Peu d'épisodes ont autant marqué l'Histoire et l'imaginaire collectif que la terrible peste noire qui a ravagé l'Europe entre les années 1346 et 1353, éradiquant entre un quart et la moitié de sa population. On associe à cette ère de pestilence l'image des corps perclus de bubons jonchant les rues, des portes fermées contre les émanations de charniers que l'on brûle, et des processions de flagellants mêlant leurs prières aux sons des lamentations. Et bien sûr, bien sûr, on lui associe l'image du célèbre masque à tête d'oiseau habillant le visage des médecins de peste. À tort.
Masque et bouquet garni
La première mention du masque à bec d'oiseau n'arrive que deux siècles et demi après la peste noire, durant la seconde vague, plus longue et plus sporadique, de la pandémie. On attribue à Charles Delorme, l'extravagant premier médecin de Louis XIII, la description d'un costume protecteur en 1619. Celui-ci consiste en une chemisette, des culottes, des bottines et des gants en cuir de caprin (maroquin du Levant), ingénieusement enfilés pour ne laisser aucune ouverture à l'air extérieur. Un long manteau, lui aussi de cuir, ou de toile de lin cirée, recouvre le tout tandis que le visage est équipé de bésicles et d'un faux nez en forme de bec.
Pourquoi l'ajout de cet appendice singulier ? La théorie des miasmes, en vogue à l'époque, suggère que certains airs « mauvais » sont porteurs de maladies, et que les germes -- dont on ignore alors l'existence -- ne se transmettent pas via le contact entre deux individus mais par l'inhalation de ces vapeurs nocives, présentes dans certains endroits contaminés. Pour le porteur du masque, il importe donc de se prémunir contre ces gaz en purifiant l'air qui parvient à ses narines. Pour ce faire, il opte pour un « bouquet garni » de vinaigre ou d'herbes aromatiques comme la myrrhe, le thym, le camphre ou les clous de girofle, dont il imbibe deux petits morceaux d'éponge placés entre les ouvertures à l'avant du bec et son nez.
Au final, les sources historiques -- ou plutôt l'absence de sources historiques pointant vers un usage clair et répandu des masques de docteurs de peste -- semblent indiquer que ceux-ci relevaient plus de l'objet satirique et symbolique que d'un véritable accessoire dans la panoplie du docteur de l'époque. De nombreuses expérimentations ont certainement eu lieu au cours des siècles que dura la pandémie, néanmoins aucune ne semble avoir donné naissance à un masque de cette forme dont l’usage se serait généralisé. Nous avons probablement la commedia dell'arte, le carnaval de Venise et les quelques pamphlets massivement diffusés à l'époque, à remercier pour l'élévation au rang de légende celui que l'on appelle le médecin de peste.