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lundi 7 février 2011

«La Suisse est victime de son succès»

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Quelles sont les perspectives de l'économie suisse pour 2011, quelles sont ses forces et ses faiblesses? Rencontre avec Jean-Daniel Gerber, directeur du Seco.

Le bureau du secrétaire d’État à l’économie se trouve dans un immeuble discret du XIXe siècle, l’ancien bâtiment du quotidien bernois «Der Bund», près de la gare de Berne. Au quatrième étage, nous sommes reçus par Jean-Daniel Gerber, un homme grand et fin, accueillant, chef du Seco depuis 2004 et qui laissera sa place en avril prochain à Marie-Gabrielle Ineichen-Fleisch.

Jean-Daniel Gerber a une grande expérience de l’économie internationale. Il a passé neuf ans à Washington en tant que directeur exécutif auprès de la Banque mondiale, ainsi que responsable du service économique et financier de l’ambassade suisse. La conversation tourne gentiment au sujet du jour: les perspectives économiques de la Suisse pour 2011.

A la fin de 2009, les économistes avaient une vision plutôt pessimiste de l’économie suisse en 2010. Or, la reprise a surpris tout le monde. Le miracle de 2010 pourra-t-il continuer en 2011?
Nous sommes sortis rapidement de la crise, mais nous ne sommes pas encore dans une situation stable. Il est très difficile d’établir un pronostic pour les douze prochains mois et encore plus difficile à long terme. Le pronostic pour 2012 que nous devrons faire en décembre, et qui servira de base à la politique budgétaire de la Confédération et des cantons, sera un exercice périlleux.

Pourquoi?

Nous prévoyons une croissance de 1,2% en 2011 — donc moins que cette année ou nous attendons une croissance de 2,7% — pour deux raisons principales. D’une part la réévaluation du franc suisse, qui va freiner les exportations. D’autre part, la situation financière dans laquelle se trouvent beaucoup de pays européens, qui constituent un très grand marché pour l’économie suisse, va impliquer que la reprise en Europe devrait rester molle. En effet, à part pour l’Allemagne, nous ne voyons pas une forte amélioration dans les pays européens. Je suis étonné en bien que pour le moment, on ne sente pas encore les signes de faiblesse dans l’économie suisse. Entre la période d’avant la faillite de Lehman Brothers et aujourd’hui, nous avons une appréciation du cours de change du franc suisse (je prends l’indice réel pondéré par les partenaires commerciaux) de 16% environ et de 22% face à la zone euro. Je ne peux pas m’imaginer qu’une telle appréciation ne ralentisse pas notre commerce extérieur. Revenir au taux de croissance de 2004-2007 me semble difficile. Par ailleurs, l’économie mondiale aura besoin de temps pour éponger tous les déséquilibres mis en évidence ou aggravés par la crise financière. La troisième raison qui rend difficile de faire des prévisions est le secteur bancaire, qui malgré les mesures prises reste fragile au niveau international.

Alors, comment la Suisse a-t-elle fait pour si bien s’en sortir en 2010?

Il y a plusieurs éléments de réponse. D’abord, le fait que les banques centrales à travers le monde, contrairement à ce qui s’est passé dans les années 1930, ont agi très rapidement et dans le bon sens. La Banque nationale suisse a également joué un rôle très important dans la gestion de la crise. Deuxième chose: des mesures protectionnistes ont été prises dans beaucoup de pays, mais elles sont restées dans un cadre relativement raisonnable. Au niveau des politiques monétaires, c’est différent: je constate un protectionnisme assez offensif, surtout de la part des Etats-Unis. Ensuite, au niveau suisse, nous avons ficelé trois paquets conjoncturels dans l’espace de douze mois, qui ont ajouté environ 2,7% au PIB sur deux ans. Ce qui est assez considérable, d’autant plus qu’on nous reprochait de profiter des paquets étrangers sans véritablement contribuer nous-mêmes. C’est vrai que nous en avons profité, mais il faut dire aussi que la Suisse a injecté pas mal d’argent avec ses paquets conjoncturels. Surtout si l’on tient compte des fameux «stabilisateurs automatiques» engendrés par le biais de l’assurance chômage, qui est nettement plus forte en Suisse que dans d’autres pays. La diversification de notre économie a aussi eu un effet positif. Le secteur de la chimie et de la pharma, par exemple, a bien résisté à la crise. Il produit des biens peu sensibles aux fluctuations de la demande mondiale.

Le protectionnisme financier auquel vous faites référence, c’est l’assaut contre le secret bancaire?

Aux Etats-Unis, ce n’est pas seulement la question du secret bancaire qui pose un problème. Aujourd’hui il est devenu très difficile pour une banque de travailler offshore. Il faut pratiquement être sur le territoire des Etats-Unis pour être actif, ou alors il faut fournir de tels renseignements que cela devient une barrière presque impossible pour travailler dans des délais acceptables. La situation est à peu près comparable en Allemagne, à un degré moindre, il est vrai.

En Suisse, est-ce que vous considérez que le secteur bancaire est stabilisé?

Si je compare la situation actuelle du secteur bancaire avec celle d’il y a douze mois, elle s’est bien améliorée puisque les banques ont augmenté leurs fonds propres. Mais admettons que si nous subissions encore une nouvelle crise financière, de l’ampleur que celle que nous avons connue entre la fin 2007 et en 2008, nous aurions certainement à nouveau des répercussions extrêmement dommageables.

Combien de temps faut-il compter pour que les économies se remettent après une crise financière?

Je ne peux pas vous répondre de manière générale. Les pays qui ont une bonne situation budgétaire sortent assez rapidement de la crise. Mais il y a un certain nombre de pays qui depuis les années 1960 n’ont jamais eu un excédent budgétaire, toujours des déficits! Certains disent que ce n’est pas grave, tant que vous avez une croissance économique et des taux d’intérêt bas.
Malheureusement ce n’est pas toujours le cas. Et ces deux dernières années la croissance de beaucoup de pays a chuté fortement et l’endettement, en termes relatifs, a explosé. A présent, notamment les gouvernements de l’Irlande, de la Grèce, du Portugal, du Royaume-Uni et de la France, ont pris des mesures. Mais il faudra du temps pour en voir les effets sur l’endettement. La reprise dans ces pays sera certainement plus lente qu’aux Etats-Unis. Malgré qu’on parle toujours de la situation économique difficile dans laquelle se trouvent les États-Unis, la situation européenne est plus grave à mon avis.

Vraiment?

Actuellement on critique beaucoup la politique américaine. Les Etats-Unis font du protectionnisme offensif avec leur politique monétaire. Ils misent sur un dollar faible, ce qui freine les importations. Je ne suis pas optimiste quant à la situation aux Etats-Unis. Mais les répercussions sont différentes. Premièrement, le marché du travail américain est beaucoup plus flexible que dans les pays européens. Deuxièmement, les Etats-Unis comptent de grandes entreprises multinationales actives sur le marché mondial et qui savent mieux gérer la situation de crise que les entreprises axées surtout sur le marché européen. Enfin, les Etats-Unis ont un marché intérieur qui est très grand avec ses 300 millions d’habitants; tout ce qui y est entrepris pour stimuler la consommation a forcément un effet beaucoup plus important qu’en France ou en Allemagne.

Donc, la politique américaine risque de réussir?

Peut-être, mais ce qui est fâcheux c’est que l’amélioration conjoncturelle outre-Atlantique risque de se faire – partiellement du moins – sur le dos de ses partenaires commerciaux. Car déprécier fortement la monnaie nationale revient à imposer un droit de douane sur les importations et a un effet de subvention pour les produits destinés à l’exportation.

Surtout sur le dos de l’Europe?

Oui, mais également sur le dos des pays émergents qui s’inquiètent beaucoup des conséquences sur la compétitivité de leurs exportations. Le Brésil, par exemple, a augmenté récemment les taxes sur certaines transactions financières en provenance de l’étranger, afin de ralentir un afflux massif de capital. D’autres pays comme l’Afrique du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande voient aussi leur monnaie grimper par rapport au dollar américain et craignent que les investisseurs se tournent vers d’autres économies. Les Chinois procèdent un peu différemment parce qu’ils ont lié leur yuan au dollar. Depuis des années, les Américains leur demandent de réévaluer leur monnaie. Actuellement, ces tensions sont devenues plus fortes, mais le sujet n’est pas nouveau.

Si les multinationales savent mieux gérer une crise, c’est parce qu’elles arrivent plus facilement à se débarrasser de leur personnel?

Non, c’est parce qu’elles ont l’avantage de pouvoir danser sur plusieurs pieds. Elles sont en Chine, elles sont en Inde, elles sont en Amérique latine, où la situation économique est meilleure. Une entreprise qui est seulement active dans un pays est plus affectée lorsque la récession gronde dans ce pays.

Pour revenir à la Suisse, avons-nous une marge de manœuvre ou faut-il simplement subir les tempêtes qui viennent de l’étranger?

Si nous avons une meilleure situation que nombre de pays, c’est en grande partie dû aux réformes entreprises entre 2004 et 2010. La Suisse a eu le taux de croissance le plus faible de tous les pays de l’OCDE de 1990 à 2003. Depuis 2004, on s’est retrouvé dans le peloton de tête des pays européens. D’abord, nous avons assaini la situation budgétaire de la Confédération, des cantons et des communes avec l’introduction du frein à l’endettement. Ensuite, la libre circulation des personnes a considérablement contribué à la croissance économique en Suisse, en stimulant le marché intérieur. Du coup, nous avons pu recruter des spécialistes de haute qualité, contrairement à la situation passée où l’immigration relevait pour l’essentiel d’une main-d’œuvre moins qualifiée. De plus, nous avons révisé l’assurance invalidité et l’assurance chômage et introduit une loi sur les cartels. Nous avons également renforcé le concept de marché intérieur avec une nouvelle loi; le principe du cassis de Dijon a aussi été introduit.

Que reste-t-il à faire?

Je vais vous donner un exemple. La Suisse est le pays le plus compétitif au monde, selon le World Economic Forum. La Suède, qui était classée je ne sais où il y a quelques années, est devenue tout à coup le numéro deux. Qu’a fait la Suède pour progresser si vite en termes de compétitivité? Les Suédois ont assaini leurs assurances sociales et ils ont amélioré leurs services publics, en partie en le privatisant ou en le soumettant à la concurrence. Et là nous avons pris du retard par rapport à de nombreux pays européens.

Quels sont les grands chantiers suisses?

Il y en a quatre. Premièrement, assainir le marché financier, ce que nous sommes en train de faire avec les accords que nous passons (ndlr: avec le Royaume-Uni et l’Allemagne, par exemple). Deuxièmement, freiner l’augmentation des coûts de la santé. Je reprends l’exemple de la Suède, qui n’a certes pas un système parfait, mais il est moins cher qu’en Suisse. En même temps l’espérance de vie y est plus longue. Le troisième élément concerne l’assainissement des assurances sociales: invalidité, AVS, caisses de pension. Et le quatrième chantier concerne les infrastructures: non seulement leur amélioration mais aussi leur maintien coûtent très cher. Le paquet de croissance 2012-2015 contiendra ces quatre éléments.

En plus, nous devons continuer ces prochaines années à ouvrir des marchés pour nos entreprises. Nous avons conclu nombre d’accords de libre échange ces dernières années. Nous sommes en train d’en négocier avec la Chine, l’Inde, la Russie. Ce sont des pays de première importance pour la Suisse.

L’expérience suisse peut-elle servir de modèle aux autres pays?

Oui, nous sommes un bon exemple en ce qui concerne le frein budgétaire. Mais nous ne sommes pas le seul pays qui s’en sort relativement bien. Les pays nordiques, les Pays-Bas, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont très bien surmonté la crise. La flexibilité de notre marché du travail est également un atout économique majeur dont peu de pays disposent. Si la Suède n’est pas numéro un sur le plan de la compétitivité, c’est à cause de son marché du travail peu flexible. Et comme conséquence son taux de chômage tourne autour de 8%. Mais nous pouvons aussi apprendre des autres. Surtout de la part des pays qui ont déjà entrepris d’importantes réformes pour stabiliser leurs assurances sociales.

Certains disent que la Suisse a réussi parce qu’elle n’est pas membre de l’Union européenne.
Je ne suis pas d’accord. Sinon comment expliquer que les pays nordiques soient bien sortis de la crise? Par ailleurs, les différences en termes de recul du PIB en 2009 sont plus grandes entre les pays de la zone euro qu’entre la Suisse et plusieurs de ces pays. Faisons donc attention avec les commentaires rapides.

Y a-t-il un désavantage au succès de la Suisse?

Actuellement la Suisse est victime de son succès. Le franc suisse est une monnaie stable, forte: donc on investit davantage en francs suisses, ce qui entraîne une réévaluation et rend nos exportations moins compétitives. Lorsque vous avez une situation économique bien meilleure que les autres pays, le désavantage d’un petit ou moyen pays comme la Suisse c’est que le rééquilibrage se fait indépendamment, par le biais de la monnaie. A l’avenir il faudra tenir beaucoup plus compte de la question de la durabilité. Cela me fait du souci pour les générations suivantes de voir disparaître massivement des terrains non bâtis. A plus court terme, je prends au sérieux les avertissements de la Banque nationale concernant le risque de bulle immobilière.

Henry Muller