En mars 1968, Pierre Viansson-Ponté signait dans Le Monde un article annonciateur, deux mois avant les "évènements" de mai: "La France s'ennuie". Cette France de l'après-guerre se désespérait de l'absence de perspectives nouvelles en cette fin de règne gaulliste. Cette France jeune, issue du baby-boom, se sentait étouffer au sein d'une société qu'elle ne comprenait pas: trop conservatrice, trop repliée sur son glorieux ou moins glorieux passé (guerres mondiales ou guerres coloniales). Et pendant ce temps une grande partie du monde, de Cuba à New York ou Prague, regardait vers l'avenir, se réinventait, révolutionnait. Un sentiment d'ennui et de décalage qui avait largement contribué à soulever cette jeunesse française, durant un mois de mai où le pouvoir avait bien failli basculer.
Près d'un demi-siècle après, la situation de notre pays a bien changé: une population plus âgée, confrontée à un chômage de masse après le plein emploi et la croissance des Trente Glorieuses. A la paix d'après-guerre a succédée une période plus troublée sur le plan intérieur: terrorisme, crise migratoire, tensions communautaires... Et sur le plan culturel, ce n'est plus tant les idéologies de gauche, émancipatrices, qui bousculent le débat d'idées en France ou dans le monde, mais bien davantage les idées néo-conservatrices. Eric Zemmour et Michel Houellebecq ont remplacé Jean-Paul Sartre.
Et pourtant la France s'ennuie à nouveau. Une majorité de Français (62 %) du moins trouve la vie politique "ennuyeuse". Et face à ce sentiment, 74 % d'entre eux souhaiteraient un "changement radical" dans la société.
Alors, en serions-nous à un climat "quasi-insurrectionnel" comme l'avancent certains?
En réalité, nous ne sommes plus du tout en 1968, et ce ne sont plus les jeunes de gauche qui aujourd'hui "s'ennuient" le plus ou cherchent à "changer le monde": ce sont paradoxalement les sympathisants d'extrême-droite, et une population plutôt âgée.
Ainsi 70 % des électeurs souhaitant la victoire de Marine Le Pen trouvent la vie politique trop ennuyeuse. 90 % souhaiteraient un "changement radical dans la société" (contre 68 % pour les soutiens de Jean-Luc Mélenchon ou 69 % pour ceux de Benoît Hamon). Enfin, 86 % de ces sympathisants "marinistes" déclarent qu' "un autre monde est possible" et "qu'il ne faut pas en avoir peur"...
Une fracture qui n'est pas seulement politique, mais aussi générationnelle: ce sont les plus âgés qui s'ennuient le plus et veulent changer le monde, quand les plus jeunes apparaissent plus pragmatiques, moins en attente de radicalité ou d'utopie. Ces publics "séniors" en attente de changement profond ne sont pas pour autant les "héritiers de mai": la classe d'âge souhaitant le plus "renverser la table" est celle des 50-64 ans, une génération qui n'a pas participé de manière active à Mai 68.
Quoi qu'il en soit, cette France s'ennuie et veut changer de monde, et le risque est réel que les mêmes causes produisent les mêmes effets cinquante ans après. Non plus au service d'une "révolution" des mœurs et de la jeunesse, anticapitaliste ou libertaire, mais plutôt d'une "révolution conservatrice", portant au pouvoir le Front national non pas tellement pour ce qu'il propose – car pour beaucoup ceci est secondaire – mais plutôt pour ce qu'il représente: l'espoir d'un changement radical face à une société incomprise.
En 1968, une jeunesse éprise de libertés souhaitait faire table rase de tous les conservatismes. Cinquante ans après, ce sont les publics les plus conservateurs et les plus âgés qui ne s'y retrouvent plus. Ils ne se sentent plus représentés ni même considérés au sein de cette société multiculturelle, digitalisée, "mondialisée", où la France semble perdre dans le même temps son identité, son industrie, sa puissance... Comme ses cafés et ses commerces de proximité. Et face à ce déclin inexorable de "leur monde", le discours politique et médiatique leur répond comme un seul homme: adaptation au changement, flexibilité, modernité, compétitivité, rationalité... Pas d'alternative.
Ou plutôt une seule alternative: un nouveau conservatisme triomphant, décomplexé, "fun", ne craignant ni la surenchère grossière ni surtout l'utopie. Un néo-conservatisme qui réussit à la faveur de l'actualité mondiale à paraître dans l'air du temps. Qui ne porte ni les désillusions de la gauche ni l'austérité et les sacrifices promis par la droite. Qui ne craint ni les contradictions ni les "faits alternatifs". Et qui dit pouvoir, quand les autres ne peuvent plus. Là est le levier dont pourrait profiter dans quelques semaines l'extrême-droite. Comme Donald Trump aux Etats-Unis, face à un Parti démocrate qui n'a pas tant perdu pour ses échecs que pour avoir cessé de porter une espérance de changement. Pour avoir préféré la rationalité à l'utopie. "Yes we can" était devenu "No you can't" (faire un mur, une politique protectionniste, empêcher les délocalisations ou sortir de la mondialisation...)
Certes, l'Histoire ne se reproduit pas et reste imprévisible. Et Marine Le Pen, bien qu'aux portes du pouvoir, est encore loin d'être majoritaire dans le pays.
Mais à trop se rassurer par les opinions majoritaires des Français, relativement réalistes et pragmatiques (sur l'UE, sur l'économie, sur les menaces portées par le Front national), on risque d'en oublier les signaux faibles qui montrent qu'aujourd'hui, plus encore que la souffrance sociale, c'est surtout la lassitude et l'absence d'alternatives qui pourraient pousser un certain nombre de nos compatriotes à "renverser la table" en votant pour le Front national. Pour voir ce que cela donnerait. Parce qu'il n'y a pas grand-chose à perdre. Ou même juste "pour le fun" et l'excitation du changement à venir.
Une situation face à laquelle le discours moral, rationnel ou simplement pragmatique est sans doute nécessaire. Mais aussi insuffisant.
Aurélien Preud'homme