David Barissa Ringa tente d'empêcher l'implantation d'un vaste projet d'agrocarburants dans son pays, le Kenya. Lors de son passage à Paris, il nous a expliqué comment des paysans kenyans sont sur le point d'être expulsés de chez eux pour répondre à la demande européenne d'arriver à 10% de carburants verts d'ici 2020.
Il travaille pour ActionAid au Kenya, une ONG qui lutte contre la pauvreté, et souligne l'absurdité d'un projet qui déplacerait 20 000 personnes, mettrait en danger la biodiversité… pour un carburant aux bénéfices écologiques plus que douteux. Témoignage.
L'an dernier, Kenya Jatropha Energy Limited, filiale d'une société italienne spécialisée dans la production d'énergie électrique, a reçu l'accord du conseil du comté [qui représente les habitants, ndlr] de la région de Malindi pour produire un agrocarburant sur 50 000 hectares de terre.
Les habitants de la région m'ont alerté en voyant arriver les bulldozers : ils n'avaient jamais entendu parler de ce projet, à part quelques dirigeants locaux.
Une terre normalement collective
Contrairement à ce que prévoit la loi kenyane, le conseil du comté n'a pas consulté les communautés qui cultivent cette terre et qu'il est censé représenter. La terre est supposée être une propriété collective, conséquence de la décolonisation : sa gestion appartient à des représentants qui, dans le cas présent, se sont permis de ne pas consulter les principaux intéressés.
Cette région de Malindi, sur la partie côtière du Kenya, contient une forêt où vivent des espèces rares et protégées d'oiseaux. La forêt couvre environ 30% des 50 000 hectares concernés par le projet, et le reste est parsemé de villages.
On estime que sur les 39 000 personnes qui y vivent, 20 000 devraient être déplacées. Parmi elles, une communauté de chasseurs-cueilleurs qui vivent de manière traditionnelle et prélèvent dans leur environnement de quoi se nourrir, mais aussi leur eau et leur médication naturelle.
L'étude d'impact environnemental confirme nos craintes
Autre déni de démocratie, l'entreprise italienne n'avait pas informé l'agence environnementale kenyane de ce projet, ce qui aurait dû mener à la rédaction d'une étude d'impact environnemental, en consultation avec les communautés affectées.
Négociant directement avec le conseil du comté, ils avaient cru pouvoir s'en passer. Mais les communautés et ActionAid ont décidé d'envoyer des pétitions au ministre de l'Environnement, afin de l'alerter sur ce projet et lui demander de faire effectuer cette étude d'impact environnemental.
Cette mobilisation a en partie payé puisque nous avons obtenu une évaluation environnementale : la compagnie y admet que 70% de la zone ciblée est habitée. Elle prétend créer 15 000 emplois, un hôpital et améliorer les infrastructures locales. Mais Kenya Jatropha Energy Limited n'a pas expliqué comment elle allait reloger ces personnes ou leur fournir des compensations financières. Elle n'a pas non plus précisé comment elle comptait pallier la destruction de la forêt.
Une terre louée 100 000 euros par an sur trente-trois ans
Lors d'une réunion publique, nous avons réussi à savoir que le conseil du comté avait négocié un loyer de 2 euros par hectare par an, soit 100 000 euros par an, pendant les trente-trois ans de la concession. C'est très peu.
Plus gênant encore, les recherches concernant les cultures de jatropha montrent que cette plante n'est pas économiquement viable, en particulier pour les petits agriculteurs familiaux. Le jatropha a été présenté comme une « plante miracle » qui pousse sur des terres arides et a de bons rendements.
En réalité, les revenus que l'on tire d'une telle culture ne compensent pas les lourds investissements, car pour avoir des rendements élevés il faut des terres fertiles et beaucoup d'irrigation. C'est d'ailleurs pourquoi l'entreprise italienne a prévu de creuser des puits d'irrigation sur les terres visées.
L'Europe sait-elle ce que nécessitent ses objectifs ?
Aujourd'hui, j'en appelle au gouvernement kenyan : dans un pays où 10 millions de personnes ont faim, où la sécurité alimentaire n'est pas assurée, avons-nous besoin de mettre en danger des populations et la nature au mépris des lois ?
J'en appelle également à l'Europe qui a décrété la nécessité que 10% des carburants consommés dans les transports en Europe soient issus de matières renouvelables d'ici 2020 : avez-vous évalué l'impact sur les pays du Sud de vos politiques soi-disant écologiques ?
David Barissa Ringa