Le Kinect sert à jouer. Officiellement. Mais ce sont ses détournements qui le rendent révolutionnaire
La scène pourrait se jouer aujourd’hui déjà, ou dans un futur très proche. Debout dans la pénombre d’un salon de banlieue, seul face à son écran, un homme s’agite dans le vide, bras tendus, en remuant bizarrement des hanches. Méfiez-vous, il est peut-être en train d’avoir des relations sexuelles. Ou de piloter à distance sa tondeuse à gazon. Ou de répondre à un courrier électronique. Ou de combattre une armée de gobelins. Une seule chose est sûre: quelque part dans cette pièce trône un petit objet de plastique oblong appelé «Kinect».
Qu’est-ce que c’est? Un capteur de mouvements commercialisé depuis fin octobre par Microsoft, et qui, officiellement, sert à jouer sur la console Xbox 360, sans utiliser de manettes. C’est le corps tout entier qui interagit avec ce qui se passe sur l’écran. En mettant l’engin en vente, début novembre 2010, imaginait-on déjà, chez Microsoft, qu’il servirait à autre chose qu’à tuer des gobelins (ceux qui peuplent les jeux vidéo)? Car depuis son arrivée sur le marché, la communauté des programmeurs sauvages et des chercheurs universitaires s’est affairée autour de l’objet pour en proposer, en moins de deux mois, des usages détournés en tout genre, des plus inutiles aux plus prometteurs, des plus artistiques aux plus sexuels.
L’industrie du porno s’y est naturellement engouffrée, espérant sans doute offrir à ses usagers des possibilités de coucheries à distance. La première démonstration – graphiquement encore pathétique, même si cela dépend des goûts – est arrivée d’Australie mi-décembre, produite par la société ThriXXX, spécialisée dans les jeux vidéo pornographiques 3D. «Le Kinect semble être une technologie naturelle pour ce type d’usage, puisque son approche «mains libres» signifie que ces dernières peuvent désormais servir à faire d’autres choses, comme manipuler des objets à l’intérieur du jeu, ou se manipuler soi-même – dans ce cas précis, probablement les deux à la fois», commente Kyle Machulis, auteur du blog Slashdong, consacré exclusivement à la technologie masturbatoire.
Depuis l’aube de l’ère informatique, l’humanité n’a cessé de fantasmer l’interaction corps-machines et les possibilités de plongées physiques dans un monde virtuel. Le Kinect, dont le projecteur infrarouge permet, pour 219 francs seulement, de mesurer la profondeur relative des corps en présence et d’en analyser les mouvements, y compris dans le noir, est apparue à certain comme une pierre philosophale. «Jusqu’à maintenant, seules des caméras à plus de 10 000 francs permettaient d’obtenir les mêmes résultats», explique Alexandre Alahi, doctorant à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne et spécialisé dans les technologies de surveillance vidéo. «Dès qu’il a été possible de connecter le Kinect à un ordinateur, nous avons développé un programme permettant de travailler simultanément avec plusieurs Kinect pour améliorer la détection de corps multiples sur une surface plus étendue. Les applications futures de nos travaux vont de la surveillance des foules, dans des manifestations par exemple, à l’étude des comportements dans un supermarché. L’avantage du Kinect par rapport à une caméra, c’est que l’ordinateur est en mesure d’analyser en temps réel les informations qui lui parviennent, et peut immédiatement trier les comportements «anormaux». Dans un supermarché, cela permettrait d’analyser les parcours des gens en vue d’améliorer les agencements, tout en étant automatiquement alerté sur les mouvements suspects.»
Le prix de l’objet, par rapport aux nouveaux horizons qu’il ouvre, explique sans aucun doute l’enthousiasme qu’il provoque chez les bidouilleurs en tout genre, comme le confirme Gavrilo Bozovic, ingénieur à l’EPFL + ECAL Lab, une interface entre les deux hautes écoles pour des projets aux confins des nouvelles technologies et du design: «Pour des projets de réalité augmentée [l’incrustation en temps réel d’éléments virtuels dans une image vidéo filmant le réel, ndlr], le Kinect est un outil idéal. Surtout, il permet de faire des essais à bas coût. Parce qu’il détecte la profondeur des objets, cela facilite par exemple l’effacement de l’arrière-plan sur une image filmée. Il y a beaucoup d’applications possibles, pour des performances artistiques notamment. En pratique, on pourrait imaginer, par exemple, que dans une cabine d’essayage, le miroir «projette» à la fois l’image de la personne, et des informations sur l’habit qui est en train d’être essayé, la provenance des tissus, le prix, etc.»
Aujourd’hui, les sites de partage de vidéos regorgent de démonstrations de détournement du Kinect, notamment grâce au développement, quelques jours à peine après sa mise sur le marché, d’un pilote en licence de logiciel libre permettant de le faire fonctionner avec un ordinateur. L’initiative Open Kinect met aujourd’hui en réseau les développeurs du monde entier, et le site Kinect Hacks recense également les projets les plus variés. Quelques exemples en vrac: l’institut de médecine légale de l’Université de Berne propose de s’en servir dans le domaine de l’imagerie médicale; le «miroir magique» d’un groupe d’étudiants de l’Université technique de Munich est un programme de réalité augmentée qui superpose des images scannées sur celles de votre propre corps, de telle sorte que vous avez l’impression de voir votre squelette à travers un trou dans votre peau; un groupe d’étudiants du MIT a développé un programme permettant de naviguer dans le système d’exploitation Windows sans souris ni clavier, par de simples gestes des mains, ce que nombre d’autres développeurs dans le monde sont parvenus à faire en un temps record.
Qu’en pense Microsoft? De sérieuses rumeurs, vaguement corroborées début janvier par son patron Steve Ballmer, laissent entendre que le Kinect pourrait servir à piloter la prochaine version du système d’exploitation de Windows… en 2012. En attendant, Microsoft, loin de s’attaquer frontalement à ces usages alternatifs, semble les encourager par son silence. Se refusant à parler de piratage à proprement parler, Microsoft, affirmait mi-novembre que le port USB de l’engin avait été laissé «ouvert» à dessein.
On comprend que rien ne sert de brider ces enthousiasmes qui, outre la publicité gratuite qu’ils génèrent, auront sans doute contribué à des chiffres de vente spectaculaires. En 60 jours sur le marché, le Kinect s’est écoulé à plus de 8 millions d’exemplaires.
Rinny Gremaud