Petite, elle était celle qui se cache au fond de la classe pour ne pas qu'on la remarque. Celle qui fixe le bout de ses chaussures quand l'institutrice pose une question de français. Anne-Marie Gaignard était "nulle" en orthographe. "Egarée dans la forêt des mots", comme elle dit. Ses notes en dictée ne dépassaient pas le zéro. La pire de toutes fut - 85. Elle avait écrit : "Le générale Degole à sové la France. De puis langlètère, il a lencé un apelle au français." A ce niveau-là, "on n'explique plus, on constate", se désole-t-elle.
Aujourd'hui, à 50 ans, Anne-Marie Gaignard est réconciliée avec la langue française. Après un long combat pour dépasser ses blocages, elle a créé l'association Plus jamais zéro, pour transmettre ses solutions aux enfants en difficulté. Elle dirige un centre de formation continue pour adultes et publie, le 29 août, son sixième ouvrage : La Revanche des nuls en orthographe (Calmann-Lévy, 256 p.). Un message d'espoir pour tous les fâchés avec le français.
Mais ce livre, c'est d'abord sa revanche à elle. Quand Anne-Marie Gaignard évoque ses souvenirs d'école, il y a de la colère. A 6 ans, elle reçoit une gifle cinglante. "Anne-Marie a la tête comme une passoire, lâche son institutrice à ses parents. Si elle continue comme ça, elle ne sera même pas capable de balayer les couloirs d'un hôpital !" La fillette se catalogue cancre, nulle pour la vie. Elle invente alors toutes sortes de stratagèmes pour ne plus aller à l'école. Du thermomètre chauffé sous la lampe de chevet pour faire grimper le mercure à la tentative d'entrer au couvent...
L'année de ses 9 ans, l'institutrice conseille à ses parents de consulter l'orthophoniste, convaincue que leur fille est dyslexique. Dans la salle d'attente, elle se retrouve avec des enfants handicapés et pense qu'elle est comme eux. Les quelques séances suivies ne permettent pas de régler le problème.
Au collège, Anne-Marie excelle en éducation physique et en espagnol, mais ses fautes d'orthographe sont rédhibitoires. Elle redouble la quatrième, obtient le brevet au rattrapage et, au lieu des études littéraires dont elle rêve, se retrouve dans un lycée de jeunes filles qui forme des secrétaires de direction. Elle apprend les règles de classement alphabétique, la sténographie et s'ennuie. "Ma relation bancale avec la langue a conditionné toute la première partie de ma vie. C'est à cause d'elle que j'ai subi phobie scolaire, humiliations et mauvaise orientation", résume-t-elle.
Dans sa vie professionnelle, la jeune femme traîne le même "boulet orthographique". "Tout me ramenait à ce problème qui m'opposait aux mots", raconte-t-elle. Responsable des stages dans son ancien lycée, elle est envoyée dans une formation pour illettrés. Ses courriers lui reviennent souvent maculés de rouge. "Je n'étais toujours pas dans la norme."
LES MOTS "ÉPITHÈTE", "ATTRIBUT" OU "SUBORDINATION" SONT BANNIS
Jusqu'au jour où, à 36 ans, lors d'une réunion de parents d'enfants dyslexiques, elle réalise que son problème est remédiable. Qu'il n'est pas la conséquence d'une dyslexie - c'est-à-dire d'un dysfonctionnement cérébral - mais d'une dysorthographie causée par des méthodes d'apprentissage qui ne lui ont pas convenu, en l'occurrence la méthode dite globale. Cette prise de conscience agit sur elle comme une "décharge électrique". Aujourd'hui encore, dénonce-t-elle, "la dyslexie est une étiquette que l'on colle systématiquement sur l'élève récalcitrant à l'écrit et que les enseignants ne parviennent pas à faire progresser".
Anne-Marie Gaignard se lance alors dans un grand chantier : trouver des méthodes pour en finir avec les fautes d'orthographe. "Partout où ça coinçait, je cherchais une explication qui n'était pas dans les livres de grammaire", rapporte-t-elle. Elle passe des nuits à décortiquer des phrases. Se nourrit d'ouvrages sur la mémoire, le fonctionnement du cerveau, la pédagogie. Et se met à associer à chaque mot une image mentale. "Vieille" prend deux "i" parce qu'une vieille dame a besoin de deux cannes pour marcher ; "accusé" prend deux "c" parce que l'accusé a deux menottes...
Enseignante dans une maison familiale rurale, elle organise des séances de remédiation orthographique pour ses élèves, puis pour d'autres enfants qui lui arrivent par bouche-à-oreille. Pour leur expliquer la règle des accords, elle leur raconte que la grammaire est gouvernée par deux rois, Etre et Avoir. Le premier est gentil, prévisible, et aime se déguiser en "suis", en "furent" ou en "sommes". Le second est capricieux. Le héros, un petit garçon, déjoue les pièges de la langue avec l'aide d'une fée. De ce conte, Anne-Marie Gaignard fait un livre, Hugo et les rois, validé en 2002 par les spécialistes du dictionnaire Robert et écoulé aujourd'hui à plus de 200 000 exemplaires.
"UN CP RATÉ ET ON LE PAYE TOUTE SA VIE !"
En 2009, Anne-Marie Gaignard commence à s'intéresser aux adultes. Comme avec les enfants, ses séances reposent sur une bonne dose d'empathie. "Je leur dis que ce n'est pas de leur faute, que leur problème n'est pas irrémédiable. Je leur demande de me parler de leurs souvenirs d'apprentissage et essaie de comprendre quelle mémoire est dominante chez eux, auditive, visuelle ou kinesthésique", explique-t-elle. Les mots "épithète", "attribut" ou "subordination" sont bannis. "Ma méthode est composée de bon sens et de techniques qui moi, m'ont sauvée." Chaque nouvel élève lui rappelle son passé. "Ce sont des personnes qui ont le même caillou dans la chaussure, avec qui on parle le même langage", dit-elle. Des enfants angoissés, des salariés honteux.
A chaque fois, sa colère la reprend. "Je suis atterrée en voyant ces enfants qu'on laisse passer dans la classe supérieure, alors qu'ils ont raté des moments fondamentaux du programme. Un CP raté, on le paye toute sa vie !" Les chiffres qu'elle avance font froid dans le dos : entre 30 % et 40 % des élèves de sixième seraient incapables d'écrire une phrase sans faute.
Anne-Marie Gaignard se dit être la preuve que "l'école ne fonctionne pas correctement". "Elle est conçue d'abord pour les bons et martèle aux mauvais qu'ils sont responsables de leur naufrage." En cause, selon elle, un système qui ne forme pas suffisamment ses enseignants à la pédagogie, qui ne leur donne aucun outil de remédiation, au point que ceux-ci préfèrent demander aux parents de s'en référer aux "spécialistes" en cas de difficulté.
Anne-Marie Gaignard risque de faire des mécontents. Peu importe, elle assume son côté "provoc", bien décidée à mettre un "gros coup de pied dans la fourmilière".
Aurélie Collas