En modifiant des bactéries pour leur faire produire des médicaments et des biocarburants, les généticiens veulent mettre au service de l’homme la plus vieille forme de vie de la planète.
Dans l’amphithéâtre, une assemblée de biologistes, ingénieurs, physiciens et médecins suit avec attention la présentation de deux jeunes orateurs. «Nous avons modifié le code génétique d’une bactérie pour qu’elle devienne sensible à la lumière», explique Sandro Kundert, étudiant à l’EPF Zurich. Sur le mur du fond, un schéma montre comment un rayon lumineux peut enclencher une réaction métabolique. Une auditrice intriguée intervient: «A quoi cela va-t-il servir?» «Imaginez une crème solaire faite de bactéries qui peuvent vivre dans les interstices de la peau, répond le jeune homme. Celles-ci pourraient sécréter un film protecteur en fonction de la lumière qu’elles reçoivent. Notre travail pose les bases d’une telle application.»
Sandro Kundert et son camarade Stefan Ganscha sont venus présenter à l’EPFL une contribution au concours «International Genetically Engineered Machine Competition». La génétique a progressé si rapidement ces dernières années que même des étudiants de premier cycle peuvent désormais concevoir des séquences d’ADN sur ordinateur, les produire chimiquement et les transplanter dans des micro-organismes vivants. Une fois dotés de capacités que la nature n’avait pas prévues, ceux-ci peuvent produire de nouveaux composés chimiques utiles à la société.
Un nouvel outil industriel
Bien au-delà du simple cosmétique mentionné par l’étudiant zurichois, l’idée à long terme est de domestiquer les microbes afin de lutter contre les grands maux de la planète. Un nombre croissant de scientifiques imaginent comment des bactéries pourraient être relâchées dans l’atmosphère, les lacs, les rivières, les hôpitaux et les maisons, chacune accomplissant une mission précise dictée par les instructions contenues dans ses gènes synthétiques.
Certaines piégeront le gaz carbonique dans les minéraux du sous-sol alors que d’autres le digéreront pour recracher du biocarburant. De nouvelles recrues microscopiques serviront d’engrais pour les cultures agricoles des régions arides, en apportant des nutriments aux racines et en les protégeant des maladies et des insectes. Injectées dans le sang de patients atteints de cancer, des bactéries thérapeutiques navigueront vers les tumeurs pour y sécréter localement des médicaments puissants, une manière de laisser intact le reste de l’organisme. Dans l’hémisphère Sud, les moustiques transporteront dans leurs intestins une bactérie empêchant la propagation de la malaria et d’autres parasites.
«L’ingénierie des microbes fera partie des plus grandes entreprises scientifiques du XXIe siècle, déclare par téléphone le bioéthicien américain Arthur Caplan, l’une des dix personnalités scientifiques les plus influentes selon le magazine Discover. Il s’agira d’une technologie clé déployée contre les problèmes d’alimentation, d’énergie ou encore de pollution.»
Cette vision ne relève pas de la science-fiction: des micro-organismes modifiés sont déjà utilisés à des fins industrielles. Roche commercialise ainsi des «médicaments biologiques» («biologics») contre le cancer fabriqués par des cellules vivantes manipulées génétiquement. Les ingénieurs de Dupont ont reprogrammé une bactérie provenant de l’intestin humain, E. coli, pour transformer du maïs en polyester haut de gamme utilisé pour fabriquer de la moquette. «Dupont en a fait une affaire rentable, commente le généticien Philippe Marlière. Je suis convaincu que cette approche deviendra un réel outil industriel dans les prochaines décennies. Selon moi, elle pourrait même être appelée à supplanter la chimie traditionnelle.»
S’affranchir du pétrole
Philippe Marlière a cofondé Global Bioenergies, une start-up spécialisée dans la conversion de ressources renouvelables (maïs, paille ou encore bois) en hydrocarbures industriels normalement issus du pétrole – une prouesse qu’aujourd’hui la chimie n’arrive pas à accomplir. L’entreprise a déjà modifié un microbe pour transformer du sucre en isobutène, une brique élémentaire de la pétrochimie qui sert à fabriquer divers carburants, plastiques et caoutchoucs.
«Comme l’isobutène n’est pas produit de manière naturelle par la bactérie, il nous a d’abord fallu créer une voie métabolique totalement nouvelle, explique le scientifique français. Après avoir conçu les enzymes qui catalysent la chaîne de réactions chimiques désirée, nous les avons inscrits dans le programme génétique du micro-organisme, ce qui l’a destiné, tout comme sa descendance, à fabriquer de l’isobutène.»
Des descendants comme unités de production
Global Bioenergies travaille à augmenter l’efficacité de ses microbes. «Il faudra encore cinq ans pour devenir compétitif sur le marché des kérosènes d’avion, estime Philippe Marlière. La mise au point d’une nouvelle voie métabolique demande toujours énormément de temps, car il s’agit de modifier un être vivant.» En revanche, une fois le développement achevé, les bactéries offrent un avantage clair, relève le scientifique: «Il suffit de reprogrammer un seul microbe. Comme il se reproduit de manière exponentielle, il génère ensuite non seulement le produit final mais également une source inépuisable de descendants, qui agissent comme autant de nouvelles unités de production.»
«Notre ambition est de maîtriser l’ingénierie des bactéries aussi bien que celle des ordinateurs, explique Sven Panke, chercheur en biologie synthétique à l’EPF Zurich. Les propriétés des composants électroniques sont stables et bien connues, ce qui permet aux ingénieurs de dessiner des schémas et de prévoir comment le courant va s’écouler.» En matière de micro-organismes, c’est une tout autre histoire: «La triste réalité est que les biologistes ont beaucoup d’idées d’applications mais n’arrivent que rarement à les réaliser. La machinerie moléculaire est trop complexe. A ce stade, nous ne comprenons pas assez bien les multiples interactions qui existent pour concevoir un nouveau processus biologique de manière prévisible et en peu de temps.»
Le chercheur américain Craig Venter propose une solution radicale pour résoudre ce problème: réduire au minimum le nombre de gènes d’une bactérie jusqu’à atteindre la forme de vie la plus simple possible — et donc la mieux prévisible. Ce microbe «minimal» ne contiendrait que l’ADN nécessaire à sa survie et son autoréplication — le plus petit dénominateur commun de la vie sur Terre. Il pourrait alors servir de support à toutes sortes de nouvelles fonctionnalités. «Le problème, c’est que le travail de Craig Venter a plus d’impact au niveau conceptuel que pratique, estime Sven Panke. Sa stratégie consiste à «tailler» dans le génome d’une sorte de bactéries que personne d’autre n’utilise en biotechnologie. Adopter celle-ci impliquerait de remettre à zéro des années de recherche et redévelopper l’ensemble de nos procédés de base.»
Synthétiser de l’ADN à volonté
En attendant l’arrivée de ce nouvel être vivant «minimal», Craig Venter — déjà célèbre pour avoir séquencé le premier génome humain – poursuit le développement de technologies qui promettent de révolutionner l’ingénierie génétique. En 2010, il annonçait avoir produit la première bactérie dont l’ADN est entièrement synthétique — un résultat considéré par certains comme une étape fondamentale dans la domestication du vivant, et par d’autres comme un coup médiatique. «Craig Venter n’a pas écrit un nouveau génome complet, relativise Sven Panke. Personne ne peut le faire actuellement. Il a créé une copie artificielle du génome d’une bactérie en y ajoutant quelques séquences. Il a ensuite inséré cet ADN dans une bactérie d’une autre sorte, après l’avoir vidée de son propre code génétique. Le nouveau génome l’a transformé: elle est devenue de la même souche que le premier microbe.»
«Cette expérience est héroïque, conteste Philippe Marlière. Les biologistes ont tendance à ne débattre que le résultat final: un micro-organisme certes sans grand intérêt. Ils ne voient pas que l’innovation majeure réside en réalité dans les techniques mises au point pour arriver au résultat.» Le scientifique prend une analogie historique: «Les premiers livres imprimés par Gutenberg n’ont pas été spécialement appréciés. Les gens de l’époque n’avaient pas remarqué que pour les fabriquer, l’homme avait inventé l’imprimerie. Craig Venter a lui développé un outil pour synthétiser un génome bactérien complet. On peut désormais réécrire un ADN long de millions de bases (les lettres A, C, T, G, ndlr) sans commettre la moindre erreur, alors qu’auparavant on se limitait à une dizaine de milliers. Pour moi, ce changement d’échelle va révolutionner la biotechnologie.»
Vers un nouveau code génétique
En sortant de l’amphithéâtre de l’EPFL, Sven Panke, qui chapeaute à Zurich le projet des deux jeunes étudiants Sandro Kundert et Stefan Ganscha, commente leur présentation: «Je l’admets: tout le monde n’accepterait pas de s’enduire la peau d’une crème contenant des bactéries génétiquement modifiées.»
L’idée de répandre sur soi et dans l’environnement des microbes synthétiques soulève d’importantes questions de sécurité et d’éthique, et pourrait avoir de la peine à convaincre la population déjà très critique envers l’agriculture OGM. Peut-on vraiment maîtriser le risque que ces germes échappent à notre contrôle et qu’ils se répandent, mutent et finissent par devenir dangereux? Pour Sven Panke, la génétique pratiquée aujourd’hui en laboratoire ne présente «aucun risque». Mais le chercheur admet que cette science évolue vite: «Les expériences vont devenir de plus en plus ambitieuses. Les risques doivent être constamment réévalués.» L’éthicien Arthur Caplan plaide pour davantage de transparence dans la recherche en biotechnologie. «Nous devons savoir ce qui se passe dans ces laboratoires», insiste-t-il.
Philippe Marlière défend une approche surprenante face à ces questions de sécurité: créer des micro-organismes dont la biologie s’éloigne le plus possible de celle trouvée dans la nature. «La proximité génétique constitue une source de problèmes, explique le généticien. Prenez le sida: c’est la parenté entre le singe et l’homme qui a permis le transfert du virus entre ces deux espèces.»
Paradoxalement, les microbes les plus «déviants» seraient ainsi les moins risqués. Pour les créer, certains chercheurs développent l’utilisation d’un langage génétique différent du nôtre. En 2010, l’équipe de Philippe Marlière franchit un pas important: elle annonce avoir donné vie à une bactérie dans laquelle l’une des bases constituant l’ADN, la thymine (le T du code génétique A, C, G, T) a été remplacée par un composant artificiel toxique pour les organismes naturels. D’autres chercheurs ont ensuite montré qu’il est possible de faire porter l’information génétique par d’autres types d’assemblages moléculaires artificiels baptisés «acides xénonucléiques» ou AXN. «Cette nouvelle biologie va nous permettre de créer des micro-organismes qui dépendent d’une nourriture artificielle fournie uniquement par les humains. Ces derniers pourront ainsi choisir à tout moment de couper leur alimentation.»
Arthur Caplan soutient lui aussi la stratégie des bactéries déviantes et souligne même qu’il s’agit de la seule manière éthique de procéder: «Certes, ils sonnent dangereux, ces extraterrestres sortis des laboratoires. Mais en réalité, ces microbes seraient conçus pour rester «faibles» et respectueux de l’environnement. Ils seraient bien plus sûrs.»
La modification génétique des bactéries et leur domestication doit être encadrée par des lois internationales strictes, poursuit le spécialiste: «Nous devons exiger trois règles de base: la traçabilité des microbes, leur dépendance aux humains pour survivre et leur autodestruction au bout d’un certain temps. Nous n’avons pas besoin de ces lois dans dix ans, mais dès demain.» Pour lui, le risque en vaut la peine: «Au final, je suis persuadé que nos enfants se porteront mieux dans un monde peuplé de bactéries synthétiques.»