L'hypocondriaque, le mal du siècle... © Illustration : Martin Veyron pour "Le Point"
Ce matin, Frédéric, 39 ans, dirigeant d'une petite PME à Roissy, se lève avec la certitude que quelque chose ne va pas. Une douleur brutale, dans l'occiput, comme la veille.
Là où chacun se contenterait d'un comprimé d'aspirine pour que ça passe, Frédéric, lui, envisage le pire. Il se masse la nuque, ressent une raideur, fixe l'ampoule du plafonnier, mais une sensation désagréable, comme un flash, le force à détourner le regard. Cette fois, il en est sûr, il s'agit d'une méningite. Et au ressenti de ces deux symptômes, qu'il connaît par coeur, son pouls s'accélère ; le voilà pris de vertiges, de bouffées de chaleur, dus, sans doute, à la fièvre qui va immanquablement s'installer. Frédéric se passe mentalement le film de sa mort, imminente, foudroyante, et ce matin encore il va devoir faire des efforts draconiens pour prendre du recul, résister à l'envie de courir aux urgences, incapable de se concentrer au travail tant qu'il n'aura pas eu, au moins, son généraliste en ligne.
Frédéric, comme 2 à 4 % de la population française, selon les estimations, souffre d'hypocondrie, un trouble de nature anxieuse, une préoccupation centrée sur la crainte ou l'idée d'être atteint d'une maladie grave.
Tuberculose, leucémies, troubles cardio-vasculaires, sclérose en plaques et cancers : la liste des maladies qui obsèdent ces Argan en puissance, comme dans la pièce de Molière, est interminable. Adeptes du scanner, ils rêvent d'IRM, se damnent pour une scintigraphie. Abonnés aux urgences, exégètes de la posologie médicamenteuse, ils consultent à outrance, sans paradoxalement pouvoir faire confiance aux médecins. Ultra-angoissés à l'idée d'être malades et dans l'impossibilité de s'imaginer ne pas l'être, les hypocondriaques écoutent leurs organes, examinent leur corps en permanence. Frédéric raconte les heures passées à la recherche d'un ganglion, à se palper, se scruter, jusqu'à découvrir un bouton "inquiétant", une langue "trop blanche". Il avoue sa terreur parce qu'il en est à sa seconde angine blanche de l'hiver ("ce qui pourrait cacher un début de glomérulonéphrite"), ne touche plus sa femme depuis que sa masseuse l'a griffé par inadvertance ("et si j'avais le sida ?"), masseuse dont le prénom lui échappe ("c'est sûrement un début d'Alzheimer"). Pis, la semaine dernière, son bilan sanguin lui révélait un mal incurable : "Mes résultats montrent un déficit en LDH, le lactate déshydrogénase bas. Or, associé à des myalgies, des douleurs musculaires, il y a une possibilité de glycogénase musculaire qui, découverte à l'âge adulte, peut dégénérer plus ou moins vite dans un tableau de myopathie." Un vrai Vidal ambulant !
Cette obsession le pousse, lui et ses semblables, vers une forme d'errance, de cabinet en cabinet, menant à l'hyperconsultation. "Ils demandent des tas d'examens complémentaires", explique Philippe Houdart, généraliste à Paris, qui s'inquiète moins des cas de la forme grave de la maladie que de "tous ces gens borderline, à deux doigts de le devenir". Car le phénomène est en train de se généraliser. La plus vieille maladie du monde, identifiée depuis l'Antiquité grecque, considérée par Freud comme "la troisième névrose actuelle", classée aujourd'hui "trouble de nature anxieuse", selon le DSM, ouvrage américain de référence sur les troubles mentaux, est en passe de devenir le mal du siècle. Ce qu'une étude TNS, réalisée en 2012, ne dément pas en indiquant que 30 % des actes médicaux pratiqués ne sont pas "pleinement justifiés". Plus d'un acte sur quatre pour " rassurer les patients", précise le docteur Houdart.
Le nouveau mal du siècle
Pour le professeur Lejoyeux, le bien-nommé, psychiatre à Bichat, auteur de Réveillez vos désirs (à paraître le 27 février chez Plon), ce qui accentue encore plus le phénomène, ce sont les "névroses médiatiques". "C'est la société tout entière qui nous pousse aujourd'hui en permanence vers l'hypocondrie". "On ne fait plus un vaccin sans peser le pour et le contre", explique-t-il, faisant le compte des scandales et des crises de confiance sanitaires à répétition surexploités par les médias : du bisphénol A aux sulfates, en passant par le paraben, la mélamine, le Mediator ou les OGM. Pour preuve, le journaliste Christophe Ruaults, dans son hilarant roman Confession d'un hypocondriaque (1), relève de son côté qu'"entre 1999 et 2006 la rubrique Santé est passée du 12e au 4e rang du JT". L'auteur, à raison, ne parle plus d'"information", mais de "harcèlement". Un matraquage médiatique qui a conduit beaucoup des hypocondriaques latents, borderline, à franchir le cap par le biais, notamment, d'Internet, où prolifèrent les sites et les forums consacrés à la santé.
Les cybercondriaques
Aujourd'hui, sept Français sur dix consultent le Web avant d'aller chez le médecin et Internet est devenu le deuxième moyen de s'informer, devant le pharmacien. Conséquence, les psychiatres ne parlent plus pour ceux-là d'hypocondrie, mais de "cybercondrie". Des malades compulsifs de l'info médicale, qui passent leur temps à consulter sur Internet. De Doctissimo à Atoute.org, c'est sur la Toile que ça se passe. Le forum du site Doctissimo représente la moitié de ses visites, et le site du docteur Dominique Dupagne, c, compte 1 400 000 visiteurs uniques par mois et préfigure le virage vers la télémédecine telle qu'elle est pratiquée aux États-Unis. Parce qu'outre-Atlantique les "cybercondriaques" ont une belle longueur d'avance. Abonnée depuis la France au site américain MedHelp, Audrey, 29 ans, peut poser des questions à des médecins directement en ligne et obtenir une réponse quasi immédiate. Sur la page d'accueil, les titres des articles, Les maladies neurodégénératives de l'âge : la face obscure de la longévité, Comprendre la dépendance aux antalgiques, Mon bébé souffre probablement de la mucoviscidose, donnent le ton. Pour circonscrire l'addiction, le site restreint ses cyberpatients à deux questions par semaine (20 dollars chacune), mais Audrey, dans son besoin compulsif d'avis médicaux, arrive à "pirater le système", nous dit-elle, en se créant de nombreux alias. Internet est devenu sa source de savoir médical en même temps que son médecin traitant. Mais, entre les foires à l'autodiagnostic des forums et la surabondance d'infos des sites (l'entrée "Cancer" ouvre 194 millions de pages sur le moteur de recherche Google), Audrey trouve un apaisement qui se trouve être aussi, et c'est le paradoxe, la source d'une stimulation perpétuelle de son angoisse.
Les dangers du Web
Autre menace dénoncée par les médecins, les "conduites incohérentes" des hypocondriaques. "Ça peut être un grand fumeur qui se scrute les orteils", explique le docteur Houdart . Un danger sur lequel le professeur Lejoyeux insiste : "À cause de leur grande vulnérabilité, les cybercondriaques s'exposent sur Internet à l'achat de médicaments miracles et de poudres de perlimpinpin auprès de n'importe quel charlatan." Boris Cyrulnik, dans cette même veine, prédit "le retour aux médecines pittoresques, à la magie, qui peuvent soigner aussi, mais pas avec les techniques modernes".
Guérir ? De l'espoir, on en a à Bichat, puisqu'aux malades imaginaires on propose des thérapies bien réelles. Les mêmes que pour l'addiction ou la phobie. Mais 30 % seulement des patients verront une amélioration persister au-delà de sept mois. Une amélioration, et non pas une guérison, nous dit-on. Surtout qu'avant d'en arriver là l'hypocondriaque aura résisté. D'abord à se faire soigner l'esprit, puisque c'est son corps qui souffre, ensuite parce que, nous dit Lejoyeux, il y prend du "plaisir" : "Malgré la peur, le malade trouve, même s'il a du mal à l'avouer, de la volupté."
Gilles Dupin de Lacoste, lui, s'en est à peu près sorti. Ce super-hypocondriaque, terrassé plusieurs fois par jour, pendant des années, par des crises violentes, n'en connaît plus aujourd'hui qu'une ou deux par an. Son secret au quotidien pour lutter contre son angoisse : "Dès que j'ai une crise, je prends un anxiolytique et celui-ci calme la crise, donc je constate que c'est une crise d'angoisse, et non pas une maladie grave." Dans son livre paru chez Payot (2), il prétend même être un "hypocondriaque heureux". Lorsqu'on l'interroge, il met toutefois un bémol : "Je ne suis pas heureux au sens où on entend le bonheur. Mais j'ai compris que mon anxiété s'exprime par l'hypocondrie, et je l'ai accepté."
Pour les autres, ceux qui n'ont pas encore trouvé la voie de la guérison, quelle est la marche à suivre ? "Très bonne question", répond le professeur Lejoyeux. En attendant des réponses concrètes du côté de la santé publique, l'hypocondrie, qui n'a décidément rien d'"imaginaire", bat des records.
L'avis du psy
Le diagnostic du professeur Lejoyeux
Nous avons demandé au professeur Michel Lejoyeux, responsable du département psychiatrie de l'hôpital Bichat- Beaujon, auteur de " Changer... en mieux " et " Réveillez vos désirs ", à paraître le 27 février chez Plon, de diagnostiquer quelques hypocondriaques célèbres
Argan, le malade imaginaire de Molière
" Je sens de temps en temps des douleurs de tête ", " Il me semble parfois que j'ai un voile devant les yeux ", " J'ai quelquefois des maux de coeur ", " Je sens parfois des lassitudes par tous les membres ", " Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c'étaient des coliques ". Argan souffre-t-il du foie, de la rate ou du poumon?
L'avis du psy " Molière est notre meilleur psychiatre et le plus grand hypocondriaque du monde. Avec "Le malade imaginaire", tout a été dit. "
Woody Allen
" Je ne suis pas un hypocondriaque, je suis un alarmiste. Il y a une vraie différence entre un hypocondriaque et moi. Moi, je n'ai pas des maladies imaginaires, mais des maladies réelles. "
L'avis du psy " On parle ici de nosophobie, de peur de maladie plus que de certitude d'être atteint d'un mal incurable. Dans le même registre, Woody Allen dit que la phrase la plus douce à entendre est : "C'est bénin." "
Thierry Ardisson
" Check-up, prise de sang, je ne veux pas mourir d'une maladie que je peux éviter ", avoue l'animateur entre deux cigarettes.
L'avis du psy " L'échelle subjective des risques est une idée qui m'étonne toujours. On a peur de certaines maladies et on continue à s'exposer aux risques du tabac. "
Sigmund Freud
" ... le bras gauche n'est plus douloureux depuis des semaines, la paroi thoracique est encore sensible, piqûres, sensations de pression, brûlure, cela ne s'est pas arrêté un seul jour (...). Ce qui me tourmente, c'est le fait de ne pas avoir de certitude sur la façon dont il faut prendre cette histoire. Il me serait désagréable de révéler ce qu'il y aurait d'hypocondriaque dans l'évaluation de mon cas, mais je n'ai pas de points de repère pour en décider. "
L'avis du psy " Il n'y a que les psys en général et Freud en particulier pour se demander s'ils ne sont pas hypocondriaques quand ils s'intéressent à leur santé. On est là dans un grand raffinement, l'hypocondrie de l'hypocondrie, la peur de la peur. "
Michel Drucker
Tensiomètre et stéthoscope à portée de main, check-up sanguin tous les trois mois doublé dans deux labos distincts, " au moindre bobo ou coup de fatigue, je consulte ". Un cardiologue, un pneumologue, un neurologue, un oto-rhino, un diététicien et un ostéopathe le suivent en permanence, Drucker veut être " préparé au moment où [son] corps va [le] lâcher ".
L'avis du psy " Chez Drucker, on est davantage dans la gourmandise médicale. Il raconte le plaisir de l'utilisation des soins et des examens complémentaires. "
Hypocondrie
Ce sont les Grecs anciens qui ont identifié et baptisé le mal. Un élève d'Hippocrate décrit une maladie dont le siège se situerait dans les viscères, sous les fausses côtes ; " hypo ", au-dessous, et " khondros ", cartilage. Hippocrate associe déjà la tristesse et la peur à cet état. La forme clinique classique de l'hypocondrie est parfois aussi appelée " arganisme ", la science s'inspirant d'Argan, le Malade imaginaire de Molière
Comment savoir si on l'est
Qui ?
Contrairement aux idées reçues, la moitié des hypocondriaques sont des femmes. Un ratio hommes/femmes stable, avec une augmentation du nombre ou de la gravité avec l'âge, due à l'approche ou la peur de la mort.
Quoi ?
L'hypocondrie répond à trois critères principaux. D'abord, la préoccupation excessive du fonctionnement du corps, ensuite la crainte ou la certitude d'être atteint d'une maladie grave, enfin, la résistance à la réassurance médicale. Parmi les comportements types, le besoin de porter soi-même un diagnostic, le besoin de vérifier celui du médecin, celui de consommer des médicaments, de multiplier les examens ou les consultations, d'interroger les proches dans l'espoir d'être rassuré, l'impression de n'être pas compris, pas écouté, etc.
Quand ?
Au sens psychiatrique strict, la crise doit durer au moins six mois.
Comment ?
La plupart des hypocondriaques sont des hyperconsultants. Mais ceux qui, à l'inverse, s'angoissent mais ne consultent jamais sont peut-être atteints de nosophobie, c'est-à-dire la peur d'être frappés d'une maladie. Ce qui distingue la nosophobie de l'hypocondrie (souvent mêlées) : le nosophobe craint d'attraper une maladie (évite les personnes qui éternuent, se lave les mains fréquemment), l'hypocondriaque est persuadé d'avoir déjà contracté la maladie.
Julie Malaure