeur. Ainsi va le foot.
Le foot, c’est le spectacle ultime de la société libérale. Un archipel libre dont les règles existent pour être contournées. Un univers dans lequel on admet ce qui déclencherait une révolution dans la vie normale. Un monde parfait, miroir et vision d’avenir d’une anarchie organisée : champagne en loge et bagarre générale en tribune. Ce ne sont pas les déploiements massifs de forces de l’ordre sur équipées qui vont enrayer le cercle vicieux. Si une société tient debout, ce n’est pas du fait de la présence d’une police armée à tous les coins de rue, mais par le civisme, le patriotisme, la bonne éducation et toutes les qualités négligées, ringardisées depuis deux générations. Si le football déclenche un tel déferlement de violence spontanée, c’est qu’il cultive en lui toutes les perversions qui la provoquent.
Egger Ph.