"Mauvais acteur, triomphant, avide, arrogant, victime, accusateur et juge"
C’est vraiment un roman qui dépasse les plus folles fictions. Ce mercredi 8 janvier 2020, ce fut LA journée Carlos Ghosn dans l’actualité, en dépit de beaucoup d’autres sujets bien plus "conséquents"…
Avec une diffusion en « direct live » dans le monde entier pendant plus de deux heures. L’exposé ex cathedra de l’ancien PDG de Renault-Nissan avait été préparé par une orfèvre de la communication politique, la célèbre communicante française Anne Méaux, dont on voyait papillonner la chevelure blanche.
On pourrait parler d’indécence. Ou d’obscénité. Ou bien encore d’immoralité, si la morale avait seulement quelque chose à faire dans cette histoire. Ce ne sont pas les adjectifs qui manquent en tout cas après l’hallucinante conférence de presse donnée hier à Beyrouth par un homme en fuite, recherché par Interpol. Accusé d’avoir dissimulé au fisc des dizaines de millions d’euros, sous le coup de procédures judiciaires au Japon mais aussi en France, Carlos Ghosn s’est érigé en procureur. Disant le droit ou ce qu’il doit être.
Il est incontestable que Carlos Ghosn, X Mines, avec ses trois nationalités, française, brésilienne et libanaise, le sauveur de Nissan, a été un grand patron, efficace, surdoué, très intelligent, polyculturel, indispensable, mais aussi, cynique et habile. On a assisté à un one-man-show conçu comme une ode à la gloire du fuyard. Dès que les questions se faisaient très précises, sur les malversations financières qu’il est accusé d’avoir commis, il restait dans le flou et renvoyait sur ses avocats.
Carlos Ghosn a crié au complot contre les dirigeants de Nissan qui l’ont trahi et qui ont manœuvré pour le faire chuter. Concrètement, il a quitté la présidence de Nissan, la présidence de Renault le 24 janvier 2019, et la présidence de Mitsubishi Motors le 21 juin 2019. Ses retraites chapeau et indemnités de départ ont été supprimées ainsi que ses stocks options. Mais faut-il le plaindre ? Carlos Ghosn a demandé d’être traité comme n’importe quel citoyen, pas moins bien.
On dit qu’avec de l’argent, on peut tout s’acheter, mais il faut quand même avoir à la fois une grande habileté et un sacré culot pour oser quitter la légalité et devenir un fugitif. Prendre le maquis ! Le 29 décembre 2019, il a réussi à décoller du Japon et à atterrir à Beyrouth après une escale en Turquie. Charmant cadeau de Noël pour son épouse dont il était séparé depuis si longtemps.
Carlos Ghosn, à grand renfort de publicité, a tenu une conférence de presse le 8 janvier 2020 à Beyrouth pendant plusieurs heures.
De toutes les déclarations que Carlos Ghosn a faites, il y a celle déjà connue du complot contre lui, pour éviter la fusion entre Renault et Nissan. Mais le vrai scoop, une confirmation, c’est qu’il travaillait, en automne 2018, sur le rapprochement de son groupe Renault-Nissan-Mitsubishi avec Fiat-Chrysler, dont un nouveau round de négociation était prévu pour janvier 2019. Il n’a échappé à personne que le 6 juin 2019, Fiat a retiré son offre de fusion avec Renault et que le 2 novembre 2019, Fiat et Peugeot (le groupe PSA) ont officialisé leur fusion.
S’il a refusé de mettre le Liban en difficulté avec le gouvernement japonais, il a toutefois confirmé qu’il allait demander ses droits à Renault. À 65 ans, il va demander en effet ses droits à la retraite. Cynisme, provocation, assurance démesurée ? Carlos Ghosn voudrait retourner la situation en attaquant Renault dont, a-t-il précisé, il n’a pas démissionné mais s’est seulement "retiré" de la présidence car il était en prison.
Pointilleux, Carlos Ghosn a voulu répondre à toutes les accusations, selon lui infondées, de la justice japonaise, mais aussi à tout ce qui a entaché sa réputation, les informations sur la fête (privée) au château de Versailles (sur le compte de Nissan), et même sur ses traits de caractère supposé être celui d’un autocrate et d’un cupide. Il a utilisé chaque fois des arguments convaincants mais peut-être pas inattaquables : pas cupide car refusé l’offre de General Motors qui portait sur un salaire deux fois plus élevé, mais en oubliant de dire qu’au même moment, il négociait au sein de son groupe les moyens d’augmenter très significativement sa rémunération.
Autre argument très comptable : les dirigeants de Nissan l’ont fait chuter pour quelques dizaines de millions d’euros (qu’est-ce que c’est pour un homme si riche ?) alors que depuis son "affaire", l’action de Nissan s’est effondrée et a fait perdre plus de 5 milliards d’euros aux actionnaires. Seules les trois entreprises du groupe (Renault, Nissan, Mitsubishi) ont eu des résultats décevants en 2019, tandis que le reste du marché était en croissance d’environ 12% en moyenne. Carlos Ghosn est bien dans cette optique "moi ou le chaos". Cette opération de « com » illustre la toute puissance de ces grands industriels qui, malgré leurs salaires, n’en ont jamais assez.
Ses réflexions sur la justice japonaise sont intéressantes bien qu’étonnantes : elles sont presque les mêmes que celle de Nicolae Ceausescu lorsqu’il a été jugé très expéditivement, avec sa femme, à savoir qu’il refusait d’être jugé par une justice qui considère que le prévenu est coupable dans tous les cas. Drôle d’idée d’imaginer que le justiciable pourrait choisir sa juridiction. Ainsi, lorsqu’il a déclaré qu’il était prêt à être jugé partout sauf au Japon, j’imagine qu’aucun pays n’a voulu se proposer… à part bien sûr le Japon (et la France dont un juge a ouvert aussi une instruction judiciaire).
Nul doute que Carlos Ghosn, maintenant qu’il a un peu temps, pourrait écrire un excellent livre de témoignage sur la justice japonaise, du genre Vue de l’intérieur, un peu l’équivalent du non moins excellent "Stupeur et Tremblements" d’Amélie Nothomb.
Depuis cette conférence de presse, l’auditeur distrait pourrait presque passer directement de l’affaire DSK à …l’affaire Dreyfus. Il est fort, Carlos ! The show must Ghosn, comme on peut lire sans grande originalité musicale…
L’ex-grand patron de Renault-Nissan a perdu le sens des réalités, et avec lui une partie de la classe politique libanaise qui fait comme si tout cela était normal. Comme s’il était juste d’accueillir un fugitif, évadé d’un pays qui est, rappelons-le quand même, un État de droit et non une obscure dictature sanguinaire. Comme si, alors que depuis des mois des centaines de milliers de Libanais réclament le départ de dirigeants corrompus, l’argent offrait tous les passe-droits. C’est sans doute le cas finalement.
Ce que Carlos Ghosn est venu clamer au peuple du monde est en fait qu’il est au-dessus des lois. Il veut bien s’expliquer, il l’a dit. À condition que ce ne soit pas devant un tribunal et qu’il choisisse la date, le pays. Le Japon, c’est non, la France peut-être, s’il y a quelques assurances. Dans sa grande mansuétude, il apporte des preuves, mais elles sont irréfragables. Il se dit innocent, cela devrait suffire. On est prié de le croire sur parole puisqu’il est Carlos Ghosn.
Ce cynisme et cette arrogance-là sont insupportables. En crachant sur la justice japonaise, c’est sur la justice de tous les États démocratiques, sur tous les justiciables, que crache l’ex-super PDG. Et la complaisance avec laquelle ses déclarations sont accueillies laisse sans voix.
Selon que vous serez puissant ou misérable…
Egger Ph.