Des pêcheurs s’inquiètent de la concentration trop faible de phosphore dans certains lacs de Suisse. La lutte contre la pollution des eaux lancée dans les années 1980 serait-elle allée trop loin?
Rappelez-vous: dans les années 1980, la quantité trop élevée de phosphore menaçait d’étouffer nos lacs. Les lessives et certains engrais agricoles étaient dénoncés comme les principales causes de l’eutrophisation des plans d’eau.
Mais les mesures de déphosphoration mises en place alors créent aujourd’hui des remous. La Fédération suisse de pêche estime que la quantité de phosphore est bien trop faible dans certains lacs: «La situation est dramatique dans le lac de Brienz (Oberland bernois) et bientôt dans d’autres plans d’eau suisses, dénonce Roland Seiler, président de la fédération. Durant les 20 dernières années, la concentration de phosphore a chuté massivement. Cela a causé la disparition des daphnies, des puces d’eau dont se nourrissent les poissons. Les captures de corégones par des professionnels se sont effondrées de 20 tonnes à 2 tonnes annuelles.» Face à la baisse de poissons, deux pêcheurs auraient déjà dû mettre un terme à leur activité.
Soutenue par deux députés bernois, la Fédération a demandé la mise en place d’un essai pilote sur les lacs de Brienz, de Thoune, de Walenstadt et des Quatre-Cantons pour abandonner la déphosphoration effectuée dans les stations d’épuration, qu’elle juge coûteuse. Bref, ni plus ni moins que de revenir en arrière.
Nos plans d’eau sont-ils trop propres? Le Parlement s’est posé la question en septembre dernier, mais a finalement rejeté la motion. «Au niveau national, la quantité de poissons pêchés annuellement dans les lacs helvétiques reste stable depuis de nombreuses années (1’700 tonnes), déclarait la ministre de l’Environnement Doris Leuthard lors du débat parlementaire. Le lac de Brienz compte certes aujourd’hui un taux très faible de phosphore, car il s’agit d’un lac de montagne, donc à l’origine très pauvre en éléments nutritifs. Faire augmenter de manière artificielle le taux de phosphore serait une ingérence manifeste dans la topographie naturelle de ce lac.»
Retour à la nature
Pour Gerald Hess, chercheur en philosophie et éthique environnementales à l’Université de Lausanne, la politique à long terme engagée dans les années 1980 doit être poursuivie. «L’homme, par ses activités, nuit à la santé des écosystèmes. Il a montré, en prenant ces mesures de nettoyage, qu’il accorde de la valeur à ces milieux, et qu’il tient à corriger des déséquilibres au sein de certains écosystèmes, provoqués par ses activités. Par ailleurs, stopper la déphosphoration privilégierait uniquement, sur le court terme, des intérêts particuliers.» L’éthicien estime qu’il faut «rester vigilant et se méfier du relâchement qui pourrait résulter en accordant ce type d’autorisation.»
Favorable à la motion, le député Werner Luginbühl souligne que sa démarche implique également une réflexion écologique. «Je m’interroge sur le fait de savoir s’il est raisonnable de nettoyer autant nos lacs, pour ensuite importer du poisson, par exemple d’Asie.» L’argument se heurte néanmoins aux chiffres: la Suisse importe près de 50’000 tonnes de poisson par année. Les quelque 2’000 tonnes pêchées annuellement dans les lacs helvétiques sont donc loin de couvrir la consommation nationale.
Pour le lac Léman, les effets de la déphosphoration ont été salutaires: la quantité de phosphore est passée de 81 mg/l en 1981 à 22 mg/l en 2010. Cette évolution n’a pas engendré une baisse de la quantité de poissons pêchés dans le plus grand lac de Suisse. Au contraire: les prises annuelles moyennes ont augmenté et même dépassé les 1’000 tonnes en 2009. Selon les spécialistes, l’amélioration de la qualité de l’eau ces dernières décennies a favorisé le retour d’une plus grande biodiversité.
Les efforts pour réduire la quantité de phosphore doivent se poursuivre, selon Audrey Klein, ingénieure en environnement et secrétaire générale de la Commission internationale pour la protection des eaux du Léman (Cipel). «Le phosphore est désormais interdit dans les lessives depuis 1986 en Suisse, mais pas dans les détergents pour lave-vaisselle. Nous encourageons les consommateurs à choisir des produits qui n’en contiennent pas.» Car lors du nettoyage des eaux en station d’épuration, même avec un très bon rendement d’épuration (95%), le phosphore ne peut être éliminer en totalité. Les excréments humains sont d’ailleurs également chargés en phosphore, qui provient des phosphates contenus dans la viande, les œufs ou encore des produits laitiers. «La quantité de phosphore rejetée dans les cours d’eau et le lac augmentera avec la population», prévient l’ingénieure.
Comment le phosphore asphyxie un lac
Une quantité importante de phosphate nuit à la biodiversité, rappelle Audrey Klein de la Cipel. «Elle crée un développement intempestif d’algues. Lorsqu’elles meurent, elles se décomposent et consomment de l’oxygène. Autrement dit, plus il y a d’algues, moins il y a d’oxygène, en particulier dans les eaux du fond, ce qui peut mener à l’asphyxie du lac. Ce manque d’oxygène l’eutrophisation met en péril l’existence des poissons et d’autres organismes vivants.»