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dimanche 15 avril 2012

Les Suisses de la Bérézina

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Sur ce dessin de Teddy Aeby, en 1984, les Grenadiers fribourgeois sont aux portes de Moscou. En fait, les Suisses n’ont jamais atteint la capitale. coll. a.-j. Tornare




Le Fribourgeois Alain-Jacques Czouz-Tornare sort un livre à l’occasion du bicentenaire de la bataille.

Alain-Jacques Czouz-Tornare le revendique: depuis un quart de siècle, l’historien établi à Marsens est «abonné» aux bicentenaires. Après le bicentenaire de la Révolution française, il a écrit sur celui du 10 août 1792, puis de la révolution helvétique, de l’Acte de Médiation en 2003, de Trafalgar, du second landamannat de Louis d’Affry en 1810... Et le voilà qui vient de publier un nouveau livre sur la bataille de la Bérézina, qui se déroula du 26 au 29 novembre 1812 sur les rives du fleuve, près de la localité de Borissov, en Biélorussie.

Tandis que son coauteur, Thierry Choffat, explore le rôle des Français dans la bataille et signe un miniguide touristique à l’intention des passionnés qui voudraient visiter le site de la bataille, Alain-Jacques Czouz-Tornare, lui, s’attache au destin des 10000 Suisses enrôlés dans la Campagne de Russie. Entretien.

Le rôle des soldats suisses sous Napoléon était-il si méconnu?

Ah oui! Ouvrez n’importe quel ouvrage français sur la Bérézina, vous n’y trouverez pas de trace des Suisses. Et les Suisses eux-mêmes ne font pas mieux: en 1962, La Liberté consacrait deux pleines pages au 150e anniversaire de cette bataille... sans dire un mot des soldats suisses!

Que faisaient ces Suisses là-bas?

Napoléon Bonaparte voulait à tout prix avoir des soldats suisses à son service, comme cela se faisait sous l’Ancien Régime. Il crée donc quatre régiments au service de la France, ainsi qu’un bataillon valaisan et un neuchâtelois. En 1812, 8000 soldats suisses partent pour la Campagne de Russie, puis 2000 autres suivront en renfort.

Et ça a été un vrai carnage...

La campagne a été atroce, dès le début. Les Russes avaient joué la terre brûlée, et l’intendance ne suivait pas. Un mois après avoir franchi le Niémen, les Suisses n’étaient déjà plus que 5000. Après la bataille de Polotsk, ils ne sont plus que 2800, et à peine 1300 arrivent à la Bérézina. Au final, sur les 10000 Suisses enrôlés, seuls 300 à 400 survivent. Il y a eu 95% de pertes.

Fribourg était-il bien représenté?

Le canton était un gros contributeur: entre 1805 et 1815, 1364 Fribourgeois étaient enrôlés sous Napoléon. Pour une population de 70000 habitants, c’est énorme! D’ailleurs, en Russie, deux des quatre régiments suisses étaient commandés par des aristocrates fribourgeois: Nicolas Castella de Berlens et Charles d’Affry, le fils du landamann.

Nos compatriotes sont donc allés prendre Moscou...

Pas tout à fait! Napoléon préférait placer les Suisses à l’arrière, pour se couvrir. Ils se sont arrêtés à Polotsk, en Biélorussie, où ils ont pris part à deux batailles importantes... et ils ne sont jamais arrivés jusqu’à Moscou. Le dessin de Teddy Aeby, avec les Grenadiers de Fribourg devant le Kremlin en flammes, est donc une jolie fantasmagorie…

Pourtant, les Suisses ont joué un rôle décisif, dites-vous?

Voici le contexte: en septembre 1812, Napoléon prend Moscou. Mais la ville est brûlée, et la Grande Armée doit rebrousser chemin. Les troupes du tsar Alexandre à ses trousses, elle doit franchir la Bérézina, mais les ponts ont été détruits. Napoléon fait bâtir des ponts de fortune en bois, dans des conditions dantesques. Charles d’Affry compare ce combat à la retraite de Meaux, au XVIe siècle, où les Suisses ont sauvé le roi de France...

Et ils ont aussi sauvé Napoléon?

Absolument! Quand les Russes ont vu que la Grande Armée avait commencé à franchir la Bérézina, ils ont littéralement fondu sur ces ponts. Ce sont essentiellement les Suisses qui les ont protégés, avec un acharnement inouï. S’ils n’avaient pas tenu, rien n’aurait tenu. Et Napoléon lui-même n’aurait probablement pas pu traverser.

La Bérézina est un synonyme de désastre. Drôle de victoire, non?

Bien sûr, les Français abandonnent le terrain et c’est la débandade. Mais les Russes ont échoué sur leurs deux objectifs: prendre Napoléon et détruire le restant de sa Grande Armée. Napoléon, lui, a sauvé les apparences: il sera aux Tuileries pour Noël, et il ramène une petite partie de son armée. Au lieu de s’effondrer en 1812, le régime pourra tenir encore un peu, jusqu’en 1814.

Pourquoi la Bérézina a-t-elle tant marqué l’imaginaire collectif?

Dans cette Campagne de Russie où «une plaine blanche succède à une autre plaine blanche», comme disait Victor Hugo, les distances sont énormes: entre Vilnius, Smolensk et Moscou, il n’y a que des bourgades. Et voilà que soudain, la Bérézina situe les événements sur la carte.

Et la bataille a été spectaculaire!

Oui, il y a tous les ingrédients d’un film: Napoléon encerclé, un suspense inouï, trois jours de bataille, c’est Fort Alamo! Et puis l’héroïsme des pontonniers... On ne comprend toujours pas comment ils ont réussi à bâtir ces ponts en un jour, sous le feu des Russes, presque sans outils, immergés pendant des heures dans une eau à 2 degrés. Ils étaient 300, tous ont été sacrifiés.

Pour vous, cette bataille cristallise l’unité de la Suisse. Comment ça?

D’abord, pour la première fois, les Suisses vont servir ensemble, tous cantons mélangés. Jusqu’ici, il y avait un régiment bernois, un régiment valaisan, etc. Et ce qui m’a frappé en lisant les textes, c’est leur unité. Leur engagement dépasse le simple rôle de mercenaire. Ils ont un désir de servir la Suisse, et aussi de prouver quelque chose à Napoléon, qui a recréé le pays en 1803. C’est émouvant: on est à la naissance de la Suisse moderne.

Ah bon, la naissance de la Suisse moderne, ce n’est pas 1848?

On a tout reporté sur 1848, comme si la Suisse était née par génération spontanée. Mais la Bérézina a été un élément fédérateur. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que le fameux «Chant de la Bérézina» est devenu, un temps, une sorte de second hymne national: «Notre vie est un voyage/ Dans l’hiver et dans la nuit, Nous cherchons notre passage/ Dans le ciel où rien ne luit...» D’ailleurs, ce chant a eu un tel retentissement qu’il sera repris par l’écrivain français Céline dans son Voyage au bout de la nuit.

Alain-Jacques Czouz-Tornare et Thierry Choffat,La Bérézina, Suisses et Français dans la tourmente de 1812, Ed. Cabedita, 198 pp.

Conférence d’A.-J. Czouz-Tornare le 27 avril à 20h30, Centre Le Phénix, rue des Alpes 7, Fribourg.





Expo à Lucerne

«Quelle Bérézina!» C’est l’intitulé de l’exposition proposée jusqu’au 19 août au Musée historique de Lucerne. Basée sur les témoignages de certains des 10000 soldats suisses enrôlés dans la Campagne de Russie, l’expo s’attache à reconstituer leur quotidien. Parmi les uniformes, armes et drapeaux, un nécessaire de voyage d’officier, des casseroles en cuivre ou des bottes de dragon.

Les outils de chirurgie de guerre (trépanation, amputation et pinces à retirer les balles) donnent un aperçu de la terrible condition des blessés. On n’en comprend que mieux la ferveur de cet ex-voto placé par un des rares rescapés dans une chapelle de pèlerinage. Le tout est complété par un film tourné sur les lieux de la bataille. A noter que l’exposition s’inspire aussi des travaux «made in Fribourg», précise Heinz Horat, directeur du musée: il s’est appuyé sur le récent mémoire en histoire d’une étudiante fribourgeoise, Ruth Estermann. amo > www.historischesmuseum.lu.ch

Annick Monod
La Liberté