Un peu tardivement, cela bouge du côté de l’IA européenne. Emmanuel Macron veut faire de la France un moteur européen du rattrapage technologique face aux avancées américaines et chinoises dans l’intelligence artificielle. A la veille d’un sommet sur l’IA qui s’est tenu à Paris les 10 et 11 février, le président français a donné le ton, annonçant que la France investirait 109 milliards d’euros dans le secteur de l’IA ces prochaines années.
Le lendemain, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen lui a emboîté le pas, promettant de mobiliser un paquet de 200 milliards d’euros à l’échelle du continent. L’Europe veut aussi réglementer ce secteur, notamment pour protéger le grand public face aux possibilités illimitées de l’IA, mais aussi pour encadrer également l’activité professionnelle. La réglementation doit aussi permettre «d’éviter d’être totalement vassalisés, voire esclavagisés par l’IA venue des Etats-Unis ou de la Chine», analyse sur France 24 Jean-Christophe Gallien, politologue et conseiller en communication.
Durant le sommet, une initiative privée baptisée «EU AI Champions Initiative» a réuni 60 entreprises du continent, dont les géants Airbus, L’Oréal, Mercedes, Siemens, ou Spotify, mais aussi des succès locaux comme la startup française Mistral AI, qui a conçu un «Chat» concurrent de l’Américain ChatGPT. Vantée par le président Macron à l’ouverture du sommet, cette application a encore des progrès à faire, selon un test effectué par le HuffPost, révélant que l’IA n’est pas très à jour. Toujours est-il que cette coalition d’entreprises annonce vouloir faire de l'Europe un «leader mondial» de l'IA.
Concurrencer les USA et la Chine
Ces efforts européens ont un objectif affiché: concurrencer l’initiative colossale lancée par Donald Trump le 22 janvier dernier. Baptisé «Stargate», ce partenariat public-privé, qui inclut OpenAI (créateur de ChatGPT), Oracle et Softbank, va mobiliser entre 100 et 500 milliards de dollars sur une durée de 4 ans.
Toutefois, la taille des sommes engagées ne garantit pas toujours le succès. En effet, l’exemple de la Chine est éloquent. Au début de cette année, la start-up chinoise DeepSeek a réalisé une percée mondiale spectaculaire avec son IA générative, gratuite, qui fait aussi bien que la version ChatGPT Plus, avec seulement 6 millions de dollars d’investissements. L’une des caractéristiques clé de cette startup: elle repose sur l’architecture ouverte (open source). Quelles chances réelles a l'Europe face à ces leaders mondiaux?
Bataille perdue face aux premiers entrants
«L’Europe ne peut pas rivaliser avec l’Europe et les USA», estime Solange Ghernaouti, experte internationale en cybersécurité et IA, et présidente de l’Institut de recherche Cybermonde. Les investissements promis par Emmanuel Macron, c’est en matériel, cela concerne par exemple des datacenters, mais cela ne dit rien sur ce qu’on veut en faire.»
Solange Ghernaouti rappelle que la masse des données de plusieurs années est déjà en mains des leaders américains et chinois. «Nous déjà avons fourni toutes nos données, qui ont favorisé l’émergence de géants de l’IA ailleurs. Ils ont un temps d’avance. Il fallait y penser avant. Cela fait des années que les apprentissages de leurs apps sont réalisés avec des données du monde entier.» Aujourd’hui, souligne-t-elle, vouloir faire de l’Europe un leader mondial dans ce domaine, est comme vouloir lancer un Facebook européen: les milliards d'utilisateurs sont déjà sur les plateformes existantes, et l’expérience a montré qu’ils ne bougent pas facilement d’un réseau social à un autre. «A mon sens, les batailles de la donnée et du développement algorithmique sont déjà gagnées.»
Qui possèdera les IA européennes?
En outre, elle souligne que même dans le capital de startups comme la française Mistral, des actionnaires comme les géants américains Microsoft et Nvidia sont présents. «Ce qui compte à la fin, c’est qui possède les données, et les initiatives européennes comptent beaucoup de capital étranger et d’investisseurs internationaux.» Dès le moment où des capitaux étrangers sont engagés, la propriété ultime des données pose question, souligne l’experte d'origine française, qui a enseigné 30 ans dans ce domaine à l’Université de Lausanne.
Où seront les cerveaux?
Dans le même ordre d’idées, il faut considérer qui forme les cerveaux, et où ils travaillent en définitive. «En France, nous sommes certes bons pour faire de la recherche fondamentale, des maths ou de la physique, mais il arrive souvent que des chercheurs partent ailleurs.»
Elle met en garde contre le risque de financer par de l’argent public européen des startups qui pourraient ensuite être rachetées par des géants du reste du monde. «Nous pourrions aussi fournir toute la matière première de base pour faire tourner les systèmes, alors qu’on ne sait pas si on va les posséder au final. Il faut une politique industrielle plus aboutie.»
Qui fabrique les puces?
Ce qui compte aussi, selon Solange Ghernaouti, c’est qui possède les puces. «On ne fabrique pas les puces. Dès lors, on ne peut vouloir être leader alors qu’on dépend du bon vouloir des Etats-Unis de nous livrer les puces. Pour être leader, il faut maîtriser toute la chaîne de production.» Solange Ghernaouti voit les meilleures chances de l’Europe dans le modèle open source (architecture ouverte), sur lequel a aussi misé le leader chinois DeepSeek. «C’est peut-être là qu’il faudrait investir.»
Au demeurant, l’experte souligne que les montants annoncés sont peut-être impressionnants, mais que le succès ne repose pas que les sommes investies, comme l’a bien montré le cas de DeepSeek. «Si on inclut le matériel et les infrastructures dans les sommes annoncées, cela ne signifie pas tant d’argent pour l'IA. C’est comme de dire que l’on va bâtir le plus grand campus d’IA, et d’investir tout l’argent levé dans les bâtiments: cela ne dit pas quelle est la réalité des contrats.»
«Beaucoup de marketing»
Enfin, la chercheuse en cybersécurité pointe un problème, qui n’est pas uniquement celui de l’Europe, mais qui est aussi celui des Etats-Unis et de la Chine: celui de l’alimentation énergétique. Ces systèmes consomment une énorme quantité d’énergie, et les tarifs de l’électricité sont en forte hausse en Europe. «Il faut tenir compte du coût environnemental énorme de ces projets, y compris le coût en eau et en refroidissement. Au final, conclut l’experte, ce sommet est surtout une foire technologique, avec beaucoup de marketing.»
Myret Zaki