« Poitevin la Fidélité » s’en est allé vers d’autres fourneaux. Les dieux sont ce qu’ils sont, parfaits certes, mais il n’y a pas de raison qu’ils soient privés des dons et des douceurs qu’ils nous dispensent. Après avoir régalé les grands de ce monde, le chef aux 32 étoiles est donc parti exercer son art dans les hautes sphères célestes. Le cancer du pancréas est sans pitié aucune.
Joël Robuchon, c’était le génie culinaire, bien sûr, mais, depuis toujours, « du travail, du travail et encore du travail ». Il n’y a pas de secret, le talent sans travail acharné n’est rien. La réussite est à ce prix et la sienne a été éclatante : pour finir, 1.000 employés et 100 millions de chiffre d’affaires dans ses divers établissements.
À l’heure où les restaurateurs demandent, faute de main-d’œuvre, à pouvoir embaucher des demandeurs d’asile pour faire la plonge, l’histoire de Robuchon devrait être enseignée dans les écoles.
Avant d’accumuler les étoiles et d’accéder à la célébrité mondiale, ce Poitevin, fils d’un maçon et d’une femme de ménage, a voulu être prêtre. Pas de grand-mère derrière les casseroles, pas de petit ou grand bouchon dans son cas, mais des sœurs ; celles qu’il accompagnait à la cuisine dans ses années de petit séminaire.
Dans un livre de souvenirs paru en 1992, il confiait : « Je préparais les légumes, je nettoyais les casseroles et le fourneau, c’était pour moi des grands moments de plaisir. À l’âge de 15 ans, lorsque j’ai dû trouver du travail à cause de difficultés familiales, j’ai choisi la cuisine parce qu’il me semblait que cette activité m’apporterait des satisfactions dans la vie. »
1re leçon de cuisine : les voies du Seigneur sont impénétrables…
2e leçon de cuisine : apprentissage et humilité.
Joël Robuchon a fait ses classes à Chasseneuil-du-Poitou, au Relais de Poitiers : « De 7 heures du matin à 23 heures, je faisais tout : récurer les casseroles, plumer, gratter, écailler, tondre le gazon, plier le linge… » Une excellente école du respect, à l’entendre : quand on est passé par là, on connaît la valeur des choses. À 21 ans, il sera « Poitevin la Fidélité » pour accomplir son tour de France « qui le confrontera au savoir-faire, au sens du partage et à la poigne d’acier de chefs de tout l’Hexagone », comme l’écrit Le Monde.
« Comme compagnon, disait Robuchon, j’ai appris une chose. Même si l’on pense avoir bien fait une chose, on peut toujours faire mieux. Et il n’y a pas de plus grande satisfaction personnelle que de donner le meilleur de soi-même. »
Voilà qui devrait être inscrit sur les tableaux (hélas numériques) des écoles.
On connaît la suite : meilleur ouvrier de France, récompenses, étoiles, réussite hors du commun…
3e leçon de cuisine : du travail, du travail, toujours du travail !
Ils ont en France, une attraction/répulsion pour les métiers dits manuels. On adule un grand chef étoilé mais envoyer un enfant vers l’apprentissage est une tare familiale que l’on cache aux voisins. 20 % d’illettrés et 90 % de bacheliers par année… Hors de l’abstraction, point de salut, paraît-il. Foutaise. La preuve par Robuchon. Oui, mais voilà, il faut accepter d’affronter la dure loi de ces métiers.
Je finirai donc par une anecdote.
Après de longues et brillantes études de management, puis une tout aussi brillante carrière comme DRH d’un grand groupe, une personne de ma connaissance a décidé de changer de vie pour réaliser enfin son rêve. La cinquantaine se profilant à l’horizon, elle s’est attelée à un CFC de pâtissier-glacier.
Pfffftttt… un CFC ! disent les fortes têtes en haussant les épaules.
Elle a obtenu son CFC, brillamment là encore, mais elle a fini épuisée, confiant à qui voulait l’entendre qu’elle avait passé là les stages et les épreuves les plus difficiles de sa vie. Au point qu’en cas d’échec, elle n’aurait pas renouvelé sa tentative !
Mais si, demain, vous dégustez ses sorbets, je vous promets que vous vous en souviendrez…
En 1984, l'éloge de Joël Robuchon par Paul Bocuse
Paul Bocuse et Joël Robuchon, deux géants de la gastronomie, à la Sorbonne, en septembre 2003.
© JOEL SAGET / AFP
Joël Robuchon, pour moi, c'est la perfection; ses trois étoiles lui ont été attribuées pour sa discipline, sa rigueur, son amour du travail bien fait. Son itinéraire n'est pas passé inaperçu. Déjà au Frantel de Rungis, on parlait de lui; plus tard, au Concorde Lafayette, il m’avait littéralement époustouflé, lors d'un dîner des maîtres-cuisiniers de France. Je m’étais dit : «C’est un type hors du commun.» Ensuite, à l’hôtel Nikko, avec le restaurant «Les Célébrités», il a fait de nouveau des prodiges et trouvé le moyen d’enlever deux étoiles, chose jamais vue dans un hôtel et surtout tenu par des Japonais.
Timide, mais avec un tempérament de gagneur, il ne bouge pas de sa cuisine, prend le vent et, sans être trop aventurier, trouve la stabilité de son art. La meilleure preuve de sa réussite : on parle de «la cuisine de Joël Robuchon» et, surtout, on copie ses raviolis de langoustines au chou, sa bohémienne de filets de rougets, son rôti d’agneau en croûte de sel... Sa troisième étoile, il la méritait bien et je le voyais difficilement ne pas la gagner.
La nouvelle vague a su tirer le meilleur de la nouvelle cuisine sans se couper de la tradition. L'originalité avait disparu. Lorsque la mode d’un plat, d'un fruit ou d’un légume était lancée, on ne voyait plus que ce plat dans la France entière et dans toutes les capitales... Lors d'un de mes passages à Paris, je suis allé dans quatre restaurants; j'y ai trouvé la même carte avec, partout, du broccoli et du kiwi, à croire qu'une péniche de kiwis avait heurté un bateau chargé de broccolis sur la Seine et qu'il fallait écouler la marchandise. Cette «nouvelle cuisine» ne savait plus utiliser que des produits rares, très sophistiqués et hors de prix. Rien dans l'assiette, tout dans l'addition. Alors que nous avons la chance d'habiter un pays aux ressources inestimables. Nous avons des crus de beurre, de crème et de vin, des légumes et des viandes admirables. Utilisons-les et faisons une cuisine de marché, une cuisine de terroir. Aujourd'hui, on masque à tout prix les odeurs, les fumets et les hottes filtrantes-aspirantes n'en sont pas les seules responsables. On a placé le nez sur une voie de garage. Joël Robuchon a bien compris cela en proposant une cuisine bien équilibrée, de juste cuisson et en mettant l’accent sur les parfums subtils des herbes fraîches, de l'estragon, du cerfeuil, de la coriandre... Il y a tellement d'aromates tous plus agréables les uns que les autres. Sans aller loin, on les trouve même dans nos petits jardins.
La vraie cuisine d'aujourd'hui, c'est simplement la bonne cuisine. Un jeune cuisinier, sérieux, respectueux de la sainte trilogie «beurre, crème, vin», de la fraîcheur des produits, qui connaît bien son métier, a toutes les chances de monter sur le podium des trois étoiles. Mais le plus dur, à ce niveau, c'est de conserver cette distinction suprême, de ne pas décevoir... Lourde responsabilité ! Je n'ai aucun souci pour Joël Robuchon et, surtout, je n’ai aucun conseil à lui donner : il est plus fort que moi !
Paul Bocuse
Egger Ph.