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Quatre espèces de macareux se rencontrent au monde, mais le Macareux moine (Fratercula arctica) est le seul qui vit en Atlantique Nord. C’est l’un des oiseaux marins les plus populaires et les plus familiers au Canada. Sa physionomie particulière en fait même un candidat idéal pour les calendriers et les affiches. En 1992, il est devenu l’emblème aviaire officiel de la province de Terre-Neuve-et-Labrador. Si la majorité des gens n’ont aucun mal à identifier l’oiseau en plumage nuptial, il en va tout autrement lorsqu’il arbore sa livrée hivernale plus simple. Fratercula signifie « petit frère » ou « moine », allusion probable à la livrée noir et blanc de l’oiseau. Les macareux appartiennent à la famille des pingouins, ou Alcidés, tout comme le Mergule nain, les marmettes, les guillemots, le Petit Pingouin, les stariques, ainsi que le Grand Pingouin aujourd’hui disparu. Ces oiseaux marins plongeurs de l’hémisphère Nord utilisent leurs ailes pour se propulser sous l’eau à la poursuite de petits poissons ou d’autres proies.
Durant la période nuptiale, le bec du Macareux moine, large de profil et fortement comprimé latéralement (voir la figure 1), est paré de bandes contrastantes orange, jaune et bleue; les pattes sont d’un orange vif. Le visage gris blanc du macareux est orné de rosettes jaunes charnues à la base du bec, et d’anneaux rouges et de petites plaques bleutées autour des yeux. La la tête, le dos et les ailes sont noirs et contrastent fortement avec le ventre qui est d’un blanc immaculé. Les individus des deux sexes ont une apparence semblable, mais en général le mâle est légèrement plus gros que la femelle. Après la période de reproduction, l’adulte perd les bandes colorées sur le bec et autour des yeux, et subit une mue partielle (plumes de la tête et du cou). Le visage s’assombrit, en particulier autour et devant les yeux. En hiver, le Macareux moine a l’air tellement différent que l’on a longtemps cru qu’il s’agissait de deux espèces. Au printemps, le remplacement des plumes des ailes et de la queue, abîmées par une année d’usage, le rend temporairement inapte au vol. En même temps, de nouvelles plaques se forment sur le bec et les joues, et de nouvelles bandes apparaissent sur la tête le préparant à la prochaine saison de reproduction. Les jeunes ressemblent aux adultes en plumage hivernal, mais ils ont le bec plus petit et plus pointu. On confond parfois les adultes en plumage hivernal et les immatures avec les guillemots, et certains sont la cible de braconniers à Terre-Neuve-et-Labrador. Les macareux sont merveilleusement adaptés à la nage sous l’eau, comme en témoigne leur morphologie générale. Le corps est compact et robuste, mais relativement allongé, tandis que les ailes sont courtes et mues par des muscles puissants. Le bec et la tête permettent à l’oiseau de fendre l’eau; le corps, hydrodynamique, offre une résistance minimale à l’eau, et les pattes et les pieds jouent le rôle de gouvernail. Signes et sons Les macareux émettent, généralement à travers le sol, des grognements bruyants évoquant le bruit étouffé d’une scie à chaîne. Les oisillons réclament de la nourriture en pépiant.
En véritable oiseau marin, le Macareux moine passe la majeure partie de son existence en mer, l’essentiel de ses activités consistant à nager, à plonger et à s’alimenter. Chaque année, pendant quatre ou cinq mois, il revient se reproduire sur la terre ferme; encore là, il passe beaucoup de temps en mer. Le couple nicheur demeure habituellement uni pour la vie et réutilise le même terrier d’année en année. En moyenne, la longévité de cet oiseau est d’une vingtaine d’années. C’est vers la mi-avril que les macareux font leur apparition dans les colonies de Terre-Neuve-et-Labrador. En début de saison, de nombreux oiseaux se lancent à la recherche d’un terrier, et les propriétaires doivent défendre leur site. Ces derniers parviennent habituellement à chasser les nouveaux venus en gonflant leurs plumes, en ouvrant leur bec et en adoptant une attitude menaçante. Sinon, un combat s’engage, et il n’est pas rare de voir deux belligérants débouler une pente, solidement agrippés l’un à l’autre par le bec. Les personnes qui ont l’occasion d’observer une colonie de macareux sont souvent impressionnées par les grands groupes d’oiseaux qui tournoient au-dessus de la mer en face de leur site de nidification. Ces mouvements giratoires, fréquents dans la plupart des colonies, s’intensifient davantage quand les colonies sont exposées à une forte prédation par les goélands. Cette stratégie a probablement pour objet de confondre ou d’étourdir les prédateurs par l’effet du nombre et, ainsi, de réduire, pour chaque individu, le risque d’être tué. Les macareux revenant à la colonie ou la quittant peuvent se joindre au groupe pour ensuite se faufiler vers leur nid ou se diriger vers la haute mer. Cette même stratégie permettrait aux oiseaux immatures de se familiariser avec la vie de la colonie sans s’exposer à un trop grand risque d’être tué. Caractéristiques uniques Les Macareux moines ne sont pas doués pour le vol. Après un envol laborieux, ils doivent conserver la cadence extrêmement rapide de 300 à 400 battements par minute pour se maintenir dans les airs. Ils éprouvent également beaucoup de difficulté à l’atterrissage et s’écrasent souvent ou multiplient les culbutes au sol, percutant parfois d’autres macareux à la façon d’une boule dans un jeu de quilles. Au sol, ils se tiennent le corps bien droit et se déplacent ou sautillent avec précaution afin d’éviter les accidents de terrain. Curieux de nature, les macareux se précipitent souvent en grand nombre pour observer une séance de becquetage ou un combat, créant ainsi de véritables attroupements.
Le Macareux moine est l’un des oiseaux marins les plus abondants de l’hémisphère Nord. Selon les estimations les plus récentes, la population mondiale s’établirait à quelque 12 millions d’individus nicheurs et à environ 24 millions d’individus, si l’on inclut les jeunes n’ayant pas encore atteint l’âge de la reproduction. La majorité des Macareux moines nichent en colonies sur de petites îles au relief accidenté qui n’ont pas de mammifères prédateurs comme des visons et des renards. D’autres, moins nombreux, s’installent plutôt sur les falaises côtières, dans des endroits inaccessibles aux prédateurs. Les colonies les plus importantes peuvent compter plusieurs milliers, voire plusieurs centaines de milliers d’individus. Les colonies les plus importantes sont concentrées sur les îles entourant l’Islande et la Norvège, et sur les îles Féroé et Britanniques, ainsi que dans l’Est du Canada. En Amérique du Nord, environ 365 000 couples nichent depuis le Nord du Maine jusque dans l’Arctique canadien, environ 60 p. 100 des effectifs étant concentrés sur trois îles dans la baie Witless, au large de la côte est de l’île de Terre-Neuve. La plupart des Macareux moines doivent passer l’hiver dispersés un peu partout dans l’Atlantique Nord loin de la terre ferme. Des individus, en général solitaires ou par paires, ont été observés depuis la limite de la banquise arctique, au nord jusqu’à New York, au sud-ouest, et aux îles Canaries, au large de l’Afrique du Nord, à l’est.
Le Macareux moine se nourrit de petits animaux marins, principalement de poissons, tels que le capelan et le lançon. Lorsque ces proies se font rares, son régime alimentaire se compose d’autres espèces de poissons ainsi que de crustacés, de calmars et de vers marins. Le macareux en quête de nourriture nage à la surface de l’eau à la façon d’un canard avant de plonger tête première vers les eaux plus profondes où vivent ses proies. Il nage probablement vers le fond jusqu’à ce qu’il atteigne une profondeur à laquelle il peut attraper, un à un, à l’aide de son bec coloré et puissant, plusieurs proies ou autres aliments. Puis il remonte à la surface. L’adulte tient les poissons qu’il a capturés en travers de son bec pour les rapporter au nid. Les oisillons reçoivent environ 10 g de nourriture de quatre à dix fois par jour; la plupart des repas leur sont apportés le matin. L’adulte ne transporte habituellement qu’un ou deux capelans ou lançons de 12 à 15 cm à la fois, parfois davantage si les proies sont plus petites. Au Canada, le record pour ce qui est du nombre de poissons retenus dans le bec en une seule fois est de 61. Il s’agissait de larves de lançons de 2,3 à 3,3 cm de longueur totalisant à peine 2,3 g, soit l’équivalent d’une demi-cuiller à thé d’eau. Malheureusement, la valeur énergétique de ce repas était faible.
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Comment un macareux peut-il capturer et retenir 61 poissons à l’aide de son bec? Cette faculté s’explique par la présence sur la langue et le palais d’une série d’épines orientées vers l’arrière, qui permettent à l’oiseau de retenir sa nourriture tout en capturant de nouvelles proies.
Les Macareux moines commencent à se reproduire vers l’âge de quatre ou cinq ans. La plupart nichent sur des talus herbeux, dans des terriers de 50 à 200 cm de longueur qu’ils creusent eux-mêmes avec leur bec et leurs pattes armées de griffes acérées. D’autres recherchent plutôt les anfractuosités des éboulis de roches ou les crevasses des fronts de falaises; cette tendance est plus prononcée dans les colonies des régions septentrionales, où le sol est rare et demeure gelé pendant la majeure partie de l’été. Après avoir nettoyé leur terrier, de nombreux macareux tapissent la cavité d’herbacées, de ramilles et de plumes en prévision de la ponte. Cette cavité, légèrement élargie par rapport au tunnel, se trouve habituellement au fond du terrier. En général, la parade nuptiale a lieu en mer, les mâles rejetant la tête vers l’arrière, gonflant la poitrine et agitant les ailes pour attirer les femelles. Le becquetage, fréquemment observé dans les colonies de macareux, est un comportement particulièrement attachant. Les partenaires se font face et entrechoquent de façon répétée leurs becs en agitant la tête d’un côté à l’autre. Bien que le becquetage vise essentiellement à renforcer les liens entre les partenaires, certains individus peuvent à l’occasion s’y adonner avec leurs voisins. Après la parade nuptiale et l’accouplement, la femelle dépose un œuf unique dont le poids s’élève à environ 14 p. 100 du sien. Au début, l’œuf est blanchâtre et orné de petites taches diffuses, mais il devient rapidement brun au contact de la poussière et de la boue. Les deux partenaires participent à l’incubation, qui dure environ six semaines. Un oisillon naissant est couvert d’un fin duvet gris noirâtre sur le dos et la tête, et blanc sur le ventre; il pèse environ 40 g. Durant la première semaine, il doit être couvé, ou tenu au chaud, par un parent jusqu’à ce qu’il maintienne sa propre chaleur corporelle.
Par la suite, il demeure seul au fond du terrier durant une bonne partie de la journée pendant que les parents font la navette entre le nid et la mer, à la recherche de nourriture. Sa croissance est rapide lorsque la nourriture est abondante. À l’âge de quatre ou de cinq semaines, il pèse entre 250 et 300 g, et le duvet a déjà fait place à ses premières plumes. Les juvéniles quittent normalement le nid vers l’âge de 40 jours, mais parfois seulement après 80 jours lorsque la nourriture est insuffisante. Le départ s’effectue généralement durant la nuit, et les jeunes se retrouvent le matin suivant en pleine mer, loin de la colonie. La mortalité est élevée lorsqu’il y a pénurie de nourriture. Le succès de la reproduction, qui varie considérablement d’une année à l’autre et même d’une colonie à l’autre, oscille habituellement entre 60 et 90 p. 100.
Les principaux prédateurs des Macareux moines sont certaines autres espèces d’oiseaux et les humains. Les mammifères ne représentent habituellement aucun danger, car ils n’ont pas accès aux colonies nicheuses isolées. Le Goéland marin est un prédateur important des macareux adultes. Plus petit, le Goéland argenté s’attaque aux oisillons, mais ne constitue pas une menace pour les adultes. S’il est vrai que la population de Macareux moines nicheurs dans l’Est du Canada compte actuellement plusieurs centaines de milliers d’individus, il convient de noter que ce total ne représente qu’une fraction des effectifs d’antan. Le déclin des populations s’est probablement amorcé au XVIIe siècle, lorsque les premiers pêcheurs européens ont commencé à explorer les côtes du Canada atlantique et à chasser le macareux pour se nourrir. La situation s’est aggravée au XIXe siècle, la chasse, la récolte des œufs et la destruction des habitats entraînant la dégradation ou la disparition de nombreuses colonies de l’Est de l’Amérique du Nord. Depuis le début du XXe siècle, l’application de mesures de protection a permis de mettre un terme à cette tendance en Amérique du Nord et a favorisé le rétablissement partiel de certaines colonies. Toutefois, plusieurs facteurs continuent de menacer les populations de Macareux moines. Chaque année, les filets de pêche font des milliers de victimes parmi les populations de macareux dans les eaux canadiennes. Par exemple, on estime qu’en 1980, 7 900 oiseaux, soit 2 p. 100 des effectifs nicheurs locaux, sont morts empêtrés dans des filets maillants, dans la baie Witless, à Terre-Neuve. En raison de leur taille, les mailles des filets utilisés pour la pêche d’espèces comme le saumon représentent une grave menace pour les macareux. La pollution par les hydrocarbures tue également un nombre indéterminé d’oiseaux chaque année. En été, un important déversement d’hydrocarbures à proximité d’une colonie pourrait avoir des conséquences désastreuses. Une telle catastrophe ne s’est heureusement pas encore produite au Canada, et la majorité des cas de mortalité imputables aux hydrocarbures surviennent en hiver, alors que les macareux sont dispersés en pleine mer. C’est d’ailleurs ce qui rend si difficile l’estimation de la mortalité attribuable à l’exposition aux hydrocarbures. Les pénuries de nourriture causées par la surpêche et les fluctuations naturelles de la répartition et de l’abondance des principales proies peuvent également avoir des effets dévastateurs sur les populations de Macareux moines. Par exemple, l’effondrement des stocks de hareng en Norvège a entraîné une chute spectaculaire des taux de reproduction, la famine ayant emporté la presque totalité des oisillons. À l’avenir, les responsables de la gestion des pêches devraient se donner pour objectif de maintenir des stocks suffisants, tant pour les humains que pour les diverses populations de prédateurs comme les Macareux moines. Dans certains cas, la fluctuation de l’abondance des proies résulte de changements climatiques ou océanographiques qui échappent complètement à notre contrôle. La majorité des grandes colonies de macareux au Canada bénéficient de la protection des réserves provinciales ou des refuges fédéraux d’oiseaux migrateurs. Pour utiles qu’elles soient sur les sites de nidification, ces mesures de conservation ne protègent aucunement les macareux contre les risques associés aux filets de pêche, aux déversements d’hydrocarbures et à la surpêche. Pour réduire les pertes de macareux, il faudrait utiliser d’autres types de filets et modifier les calendriers de pêche au filet, resserrer les règlements applicables aux déversements volontaires ou accidentels d’hydrocarbures et améliorer la gestion des populations de poissons dont dépendent les Macareux moines.
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L’éducation du grand public sur les facteurs qui menacent la survie des macareux est l’une des façons d’assurer cette transition. Nombre de personnes se rendent à Terre-Neuve-et-Labrador expressément pour observer les Macareux moines. Dans la baie Witless, des bateaux amènent les visiteurs à proximité de certaines des colonies les plus importantes afin qu’ils puissent admirer les macareux sur l’eau, en vol ou sur les sites de nidification. Le spectacle de milliers de macareux tournoyant dans le ciel est une expérience inoubliable. Les générations futures pourront à leur tour vivre cette expérience si nous prenons dès aujourd’hui les mesures voulues pour protéger l’environnement des macareux.
Egger Ph.