Chu de che / Je suis d'ici / Sono di qui / Ich bin von hier ! Notre liberté ne nous a pas été donnée, mais combattue et priée par nos ancêtres plus d'une fois! Aujourd'hui, comme autrefois, notre existence en tant que peuple libre dépend du fait que nous nous battions pour cela chaque jour. Restez inébranlable et soyez un gardien de la patrie pour que nous puissions remettre une Suisse libre telle que nous la connaissions à la génération suivante. Nous n'avons qu'une seule patrie!

vendredi 8 décembre 2017

Hôtel des Invalides, Paris – Vendredi 8 décembre 2017




« Si claire est l’eau de ces bassins qu’il faut se pencher longtemps au-dessus pour en comprendre la profondeur. » Ces mots sont ceux qu’André Gide écrit dans son journal à propos de La Bruyère.

Ils conviennent particulièrement à Jean d’Ormesson.

Car plus qu’aucun autre il aima la clarté. Celle des eaux de la Méditerranée, dont il raffolait, celle du ciel d’Italie, celle des maisons blanches de Simi, cette île secrète des écrivains. Celle des pentes enneigées et éclatantes où il aimait à skier, comme celle des criques de la côte turque, inondées de soleil.

Ne fut-il pas lui-même un être de clarté ?

Il n’était pas un lieu, pas une discussion, pas une circonstance que sa présence n’illuminât. Il semblait fait pour donner aux mélancoliques le goût de vivre et aux pessimistes celui de l’avenir.

Il était trop conscient des ruses de l’Histoire pour se navrer des temps présents, et sa conversation, elle-même, était si étincelante qu’elle nous consolait de tout ce que la vie, parfois, peut avoir d’amer.

Jean d’Ormesson fut ainsi cet homme entouré d’amis, de camarades, offrant son amitié et son admiration avec enthousiasme, sans mesquinerie. Ce fut un égoïste passionné par les autres. Sans doute son bréviaire secret était-il Les Copains de Jules Romains, auquel il avait succédé à l’Académie française. Berl, Caillois, Hersch, Mohrt, Déon, Marceau, Rheims, Sureau, Rouart, Deniau, Fumaroli, Nourissier, Orsenna, Lambron ou Baer… je ne peux les citer tous, mais cette cohorte d’amis, ce furent des vacances, des poèmes récités, de la liberté partagée.

Pour ceux qu’il accompagna jusqu’au terme ultime, sa présence et sa parole furent des baumes incomparables. Comme son cher Chateaubriand le disait de Rancé, « on croyait ne pouvoir bien mourir qu’entre ses mains, comme d’autres y avaient voulu vivre ».

Cette grâce lumineuse, contagieuse, a conquis ses lecteurs qui voyaient en lui un antidote à la grisaille des jours. Paul Morand disait de lui qu’il était un « gracieux dévorant », rendant la vie intéressante à qui le croisait. C’est cette clarté qui d’abord nous manquera, et qui déjà nous manque en ce jour froid de décembre.

Jean d’Ormesson fut ce long été auquel, pendant des décennies, nous sommes chauffés avec gourmandise et gratitude. Cet été fut trop court, et déjà quelque chose en nous est assombri.

Mais celui que l’on voyait caracoler, doué comme il l’était pour l’existence et le plaisir, n’était pas le ludion auquel quelques esprits chagrins tentèrent, d’ailleurs en vain, de le réduire.

La France est ce pays complexe où la gaieté, la quête du bonheur, l’allégresse, qui furent un temps les atours de notre génie national, furent un jour, on ne sait quand, comme frappés d’indignité. On y vit le signe d’une absence condamnable de sérieux ou d’une légèreté forcément coupable. Jean d’Ormesson était de ceux qui nous rappelaient que la légèreté n’est pas le contraire de la profondeur mais de la lourdeur.

Comme le disait Nietzsche de ces Grecs anciens, parmi lesquels Jean d’Ormesson eût rêvé de vivre, il était « superficiel par profondeur ».

Lorsqu’on a reçu en partage les facilités de la lignée, du talent, du charme, on ne devient normalement pas écrivain, on ne se veut pas à toute force écrivain, sans quelques failles, sans quelques intranquillités secrètes et fécondes.

« J’écris parce que quelque chose ne va pas », disait-il, et lorsqu’on lui demandait quoi, il répondait : « je ne sais pas » ou, plus évasivement encore : « je ne m’en souviens plus ». Telle était son élégance dans l’inquiétude.

Et c’est là que l’eau claire du bassin soudain se trouble. C’est là que l’exquise transparence laisse paraître des ombres au fond du bleu cobalt. Un jour vint où Jean-qui-rit admit la présence tenaillante, irréfragable, d’un manque, d’une fêlure, et c’est alors qu’il devint écrivain.

Ses yeux aujourd’hui se sont fermés, le rire s’est tu, et nous voici, cher Jean, face à vous. C’est-à-dire face à vos livres. Tous ceux que vous aviez égarés par vos diversions, que vous aviez accablés de votre modestie, tous ceux à qui vous aviez assuré que vous ne dureriez pas plus qu’un déjeuner de soleil, sont face à cette évidence, dont beaucoup déjà avaient conscience, se repassant le mot comme un secret.

Cette évidence, c’est votre œuvre.

Je ne dis pas : vos livres, je ne dis pas : vos romans. Je dis : votre œuvre. Car ce que vous avez construit avec la nonchalance de qui semble ne pas y tenir se tient devant nous, avec la force d’un édifice où tout est voulu et pensé, où l’on reconnaît à chaque page ce que les historiens de l’art appellent une palette, c’est-à-dire cette riche variété de couleurs que seule la singularité d’un regard unit.

La clarté était trompeuse, elle était un miroir où l’on se leurre, et le temps est venu pour vous de faire mentir votre cher Toulet. « Que mon linceul au moins me serve de mystère », écrivait-il. Votre linceul, lui, désormais vous révèle.

Nous devrons, pour vous entendre, à présent tendre l’oreille, et derrière les accords majeurs nous entendrons, comme chez Mozart, la nuance si profonde des accords mineurs.

Ce que votre politesse et votre pudeur tentaient de nous cacher, vous l’aviez mis dans vos livres. Et ce sont les demi-teintes, le « sfumato » subtil, qui vont à présent colorer la surface claire. Ce sont ces mille couleurs qui flottent comme sur de la « moire » précisément, dont Cocteau parlait en essayant de qualifier les blancs de Cézanne. Nous ne vous découvrirons ni triste ni sombre, mais derrière votre ardeur nous saurons voir une fièvre, derrière vos plaisirs une insatisfaction, et derrière votre bonheur quelque chose d’éperdu, de haletant, qui nous touche en plein cœur.

Nous entrerons dans le secret de cette âme qui s’est si longtemps prétendue incrédule pour comprendre qu’elle ne cessa d’embrasser le monde avec une ferveur mystique, débusquant partout, au cœur de son ordre improbable et évident, ce Dieu, au fond si mal caché, dont vous espériez et redoutiez la présence et qui, peut-être, dans quelque empyrée, vous fit enfin : « La fête continue. »

Vous ne nous aviez pas si bien trompés, il est vrai. Nous savons que votre conversation la plus personnelle était réservée à ces écrivains que fascinèrent les mystères du monde, et d’abord l’insondable mystère du temps. Cheminer avec saint Augustin, Chateaubriand, Proust, c’est n’être point dupe des arcanes de la vie. S’entretenir par-delà la mort avec Caillois, Berl, ou votre père, c’est frayer dans des contrées parfois austères où vous alliez nourrir la force de vos livres. C’est dans ces confrontations intimes que vous alliez puiser cette énergie incomparable. Contrairement à Chateaubriand (encore lui), qui se désespérait de durer, vous avez cru qu’en plongeant au cœur des abîmes de la vie vous trouveriez la matière revigorante et universelle de livres où chacun reconnaîtrait sa condition, où chacun se consolerait de ses contradictions.

Et pour cela vous avez inventé, presque sans la chercher, cette forme nouvelle tenant de l’essai, de l’entretien, de la confession et du récit, une conversation tantôt profonde, tantôt légère, un art libertin et métaphysique. C’est ainsi que vous avez noué avec les Français, et avec vos lecteurs dans tant de pays, une relation particulière, une proximité en humanité qui n’était qu’à vous.

Le courage de l’absolu dans la politesse d’un sourire.

C’est cela, votre œuvre, elle vous lie à Montaigne, à Diderot, à La Fontaine et Chateaubriand, à Pascal et Proust, elle vous lie à la France, à ce que la France a de plus beau et de plus durable : sa littérature.

C’est le moment de dire, comme Mireille à l’enterrement de Verlaine : « Regarde, tous tes amis sont là. » Oui, nous sommes là, divers par l’âge, par la condition, par le métier, par les opinions politiques, et pourtant profondément unis par ce qui est l’essence même de la France : l’amour de la littérature et l’amitié pour les écrivains. Et ce grand mouvement qu’a provoqué votre mort, cette masse d’émotion, derrière nous, derrière ces murs, autour de nous et dans le pays tout entier, n’a pas d’autres causes. À travers vous, la France rend hommage à ce que Rinaldi appelait « la seule chose sérieuse en France, si l’on raisonne à l’échelle des siècles ».

Évoquant, dans un livre d’entretien, votre enterrement, vous aviez écrit : « À l’enterrement de Malraux, on avait mis un chat près du cercueil ; à celui de Defferre c’était un chapeau. Moi, je voudrais un crayon, un crayon à papier, les mêmes que dans notre enfance. Ni épée, ni Légion d’honneur, un simple crayon à papier. »

Nous vous demandons pardon, Monsieur, de ne pas vous avoir tout à fait écouté, pardon pour cette pompe qui n’ajoute rien à votre gloire. Avec un sourire auriez-vous pu dire peut-être que nous cherchions là à vous attraper par la vanité et peut-être même que cela pourrait marcher.

Non, cette cérémonie, Monsieur, nous permet de manifester notre reconnaissance et, donc, nous rassure un peu. Du moins puis-je, au nom de tous, vous rester fidèle en déposant sur votre cercueil ce que vous allez et ce que vous aviez voulu y voir, un crayon, un simple crayon, le crayon des enchantements, qu’il soit aujourd’hui celui de notre immense gratitude et celui du souvenir.

Emmanuel Macron