Chu de che / Je suis d'ici / Sono di qui / Ich bin von hier ! Notre liberté ne nous a pas été donnée, mais combattue et priée par nos ancêtres plus d'une fois! Aujourd'hui, comme autrefois, notre existence en tant que peuple libre dépend du fait que nous nous battions pour cela chaque jour. Restez inébranlable et soyez un gardien de la patrie pour que nous puissions remettre une Suisse libre telle que nous la connaissions à la génération suivante. Nous n'avons qu'une seule patrie!

vendredi 8 décembre 2017

Jean d'Ormesson, "Adieu à l'enchanteur"



«Une beauté pour toujours. Tout passe. Tout finit. Tout disparaît. Et moi qui m'imaginais devoir vivre pour toujours, qu'est-ce que je deviens? Il n'est pas impossible... Mais que je sois passé sur et dans ce monde où vous avez vécu est une vérité et une beauté pour toujours et la mort elle-même ne peut rien contre moi.» 

Jean d’Ormesson


L’Enchanteur est parti. Il nous laisse égarés, appauvris de ce sel si particulier qu’il apportait à nos mornes existences. Il redonnait de l’espoir, non par une croyance bébête au bonheur où on l’enfermait, parfois même avec son consentement, mais par ce qu’il incarnait et insufflait : la vie de l’esprit. Un monde superficiel risque de ne voir en Jean d’Ormesson que ce qui lui ressemble : le personnage léger, ondoyant et divers, sorte de Pic de la Mirandole à l’usage du journal télévisé, interlocuteur incontournable des grands politiques, qui savait rendre intelligents tous ceux qui l’écoutaient. Un prodigieux causeur, à l’égal de Malraux ou d’Emmanuel Berl. Un homme qui savait parler aussi bien à l’oreille fatiguée des vieux généraux qu’à celle des jeunes filles et des jeunes gens, chez lesquels il allumait la griserie de vivre et d’aimer. Mais, en l’enfermant dans cette image légendaire, on risque de commettre une grave erreur d’optique : c’était surtout et avant tout un écrivain.

La littérature était son pays ; elle était sa religion ; elle était sa passion. Il n’a jamais vécu que pour elle, par elle. Il la vivait, la respirait en tout. Les livres qu’il écrivait n’étaient que le prolongement des bonheurs qu’il éprouvait à lire les écrivains et les poètes, sûrement ses seuls vrais amis, ceux avec lesquels il entretenait un commerce silencieux et secret. Pour lui, vivre c’était aussi participer à la littérature, à ce grand chant du monde célébré par les poètes. Allait-il en Italie, il était accompagné de Dante, de Chateaubriand. Que ce soit dans l’amour ou dans l’amitié, marchant au soleil dans les chemins corses ou sur des skis à Val-d’Isère, la littérature, les mots, les vers étaient omniprésents. Ils affleuraient naturellement à sa bouche. Notre amitié est née de cette merveilleuse intoxication réciproque. Ensemble, nos personnes comptaient peu. Nous étions ailleurs, dans un autre monde où désormais je serai seul.

Jean d’Ormesson ne laisserait pas le sentiment d’un si grand vide si, par sa personne et par son œuvre, il n’avait contribué à colmater les brèches d’une société à bien des égards en perdition. Il incarnait un merveilleux contrepoison à la médiocrité et à la vulgarité. Tout ce que la France réunissait d’élégance, sauvegardait d’art, de légèreté et d’esprit se résumait en lui. On l’aimait parce qu’il illustrait le Français éternel, tel qu’il a été et ne sera plus après lui : léger et profond comme Voltaire, amusant et primesautier comme Sacha Guitry, ayant gardé du XVIIIe siècle le goût des sciences humaines et du romantisme les grands envols de l’imagination. On l’aimait parce qu’il représentait toutes les qualités qui ont constitué un pays exceptionnel qui a su allier l’élégance de la pensée, la légèreté amusante, l’humour et la tolérance. Il avait aussi réussi cette gageure de réunir dans sa personne les anciens parfums fanés de l’aristocratie et la méritocratie républicaine. Aussi chaque Français doit-il avoir aujourd’hui le sentiment douloureux de perdre un ami, et partage, comme nous la partageons, la peine de Françoise, son épouse, et de sa fille, Héloïse, qui lui ont donné tant de joies.

Rien n’a jamais mieux résumé pour moi Jean d’Ormesson que la formule qu’emploie Shakespeare pour définir l’amour : l’éternité plus un jour. Personne n’a éprouvé comme lui une curiosité plus avide sur l’homme, son origine, son avenir, tout en ayant une aussi grande conscience de l’impermanence des choses et du caractère éphémère de la vie. Ce jour intense, lumineux, radieux, comme il a passé vite. Comme il nous manquera. 

Jean-Marie Rouart