L’alcool peut prendre le pas sur la raison, comme l’a montré le cas du couturier de Dior. Mais révèle-t-il aussi une part de vérité? In vino veritas?
Dans «Bonjour tristesse», Françoise Sagan, une spécialiste ès bitures, écrivait: «Quand on est ivre, on dit la vérité et personne ne vous croit.» Entre les défilés, le public de la Fashion Week jouait effectivement les incrédules lorsqu’il évoquait l’esclandre antisémite de John Galliano. Les commentaires, plutôt indulgents pour le couturier, voyaient l’alcool comme une circonstance atténuante. Certains évoquaient même une théorie du complot: le groupe LVMH n’aurait monté et diffusé cette affaire que pour se débarrasser d’un designer en bout de course créative devenu encombrant. Un peu paf à la terrasse de La Perle — 1,1 pour mille selon un alcootest à l’Hôtel Dieu — il a clamé son amour de Hitler comme dans d’autres bars moins médiatisés on se bagarre avec ses voisins, on vocifère contre les immigrés, on met la main aux fesses des filles et autres charmants comportements.
«L’alcool trouble la compréhension et exacerbe les sensations. Un bruit anodin peut par exemple être interprété de manière agressive et déclencher des réactions exagérées. A partir d’une alcoolémie de 0,5 pour mille, on n’a plus d’inhibition, on manque d’égard pour les autres, tout en se surestimant soi-même», explique Donatella Del Vecchio, porte-parole d’Addiction Info Suisse. En d’autres termes, l’alcool brouille la raison et fait perdre aux plus policés d’entre nous toute retenue. Les habitants de Verbier le savent bien: après un passage au pub, un gentleman anglais peut se transformer en hooligan. Dr. Jekyll devient Mr. Hyde et sir John se change en Brigadeführer Galliano. Pas nécessaire d’ailleurs d’être Anglais pour se comporter comme un vulgaire pochetron.
Toujours au chapitre célébrités, rappelons les exploits de Jean-Luc Delarue sur le vol Paris-Johannesburg en 2007. Saoul et coké, l’animateur a tenté de faire avaler de force à d’autres passagers des grains de raisin qu’il n’arrivait pas à rattraper avec sa bouche quand il les lançait en l’air. David Hasselhoff, un alcoolique notoire, s’est fait évacuer du stade de Wimbledon après une bagarre avec des agents de sécurité, puis a fait bruyamment savoir aux clients du lounge première classe de Heathrow à quel point sa vie était minable. A peine plus poétique et moins imbibée, Véronique Sanson, au piano, lors d’un festival à Meaux, devant le maire Jean-François Copé, a entonné le délicat couplet: «Il faut absolument que je pète, il faut absolument que je chie, sinon je vais mourir.»
Mais les spécialistes ne mettent pas tout sur le compte de bibine pour autant. «L’alcool désinhibe et abaisse notablement le seuil de passage à l’acte violent, par mots et par gestes, estime le professeur Jean-Bernard Daeppen, chef du service alcoologie du CHUV à Lausanne. On peut faire l’hypothèse que si Galliano n’avait pas été sous l’effet de l’alcool, il n’aurait pas eu ce comportement. Cependant, cette violence vient de quelque part. On est toujours porteur en soi d’une part de violence qui ne s’exprime pas parce qu’elle est inhibée par l’éducation et la conscience des conséquences possibles. Mais cela ne veut pas dire que l’on va proférer des insultes antisémites. Il doit y avoir chez cette personne une préoccupation autour de ces questions.»
A l’inverse, Donatella Del Vecchio pense que la thématique n’a rien d’exceptionnel. «Je ne mettrais pas ma main à couper qu’après sept vodkas, un militant pour les Droits de l’Homme ne va pas proférer des insultes racistes. L’alcool vous met dans un état qui n’est plus le vôtre.»
Tout est affaire de degré. Dans le cas Galliano, l’alcoolémie reste mesurée, ce qui dénote un état de conscience encore relativement élevé. Mais comme l’a affirmé l’avocat du couturier au Grand Journal de Canal Plus, elle se doublait d’une consommation de médicaments. «Sans détail sur ce point, difficile de se prononcer. Mais il faut savoir que les tranquillisants renforcent l’effet anesthésiant de l’alcool, tandis que d’autres types de drogues peuvent renforcer l’état d’ébriété et la perte de contrôle», rappelle Jean-Bernard Daeppen.
Nous ne sommes pas non plus égaux face à l’alcool. Les spécialistes distinguent d’ailleurs deux types d’alcooliques. Les caractères impulsifs ont tendance à développer ce type de dépendance avant 25 ans. L’alcoolisme s’associe chez eux à des comportements antisociaux et à des rites de violence. «Ces gens représentent 15% de la population alcoolique. Ils sont souvent en situation d’échec scolaire, ils aiment le risque comme la conduite dangereuse.»
L’alcoolisme le plus courant se développe plus tard et concerne des gens aux profils névrotico-dépressifs. «Dans un premier temps, la boisson les tire de leur état dépressif, mais au-dessus de 1 pour mille, leur consommation d’alcool a tendance à les endormir. Ils ont ce qu’on appelle communément l’alcool triste, leur dépendance augmentant leur anxiété et leur dépression», poursuit le professeur.
Dans sa façon d’aborder la création, dans ses excès et ses provocations, Galliano pourrait représenter une figure dionysiaque au sens où Nietzsche l’a définie. Eperonnée par l’alcool, cette part sauvage et instinctive semble l’avoir emporté vers des excès moins créatifs. Alors, l’alcool comme révélateur ou comme modificateur de personnalité? «Un peu des deux», affirment les spécialistes vu l’état d’ébriété du couturier.
Ce n’est en effet, généralement qu’au-dessus de 2 pour mille que nous perdons totalement conscience de nos actes et que nous tombons dans la somnolence. Une réponse de nature peut-être à rassurer ceux qui se sont fait draguer par une personne ivre: tout n’était pas qu’illusion éthylique.
Sylvain Menétrey