.
En 1902, Fribourg vécut un 1er août sanglant. A 4 h 35 du matin, le couperet de la guillotine claquait dans la cour de la prison des Augustins: Etienne Chatton, qui avait tué à coups de hache sa cousine, la fille du buraliste postal de Neyruz, venait d’être exécuté.
Ce fut la dernière exécution civile en Suisse romande. Elle n’aurait jamais dû avoir lieu ce jour-là. “Les abords de la gare étaient encombrés d’une foule compacte et menaçante. L’accusé, entouré
d’un peloton de gendarmes, dut traverser cette foule qui vociférait des cris de mort. Il fut frappé plusieurs fois pendant le trajet et plusieurs fois aussi sur le point d’être arraché des mains de ses
gardiens. Au seuil de la préfecture, quelques forcenés firent une dernière tentative pour le saisir: repoussés par la police, ils revinrent à la charge, se ruèrent sur le prisonnier et le frappèrent à
coups de pied jusqu’au moment où la porte se referma derrière lui”. C’est ainsi que Joseph Cosandey, le défenseur d’Etienne Chatton, décrivit l’arrivée de ce dernier à Fribourg, peu après
son arrestation le 5 décembre 1901. D’autres témoignages le confirment: le meurtrier évita de peu le lynchage. Face à la haine de centaines de personnes, l’avocat, aussi habile fût-il, avait-il encore une chance de sauver la tête du meurtrier de Neyruz ?
Etienne Chatton avait alors 27 ans. Vingt-sept ans d’une vie marquée par une hérédité judiciaire
chargée: grand-mère morte syphilitique à la Maison de force et père alcoolique, absent et multirécidiviste. Il passa sa prime jeunesse chez son oncle Etienne Mettraux, épicier et buraliste
postal à Neyruz. Adolescent déjà, il y commit plusieurs vols et fut renvoyé. Ce fut alors le début de l’errance et des larcins à répétition. Trois condamnations en France, puis un vol à peine revenu en Suisse. De maisons de tolérance en lupanars, il dilapida rapidement son butin à Genève. Il décida alors de se servir dans la caisse de son oncle à Neyruz. Le 1er décembre, Chatton attendit que la famille Mettraux soit partie à la messe, prit une hache et entra dans la maison. Il tomba sur sa cousine Louise, 17 ans, qui était restée pour garder l’habitation. Il la frappa à plusieurs reprises, asséna un dernier coup en pleine figure, laissant la hache plantée dans le front. Il déroba ensuite 309 francs. Le meurtrier fut arrêté deux jours plus tard à Lausanne. Ramené en train à Fribourg, il passa aux aveux devant le préfet. On imagine l’effroi causé par ce crime.
Chatton ayant tué une fille chargée de la garde de la maison, comme c’était l’usage le dimanche dans les campagnes pendant la messe, la menace n’en était que plus fortement ressentie. “Une sorte de terreur régnait, surtout dans les parties du canton où les fermes sont très disséminées”, rapporte alors La Liberté. L’atmosphère était tout aussi lourde lorsque le procès d’Etienne Chatton s’ouvrit le 21 janvier 1902 devant la Cour d’assises à Fribourg. L’espace réservé au public était bondé. Sur la table des pièces à conviction, on pouvait voir la hache, avec sa rouille de sang. Blond, la moustache rousse tombante, l’accusé répondit aux questions du président d’une voix basse. Relevant son “cynique sang-froid” et sa “lâcheté féroce”, le procureur général requit la peine de mort. L’avocat Cosandey mit en évidence la responsabilité atténuée de Chatton: hérédité chargée, alcoolisme, syphilis au troisième degré et conséquences d’une mauvaise chute.
Lorsque la Cour se retira pour délibérer, le père de la victime se rua sur l’accusé et le frappa au visage. Puis le verdict tomba: Chatton était condamné à mort. La sentence fut saluée par quelques bravos immédiatement réprimés par un geste du président.
Le recours en grâce restait l’ultime planche de salut pour Chatton. Le Grand Conseil se réunit en
séance extraordinaire le 30 juillet. “Si le peuple, absolument hostile à l’assassin, devait se
prononcer, la réponse serait claire et énergique”, lança le rapporteur de la majorité de la
commission, ajoutant que l’opinion publique comme la raison réclamaient d’une voix unanime un
châtiment exemplaire. Le rapporteur de la minorité appela à la clémence, invoqua Hugo et
Lamartine, rappela qu’un autre meurtrier ayant sévi à Arconciel et à Lucerne avait été gracié.
Le 31 juillet, durant un quart d’heure, les députés vinrent déposer leur bulletin. Puis le président annonça le résultat: 76 voix contre la grâce, 23 pour et quatre bulletins blancs. La majorité des deux tiers requise pour le rejet de la grâce était largement dépassée.
La guillotine, propriété schaffhousoise, avait été commandée depuis plusieurs jours. Le bourreau
Theodor Mengis était prêt. Selon la loi, l’arrêt portant peine de mort devait être exécuté dans la règle le troisième jour après celui où le jugement était devenu exécutoire. De plus, l’exécution ne pouvait avoir lieu un dimanche ou un jour de fête religieuse ou nationale. Le Conseil d’Etat n’en fit pas cas. Etienne Chatton fut “liquidé” le 1er août au petit matin.
L’exécution de Chatton eut lieu à la fin d’une nuit de tempête dans la cour de la prison des Augustins, en Basse-Ville. A côté de la guillotine, on avait placé un cercueil ouvert destiné à recevoir le corps du décapité. Trois prêtres (dont le prince Max de Saxe, décédé en 1951 à Fribourg) et une poignée de témoins officiels ont assisté aux derniers instants du condamné. Cour intérieure de l’ancienne prison des Augustins, lieu de la dernière exécution civile
en suisse romande
Parmi eux, le médecin légiste Louis Comte en a livré un poignant récit: “Il était environ 4 heures
du matin. Les nuages rendaient la nuit encore bien sombre. Les lampes des bois de l’échafaud
brûlaient et éclairaient suffisamment cette scène macabre. Nous étions réunis depuis quelques
minutes lorsque nous perçûmes le bruit de l’ouverture d’une porte. Il provenait du deuxième étage (...). Et brusquement, nous fûmes mis en présence de la triste réalité. Un petit cortège au centre duquel Chatton, les yeux bandés, soutenu ou guidé, avec trois ecclésiastiques qui avaient passé la nuit cruelle à ses côtés. (...). Les membres de cette suite récitaient à haute voix des prières et les litanies de la Sainte Vierge. Arrivé à la hauteur des témoins, le condamné fut dirigé vers l’échafaud. Mais au moment où le bourreau se saisit de lui pour le fixer sur la terrible planche, il chercha à se dégager et demanda de pouvoir parler (...). Ce furent ses dernières paroles (...). Les voici à peu de chose près: “Je demande pardon à Dieu et aux hommes; je me repens de mon crime.
Et si quelqu’un a besoin de mon pardon, je le lui accorde de bon coeur.” Ce fut tout, ce fut tragique. Rapidement le bourreau et ses aides fixèrent le corps; la planche bascula et l’on perçut le bruit fait par la chute du couperet. Dans l’ultime seconde il dit encore: “Mon Dieu ayez pitié de
moi (...).” La tête roula dans un panier de sciure placé derrière la guillotine. Quelques secondes
après, les ecclésiastiques présents récitèrent le De Profundis. Il était environ 4 h 30. Chatton avait payé sa dette à la justice humaine. Son sort ultérieur était entre les mains de son créateur”.
Le débat sur la grâce de Chatton au Grand Conseil avait donné lieu à une discussion nourrie à propos des bulletins blancs, l’enjeu portant sur leur prise en compte ou non dans le calcul de
la majorité des deux tiers requise pour le refus de la grâce. Concrètement, il s’agissait de savoir s’ils profiteraient à l’accusé. Le parlement décida que ce ne serait pas le cas, décision qui n’eut aucune influence dans le cas de Chatton vu la netteté du résultat. Tel ne fut en revanche pas le cas huit ans plus tard lorsque le Grand Conseil eut à se prononcer le 19 août 1910 sur le recours en grâce de Jules Maillard, condamné à mort par la Cour d’assises de Romont pour avoir empoisonné ses deux épouses successives. 67 députés refusèrent la grâce et 33 l’approuvèrent. Il y avait deux bulletins blancs. Une fois ces derniers décomptés, la majorité des deux tiers était donc de 66 voix. En conséquence, Maillard devait en principe être exécuté.
Le député Maurice Berset, qui avait plaidé auparavant en faveur de la grâce au nom de la minorité de la commission, interpella alors l’assemblée pour lui faire comprendre que la vie d’un
homme ne pouvait dépendre de deux bulletins blancs et qu’il fallait reconsidérer la décision prise lors du débat sur la grâce de Chatton. Finalement, le Grand Conseil suivit son argumentation
et commua la peine capitale en réclusion perpétuelle à la Maison de force. Jules Maillard avait vu la mort de très près. D’ailleurs, le 25 juillet, les autorités fribourgeoises avaient déjà signé le
contrat du bourreau Mengis... au cas où».
Laurent Torche, «Fribourg, pionnier de l’abolition de la peine de mort en Suisse», dans La Liberté, 31 juillet 2002:
«Etienne Chatton fut l’un des derniers meurtriers à périr sur l’échafaud en Suisse.
Cinquantequatre ans plus tôt, Fribourg avait pourtant fait oeuvre de pionnier en étant le premier canton abolitionniste. Vite rétablie, la peine de mort devint l’enjeu d’un combat idéologique bien plus vaste, cristallisant l’affrontement entre deux grands courants de pensée. Pour les uns, Chatton avait mérité d’expier par le sang. Pour les autres, il était d’abord une victime. En abolissant la peine capitale en 1848, Fribourg était l’un des premiers “Etats” en Europe à franchir le pas. Ce rôle précurseur, il le doit au régime radical. L’abolition fut l’illustration parfaite de son extrême progressisme et de son idéalisme.
Malgré le caractère inédit de cette décision, la question de la peine de mort avait été discutée auparavant dans le canton. En 1839, Charles de Schaller, l’un de ces patriciens libéraux artisans de la “Régénération”, avait vainement proposé l’abolition au Grand Conseil. Quelques années plus tôt, le régime libéral avait déjà décidé de supprimer les gibets et de réviser le Code pénal. Il
s’agissait là d’un tournant important car les autorités rompaient officiellement avec la pénalité issue de l’Ancien Régime.
Répression sévère recourant aux peines corporelles, celle-ci visait davantage à intimider les criminels qu’à les corriger. D’où des peines cruelles et surtout exemplaires. Les exécutions publiques avaient lieu le jour du marché et obéissaient à une mise en scène précise. Lorsque Chatton fut guillotiné, 70 ans s’étaient écoulés depuis les précédentes exécutions. Elles étaient en revanche monnaie courante au début du XIXe: 24 exactement de 1804 à 1832.
L’époque de l’ancienne pénalité était révolue lorsque les conservateurs revinrent au pouvoir à fin 1856. La chute du régime radical allait néanmoins sonner le glas de l’abolition. La peine capitale fut formellement rétablie dans le nouveau Code pénal de 1868 à l’issue d’un débat qui dura deux jours au Grand Conseil.
L’un des leaders radicaux, l’abolitionniste Isaac Gendre, tint à lui seul la parole pendant cinq heures. A l’approche du “Kulturkampf”1, le débat cristallisa l’affrontement idéologique
entre conservateurs “ultras” et radicaux. La question de la peine de mort prit un caractère emblématique. D’un côté, on entendait exprimer son attachement aux valeurs religieuses et morales menacées par le libéralisme; on voulait soumettre la société à “un ordre supérieur”. De l’autre, on affichait la vision progressiste et laïque d’une société modelée «Apparu en 1858, le terme de Kulturkampf (“combat pour la civilisation”) fut utilisé à titre polémique devant le Parlement de Prusse par le Berlinois Rudolf Virchow, pathologiste et député national-libéral, pour désigner le conflit religieux et politique qui opposa après la fondation de l’Empire d’Allemagne (1871) l’Etat bismarckien à l’Eglise catholique et au parti du Centre. Le mot s’est imposé dans la terminologie historique, non seulement en allemand, mais aussi dans d’autres langues, dont le français et l’italien. Dans la seconde moitié du XIXe s., la plupart des pays européens ont connu, dans le cadre du processus de déchristianisation de l’Etat et de la société civile accompagnant la modernisation, une crise que l’on nomme Kulturkampf. Pour les nouveaux Etats-nations, l’enjeu était de parvenir à s’émanciper des liens entretenus depuis des siècles entre l’Eglise et le pouvoir. Il fallait redéfinir les rapports entre Eglise et Etat , en allant vers une réduction de l’influence de l’Eglise sur la société. Au sens étroit, le Kulturkampf, que l’historien zurichois Peter Stadler a appelé “querelle des investitures du XIXe s.”, est un conflit religieux et culturel entre l’Eglise catholique et le catholicisme politique d’une part, l’Etat post-absolutiste et le libéralisme anticlérical de l’autre».
Le rétablissement du châtiment suprême s’explique par le changement de régime politique. Paradoxalement, il tombait au moment où le mouvement abolitionniste prenait un essor sans précédent à l’extérieur des frontières cantonales. Après Neuchâtel en 1854, Zurich, Genève, le Tessin, les deux Bâles et Soleure abolirent la peine de mort entre 1869 et 1873. Elle fut supprimée dans la Constitution fédérale de 1874 à laquelle Fribourg s’était opposé.
Mais, à la suite d’une série de crimes atroces commis dans plusieurs cantons, des pétitions
affluèrent aux Chambres fédérales pour exiger son rétablissement. Le peuple suisse décida en 1879 que les cantons auraient la compétence de réintroduire le châtiment suprême. Fribourg dit oui à une large majorité. Le canton attendit 14 ans pour passer à l’action. Mécanisme classique dans l’histoire de la peine de mort, l’enchaînement crime odieux réactions populaires processus de rétablissement appuyé par la presse et relayé au niveau parlementaire se vérifia une fois de plus.
La peine de mort fut rétablie en 1894. Huit ans plus tard, Etienne Chatton en fut la première et la dernière victime. Les conservateurs avaient répondu au peuple réclamant vengeance. Leur objectif était toutefois avant tout de protéger la société contre les grands criminels. L’exemplarité était devenue marginale. Ainsi, l’exécution de Chatton a été opérée à la hâte. Elle s’est déroulée intra-muros en présence de quelques témoins. On était loin de ces exécutions-spectacles du début XIXe ! En revanche, une partie d’entre eux croyaient certainement aux vertus purificatrice et expiatoire dusang versé. Dès lors, la signification qu’on donna à cette exécution différa fondamentalement selonqu’on était partisan de la République chrétienne ou au contraire dans l’opposition radicale.
Avantla mise à mort du 1er août, L’Ami du peuple, journal ultramontain, avait constamment mis en évidence le caractère dépravé d’un criminel irrécupérable. Le 3 août, soulignant la vaillance de Chatton, chrétien résigné devant la mort, il écrivait: “Elle (la foi) a transformé le criminel enhéros. Rien que pour cet exemple admirable et réconfortant de la résurrection d’une conscience qu’on croyait éteinte, la peine de mort (...) reçoit une justification éclatante”. A l’opposé, Le Confédéré, organe radical, dénonçait une double violation de la loi et soulignait: “Ce 1er août est un jour de deuil”.
.
En 1902, Fribourg vécut un 1er août sanglant. A 4 h 35 du matin, le couperet de la guillotine claquait dans la cour de la prison des Augustins: Etienne Chatton, qui avait tué à coups de hache sa cousine, la fille du buraliste postal de Neyruz, venait d’être exécuté.
Ce fut la dernière exécution civile en Suisse romande. Elle n’aurait jamais dû avoir lieu ce jour-là. “Les abords de la gare étaient encombrés d’une foule compacte et menaçante. L’accusé, entouré
d’un peloton de gendarmes, dut traverser cette foule qui vociférait des cris de mort. Il fut frappé plusieurs fois pendant le trajet et plusieurs fois aussi sur le point d’être arraché des mains de ses
gardiens. Au seuil de la préfecture, quelques forcenés firent une dernière tentative pour le saisir: repoussés par la police, ils revinrent à la charge, se ruèrent sur le prisonnier et le frappèrent à
coups de pied jusqu’au moment où la porte se referma derrière lui”. C’est ainsi que Joseph Cosandey, le défenseur d’Etienne Chatton, décrivit l’arrivée de ce dernier à Fribourg, peu après
son arrestation le 5 décembre 1901. D’autres témoignages le confirment: le meurtrier évita de peu le lynchage. Face à la haine de centaines de personnes, l’avocat, aussi habile fût-il, avait-il encore une chance de sauver la tête du meurtrier de Neyruz ?
Etienne Chatton avait alors 27 ans. Vingt-sept ans d’une vie marquée par une hérédité judiciaire
chargée: grand-mère morte syphilitique à la Maison de force et père alcoolique, absent et multirécidiviste. Il passa sa prime jeunesse chez son oncle Etienne Mettraux, épicier et buraliste
postal à Neyruz. Adolescent déjà, il y commit plusieurs vols et fut renvoyé. Ce fut alors le début de l’errance et des larcins à répétition. Trois condamnations en France, puis un vol à peine revenu en Suisse. De maisons de tolérance en lupanars, il dilapida rapidement son butin à Genève. Il décida alors de se servir dans la caisse de son oncle à Neyruz. Le 1er décembre, Chatton attendit que la famille Mettraux soit partie à la messe, prit une hache et entra dans la maison. Il tomba sur sa cousine Louise, 17 ans, qui était restée pour garder l’habitation. Il la frappa à plusieurs reprises, asséna un dernier coup en pleine figure, laissant la hache plantée dans le front. Il déroba ensuite 309 francs. Le meurtrier fut arrêté deux jours plus tard à Lausanne. Ramené en train à Fribourg, il passa aux aveux devant le préfet. On imagine l’effroi causé par ce crime.
Chatton ayant tué une fille chargée de la garde de la maison, comme c’était l’usage le dimanche dans les campagnes pendant la messe, la menace n’en était que plus fortement ressentie. “Une sorte de terreur régnait, surtout dans les parties du canton où les fermes sont très disséminées”, rapporte alors La Liberté. L’atmosphère était tout aussi lourde lorsque le procès d’Etienne Chatton s’ouvrit le 21 janvier 1902 devant la Cour d’assises à Fribourg. L’espace réservé au public était bondé. Sur la table des pièces à conviction, on pouvait voir la hache, avec sa rouille de sang. Blond, la moustache rousse tombante, l’accusé répondit aux questions du président d’une voix basse. Relevant son “cynique sang-froid” et sa “lâcheté féroce”, le procureur général requit la peine de mort. L’avocat Cosandey mit en évidence la responsabilité atténuée de Chatton: hérédité chargée, alcoolisme, syphilis au troisième degré et conséquences d’une mauvaise chute.
Lorsque la Cour se retira pour délibérer, le père de la victime se rua sur l’accusé et le frappa au visage. Puis le verdict tomba: Chatton était condamné à mort. La sentence fut saluée par quelques bravos immédiatement réprimés par un geste du président.
Le recours en grâce restait l’ultime planche de salut pour Chatton. Le Grand Conseil se réunit en
séance extraordinaire le 30 juillet. “Si le peuple, absolument hostile à l’assassin, devait se
prononcer, la réponse serait claire et énergique”, lança le rapporteur de la majorité de la
commission, ajoutant que l’opinion publique comme la raison réclamaient d’une voix unanime un
châtiment exemplaire. Le rapporteur de la minorité appela à la clémence, invoqua Hugo et
Lamartine, rappela qu’un autre meurtrier ayant sévi à Arconciel et à Lucerne avait été gracié.
Le 31 juillet, durant un quart d’heure, les députés vinrent déposer leur bulletin. Puis le président annonça le résultat: 76 voix contre la grâce, 23 pour et quatre bulletins blancs. La majorité des deux tiers requise pour le rejet de la grâce était largement dépassée.
La guillotine, propriété schaffhousoise, avait été commandée depuis plusieurs jours. Le bourreau
Theodor Mengis était prêt. Selon la loi, l’arrêt portant peine de mort devait être exécuté dans la règle le troisième jour après celui où le jugement était devenu exécutoire. De plus, l’exécution ne pouvait avoir lieu un dimanche ou un jour de fête religieuse ou nationale. Le Conseil d’Etat n’en fit pas cas. Etienne Chatton fut “liquidé” le 1er août au petit matin.
L’exécution de Chatton eut lieu à la fin d’une nuit de tempête dans la cour de la prison des Augustins, en Basse-Ville. A côté de la guillotine, on avait placé un cercueil ouvert destiné à recevoir le corps du décapité. Trois prêtres (dont le prince Max de Saxe, décédé en 1951 à Fribourg) et une poignée de témoins officiels ont assisté aux derniers instants du condamné. Cour intérieure de l’ancienne prison des Augustins, lieu de la dernière exécution civile
en suisse romande
Parmi eux, le médecin légiste Louis Comte en a livré un poignant récit: “Il était environ 4 heures
du matin. Les nuages rendaient la nuit encore bien sombre. Les lampes des bois de l’échafaud
brûlaient et éclairaient suffisamment cette scène macabre. Nous étions réunis depuis quelques
minutes lorsque nous perçûmes le bruit de l’ouverture d’une porte. Il provenait du deuxième étage (...). Et brusquement, nous fûmes mis en présence de la triste réalité. Un petit cortège au centre duquel Chatton, les yeux bandés, soutenu ou guidé, avec trois ecclésiastiques qui avaient passé la nuit cruelle à ses côtés. (...). Les membres de cette suite récitaient à haute voix des prières et les litanies de la Sainte Vierge. Arrivé à la hauteur des témoins, le condamné fut dirigé vers l’échafaud. Mais au moment où le bourreau se saisit de lui pour le fixer sur la terrible planche, il chercha à se dégager et demanda de pouvoir parler (...). Ce furent ses dernières paroles (...). Les voici à peu de chose près: “Je demande pardon à Dieu et aux hommes; je me repens de mon crime.
Et si quelqu’un a besoin de mon pardon, je le lui accorde de bon coeur.” Ce fut tout, ce fut tragique. Rapidement le bourreau et ses aides fixèrent le corps; la planche bascula et l’on perçut le bruit fait par la chute du couperet. Dans l’ultime seconde il dit encore: “Mon Dieu ayez pitié de
moi (...).” La tête roula dans un panier de sciure placé derrière la guillotine. Quelques secondes
après, les ecclésiastiques présents récitèrent le De Profundis. Il était environ 4 h 30. Chatton avait payé sa dette à la justice humaine. Son sort ultérieur était entre les mains de son créateur”.
Le débat sur la grâce de Chatton au Grand Conseil avait donné lieu à une discussion nourrie à propos des bulletins blancs, l’enjeu portant sur leur prise en compte ou non dans le calcul de
la majorité des deux tiers requise pour le refus de la grâce. Concrètement, il s’agissait de savoir s’ils profiteraient à l’accusé. Le parlement décida que ce ne serait pas le cas, décision qui n’eut aucune influence dans le cas de Chatton vu la netteté du résultat. Tel ne fut en revanche pas le cas huit ans plus tard lorsque le Grand Conseil eut à se prononcer le 19 août 1910 sur le recours en grâce de Jules Maillard, condamné à mort par la Cour d’assises de Romont pour avoir empoisonné ses deux épouses successives. 67 députés refusèrent la grâce et 33 l’approuvèrent. Il y avait deux bulletins blancs. Une fois ces derniers décomptés, la majorité des deux tiers était donc de 66 voix. En conséquence, Maillard devait en principe être exécuté.
Le député Maurice Berset, qui avait plaidé auparavant en faveur de la grâce au nom de la minorité de la commission, interpella alors l’assemblée pour lui faire comprendre que la vie d’un
homme ne pouvait dépendre de deux bulletins blancs et qu’il fallait reconsidérer la décision prise lors du débat sur la grâce de Chatton. Finalement, le Grand Conseil suivit son argumentation
et commua la peine capitale en réclusion perpétuelle à la Maison de force. Jules Maillard avait vu la mort de très près. D’ailleurs, le 25 juillet, les autorités fribourgeoises avaient déjà signé le
contrat du bourreau Mengis... au cas où».
Laurent Torche, «Fribourg, pionnier de l’abolition de la peine de mort en Suisse», dans La Liberté, 31 juillet 2002:
«Etienne Chatton fut l’un des derniers meurtriers à périr sur l’échafaud en Suisse.
Cinquantequatre ans plus tôt, Fribourg avait pourtant fait oeuvre de pionnier en étant le premier canton abolitionniste. Vite rétablie, la peine de mort devint l’enjeu d’un combat idéologique bien plus vaste, cristallisant l’affrontement entre deux grands courants de pensée. Pour les uns, Chatton avait mérité d’expier par le sang. Pour les autres, il était d’abord une victime. En abolissant la peine capitale en 1848, Fribourg était l’un des premiers “Etats” en Europe à franchir le pas. Ce rôle précurseur, il le doit au régime radical. L’abolition fut l’illustration parfaite de son extrême progressisme et de son idéalisme.
Malgré le caractère inédit de cette décision, la question de la peine de mort avait été discutée auparavant dans le canton. En 1839, Charles de Schaller, l’un de ces patriciens libéraux artisans de la “Régénération”, avait vainement proposé l’abolition au Grand Conseil. Quelques années plus tôt, le régime libéral avait déjà décidé de supprimer les gibets et de réviser le Code pénal. Il
s’agissait là d’un tournant important car les autorités rompaient officiellement avec la pénalité issue de l’Ancien Régime.
Répression sévère recourant aux peines corporelles, celle-ci visait davantage à intimider les criminels qu’à les corriger. D’où des peines cruelles et surtout exemplaires. Les exécutions publiques avaient lieu le jour du marché et obéissaient à une mise en scène précise. Lorsque Chatton fut guillotiné, 70 ans s’étaient écoulés depuis les précédentes exécutions. Elles étaient en revanche monnaie courante au début du XIXe: 24 exactement de 1804 à 1832.
L’époque de l’ancienne pénalité était révolue lorsque les conservateurs revinrent au pouvoir à fin 1856. La chute du régime radical allait néanmoins sonner le glas de l’abolition. La peine capitale fut formellement rétablie dans le nouveau Code pénal de 1868 à l’issue d’un débat qui dura deux jours au Grand Conseil.
L’un des leaders radicaux, l’abolitionniste Isaac Gendre, tint à lui seul la parole pendant cinq heures. A l’approche du “Kulturkampf”1, le débat cristallisa l’affrontement idéologique
entre conservateurs “ultras” et radicaux. La question de la peine de mort prit un caractère emblématique. D’un côté, on entendait exprimer son attachement aux valeurs religieuses et morales menacées par le libéralisme; on voulait soumettre la société à “un ordre supérieur”. De l’autre, on affichait la vision progressiste et laïque d’une société modelée «Apparu en 1858, le terme de Kulturkampf (“combat pour la civilisation”) fut utilisé à titre polémique devant le Parlement de Prusse par le Berlinois Rudolf Virchow, pathologiste et député national-libéral, pour désigner le conflit religieux et politique qui opposa après la fondation de l’Empire d’Allemagne (1871) l’Etat bismarckien à l’Eglise catholique et au parti du Centre. Le mot s’est imposé dans la terminologie historique, non seulement en allemand, mais aussi dans d’autres langues, dont le français et l’italien. Dans la seconde moitié du XIXe s., la plupart des pays européens ont connu, dans le cadre du processus de déchristianisation de l’Etat et de la société civile accompagnant la modernisation, une crise que l’on nomme Kulturkampf. Pour les nouveaux Etats-nations, l’enjeu était de parvenir à s’émanciper des liens entretenus depuis des siècles entre l’Eglise et le pouvoir. Il fallait redéfinir les rapports entre Eglise et Etat , en allant vers une réduction de l’influence de l’Eglise sur la société. Au sens étroit, le Kulturkampf, que l’historien zurichois Peter Stadler a appelé “querelle des investitures du XIXe s.”, est un conflit religieux et culturel entre l’Eglise catholique et le catholicisme politique d’une part, l’Etat post-absolutiste et le libéralisme anticlérical de l’autre».
Le rétablissement du châtiment suprême s’explique par le changement de régime politique. Paradoxalement, il tombait au moment où le mouvement abolitionniste prenait un essor sans précédent à l’extérieur des frontières cantonales. Après Neuchâtel en 1854, Zurich, Genève, le Tessin, les deux Bâles et Soleure abolirent la peine de mort entre 1869 et 1873. Elle fut supprimée dans la Constitution fédérale de 1874 à laquelle Fribourg s’était opposé.
Mais, à la suite d’une série de crimes atroces commis dans plusieurs cantons, des pétitions
affluèrent aux Chambres fédérales pour exiger son rétablissement. Le peuple suisse décida en 1879 que les cantons auraient la compétence de réintroduire le châtiment suprême. Fribourg dit oui à une large majorité. Le canton attendit 14 ans pour passer à l’action. Mécanisme classique dans l’histoire de la peine de mort, l’enchaînement crime odieux réactions populaires processus de rétablissement appuyé par la presse et relayé au niveau parlementaire se vérifia une fois de plus.
La peine de mort fut rétablie en 1894. Huit ans plus tard, Etienne Chatton en fut la première et la dernière victime. Les conservateurs avaient répondu au peuple réclamant vengeance. Leur objectif était toutefois avant tout de protéger la société contre les grands criminels. L’exemplarité était devenue marginale. Ainsi, l’exécution de Chatton a été opérée à la hâte. Elle s’est déroulée intra-muros en présence de quelques témoins. On était loin de ces exécutions-spectacles du début XIXe ! En revanche, une partie d’entre eux croyaient certainement aux vertus purificatrice et expiatoire dusang versé. Dès lors, la signification qu’on donna à cette exécution différa fondamentalement selonqu’on était partisan de la République chrétienne ou au contraire dans l’opposition radicale.
Avantla mise à mort du 1er août, L’Ami du peuple, journal ultramontain, avait constamment mis en évidence le caractère dépravé d’un criminel irrécupérable. Le 3 août, soulignant la vaillance de Chatton, chrétien résigné devant la mort, il écrivait: “Elle (la foi) a transformé le criminel enhéros. Rien que pour cet exemple admirable et réconfortant de la résurrection d’une conscience qu’on croyait éteinte, la peine de mort (...) reçoit une justification éclatante”. A l’opposé, Le Confédéré, organe radical, dénonçait une double violation de la loi et soulignait: “Ce 1er août est un jour de deuil”.
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Egger Ph.