Géographe de métier, Philipp Bachmann, 60 ans, publie un guide parcourant la frontière des langues: 23 étapes du Jura au Cervin, en passant par Fribourg.
Là où les Alémaniques voient un fossé, les Romands, eux, parlent d'une barrière. Pas étonnant que les Suisses ne s'entendent pas toujours... Mais ce Röstigraben, cette fameuse barrière de roesti qui fait sentir son fumet de graillon au lendemain des votations, à quoi ressemble-t-elle vraiment, au juste? Philipp Ammann, lui, le sait. Normal: près de deux mois durant, ce géographe a arpenté la fameuse barrière de rösti, pas après pas, chaussures de marche aux pieds et sac sur le dos. A 60 ans, il vient en effet de publier «Die Röstigrabenroute»: un guide de randonnées qui suit la barrière des langues sur toute sa longueur. Ou comment rallier le Jura au Cervin à pied, en 23 étapes tout public. A l'origine, d'une certaine façon, il y a Fribourg: étudiant, cet Alémanique pur sucre y a vécu cinq ans, suivant des enseignements dans les deux langues... et faisant à l'occasion office de traducteur officiel. Il a aussi vécu quelques années à Cormondes, dans le district du Lac - toujours à deux pas de la frontière linguistique. Pas étonnant que sur la couverture de son guide, ce soit une montagne fribourgeoise qui illustre la limite des langues: le Schopfenspitz, alias Gros-Brun pour les Romands. Entretien en Basse-Ville de Fribourg, à deux pas de cette Sarine dont on prétend qu'elle sépare les Suisses.
Comment est née l'idée de ce guide?
Philipp Bachmann: Dès mon enfance en Argovie, j'ai toujours été fasciné par les frontières. D'autres sont attirés par le sud, et passent la frontière des langues vers le Tessin. Moi, j'ai voulu aller vers l'ouest, la Romandie. Comme géographe, ça m'intéresse de voir sur place où passent les limites. Je connaissais Fribourg, la région de Morat, mais pas le reste du Röstigraben. J'ai voulu le suivre une fois en entier, et voir.
Les Alémaniques parlent d'un «Graben», un fossé, et les Romands d'une barrière. En vrai, comment est cette limite de rösti?
Sur l'ensemble du parcours, la plupart du temps, le Röstigraben se matérialise par une crête qui délimite deux vallées, deux versants. C'est très rare que la limite des langues passe par un fossé, ou même une rivière. Mais ça arrive: il y a le canal de la Thielle, le canal de la Broye...
... et la Sarine, non?
En fait, la Sarine ne sépare vraiment les deux régions linguistiques que sur un très court tronçon, entre le lac de Schiffenen et la ville de Fribourg. Plus haut, ce n'est presque plus le cas. Déjà Marly, qui est techniquement «outre-Sarine», reste francophone. Après, on traverse encore une fois la Sarine, entre Rougemont et Saanen: mais la limite ne longe pas la rivière, elle la coupe.
La limite est-elle toujours claire?
Le seul endroit qui m'a posé problème, c'est entre Morat et Fribourg. J'ai même fait un schéma dans le livre pour s'y retrouver entre les communes francophones, alémaniques et bilingues... Pour vraiment suivre la frontière, il aurait fallu descendre jusqu'à Greng, puis contourner toute la commune de Cressier. J'ai décidé de couper à travers.
Vous l'avez suivi sur près de 300 kilomètres: il existe bel et bien, alors, ce Graben?
Il existe dans certaines mentalités, oui. Mais curieusement, ce sont surtout les gens qui vivent loin du Röstigraben qui pensent que la frontière culturelle est forte: plus on en est éloigné, plus le fossé semble profond.
Et de près?
Vu de près, je crois qu'il n'y a pas vraiment de limite stricte. En tout cas, à Fribourg, je n'ai pas senti cette opposition.
Pourtant, on a parfois l'impression que si Romands et Alémaniques cohabitent, c'est surtout à force de s'ignorer...
Dans certaines régions, c'est vrai: on se tourne le dos. Entre Jura et Soleure par exemple, il y a une frontière naturelle et très peu de communication. Mais ce n'est pas vrai partout: à Bienne, les gens sont bilingues, les noms de rue aussi. D'ailleurs, un Biennois m'a corrigé: ne dites pas «Röstigraben», dites plutôt «zone de contact»!
Mais les géraniums sont quand même bien mieux poutzés côté alémanique, non?
(rire) Au début, j'ai pensé observer ce genre de choses. Dans le canton du Jura, j'ai vu des fermes pas très bien rangées, et je me suis dit: ça, c'est les Welsches! Après, j'ai remarqué qu'à Bâle-Campagne c'était la même chose. J'ai aussi été frappé de découvrir la désalpe de L'Etivaz, avec la musique, les décorations et beaucoup de monde: je ne savais pas que les Romands étaient autant attirés par le folklore et les fêtes d'alpages que nous. Dans les Alpes, les deux cultures se rejoignent...
Jura, Plateau, Préalpes, Alpes: la route du Röstigraben, c'est un panorama complet du paysage suisse...
Oui, c'est une sorte de coupe transversale. Quand on marche, les paysages changent lentement, mais d'une région à l'autre, c'est très différent. Finalement, les différences dans la faune, la flore ou l'architecture sont bien plus marquées entre Nord et Sud, plaine et montagne, qu'entre régions linguistiques.
Vous qui êtes presque bilingue, le plus dur, ça a été de comprendre le singinois?
Non, non, je le comprends bien! Bon, c'est un dialecte plus difficile, avec des mots utilisés seulement ici. Mais après un moment, on se fait à cette mélodie.
Vous avez dû en avaler des kilos, de rösti, durant ce périple...
Oui, quand même. Et des deux côtés de la limite linguistique! Dans le val d'Anniviers par exemple, dans toutes les cabanes c'était rösti et raclette. Mais les meilleurs, ce sont les rösti du Bözingenberg, près de Bienne. Ils ont un menu Röstigraben: une saucisse posée au milieu des patates, qui dessine la frontière des langues. J'adore ça!
Philipp Bachmann, «Die Röstigrabenroute: Wandern entlang der Sprachgrenze vom Jura bis zum Matterhorn». Rotpunktverlag, 280 pp. Traduction française en projet.
Annick MONOD