Cela ne fait pas rêver, mais c’est un fait: les grandes phases d’enrichissement des dernières décennies doivent beaucoup aux crises les plus dommageables à l’humanité. D’innombrables milliardaires se sont créés sur la spéculation boursière et sur la spéculation sur matières premières en 2007-2008, puis 2010-2012, 2020-2021, dont les conséquences sociales ont souvent été dévastatrices (crises économiques, austérité, émeutes de la faim…), mais aussi durant la pandémie du Covid (50 milliardaires créés grâce aux vaccins dans une période de forte paupérisation). C’est encore plus vrai pour les guerres actuelles et leurs lots d’atrocités, toujours plus insupportables pour les victimes et pour quiconque est exposé à ces images d’horreur au quotidien.
Aussi repoussante que soit cette situation, elle fait de rares heureux: les fabricants d’armes. Chez nous, des deux côtés de l’Atlantique, l’économie du réarmement et du commerce d’armes bat son plein, avec des exportations record. Les montants des dépenses militaires mondiales dépassent tout ce qu’on a connu. Les groupes d’armement américains n’ont jamais vendu autant d’armes. En 2023, leurs ventes ont atteint un niveau sans précédent, profitant de la demande élevée des pays européens dans le contexte de la guerre en Ukraine (Allemagne, Pologne, Tchéquie, Bulgarie) et d’autres pays souhaitant se préparer à des conflits majeurs.
Parmi les heureux figurent aussi les gouvernements qui ont fait du secteur de l’armement un pilier de l’économie nationale. Les Etats-Unis, qui contrôlent plus de 40% du marché global des exportations d’armes, doivent une part importante de leur croissance à cette activité. Les revenus 2023 de l’armement équivalaient environ au cinquième des 1610 milliards de croissance du PIB réalisés la même année, ou à 1,3 points sur les 6,3% de croissance.
«The place to be»
Des fortunes se créent aussi, faisant d’autres heureux: les actionnaires des groupes d’armement. Les cours boursiers profitent des chiffres d’affaires record enregistrés depuis deux ans par des groupes comme Lockheed Martin, General Dynamics, Northrop Grumman ou Raytheon. Les revenus de ces géants cotés à la bourse américaine, qui comptent le Département américain de la défense comme principal client, sont littéralement sous stéroïdes depuis deux ans. Leurs actions s’envolent depuis la guerre en Ukraine. Et depuis 1 an, ils ont connu un bond très net suite aux attentats du 7 octobre 2023 en Israël et le déclenchement de la sanglante guerre israélienne qui a suivi au Proche-Orient.
Clairement, pour les investisseurs, les titres de l’armement sont the place to be. Ils misent sur ces fabricants et leurs fournisseurs technologiques comme étant parmi les grands gagnants potentiels d’un embrasement au Proche-Orient ou au-delà. Pour qui aurait acheté ces quatre titres au bon moment il y a un an, le gain s’est élevé, depuis, entre 25% et 80%:
En 2020, en plein Covid, les 100 plus gros fabricants d’armes au monde avaient déjà connu une forte croissance pour la sixième année de suite, au même moment où l’économie mondiale chutait. C’est un de ces secteurs qui ne «connaissent pas la crise». A condition que le monde soit à feu et à sang sans discontinuer, car tout repose sur la persistance de la demande.
La France d’Emmanuel Macron a quant à elle dépassé en 2023 la Russie pour devenir le deuxième exportateur d’armes au monde derrière les USA, ce qui s’est reflété avantageusement sur le destin boursier de Dassault Aviation et de Thales.
De même, l’industrie allemande de l’armement est en passe d’enregistrer des exportations d’armes record en 2024, essentiellement grâce à l’Ukraine mais également à l’Inde, à l’Arabie saoudite et au Qatar. Une situation qui divise la classe politique outre-Rhin. L’action Rheinmetall reflète, elle aussi, très nettement les bonds du 24 février 2022 et du 7 octobre 2023.
Quant aux actions du groupe d’armement Italien Leonardo et du Norvégien Kongsberg, elles ont connu plus de 200% de hausse dès février 2022, des gains qui feraient pâlir ceux des actions tech les plus spéculatives du Nasdaq.
Les ventes d’armes israéliennes ne sont pas en reste. Elles ont atteint un record trois années de suite entre 2020 et 2023, l’industrie de la guerre étant constitutive de cette économie et fournissant à la fois l’armée du pays et des clients étrangers, comme l’Allemagne et des pays d’Asie-Pacifique.
L'économie traditionnelle mise de côté
Seuls les fabricants d’armes suisses n’ont pas croulé sous les commandes en 2023, année où ils ont connu 27% de baisse par rapport à 2022; il faut dire que la concurrence n’a jamais été aussi rude sur le marché commercial de la guerre. Par ailleurs, la Suisse a jusqu’ici officiellement respecté les restrictions légales aux réexportations d’armes vers l’Ukraine et vers d’autres zones de guerre, que lui impose sa politique de neutralité. Même si la tentation de contourner ces restrictions ont été fortes, aussi bien pour Ruag (2023) que pour Pilatus (2019). Il est vrai que sur ce marché, la décence ne paie pas. Elle paie seulement au niveau d’un pays, de ses principes et de sa posture à long terme.
On pourrait penser que la bourse en général se porte bien et que les titres de l’armement font simplement partie d’une tendance générale, mais ce n’est pas le cas. D’autres secteurs de l’économie traditionnelle n’intéressent pas les investisseurs. Sur 5 ans, les cours boursiers de Nestlé, Roche ou Adecco par exemple, sont dans le rouge, de même que Danone ou Bouygues en France. Tout ce qui sort de l’économie de guerre, des valeurs techs, ou des biens de consommation et services destinés au marché des 1% les plus aisés, fait moins recette en bourse ces derniers temps.
C’est ainsi que nos économies récompensent depuis quelques années la militarisation et le réarmement aux dépens d’autres activités comme le commerce pacifique, l’humanitaire, la culture ou l’éducation. A cet égard, l’OTAN a donné un signal clair cet été en annonçant que le «Fonds d'innovation de l'OTAN» va investir dans des startups militaires innovantes à travers l’Europe à hauteur de 1 milliard d’euros. Clairement, les économies d’Europe et des Etats-Unis cèdent à une dépendance accrue envers ce secteur, qui est loin d’être le support sur lequel un pays veuille faire reposer sa prospérité en toute insouciance. Ce secteur, comme ceux précités de la spéculation sur la Bourse et sur les matières premières, se nourrit plus que tout autre de crises dévastatrices pour le reste de la société, sans compter qu’il participe aux violations des droits humains ou aux crimes de guerre. Pour l’Europe, c’est aussi un gros changement de vision qui s’opère. Robert Schuman, le père fondateur de l’Union européenne, écrivait dans un livre paru en 1963 que l’Europe, « avant d’être une alliance militaire ou une entité économique », se devait d’être « une communauté culturelle dans le sens le plus élevé de ce terme ». 60 ans après, on est très loin du compte.
Myret Zaki