La Suisse n’a pas voulu, et ne veut toujours pas adhérer à l’Union Européenne. Dixième puissance économique du monde, avec à peine sept millions d’habitants, le pays se trouve pourtant au centre géographique du continent. Cette anomalie génère un malaise permanent, en Suisse comme en Europe. Les Suisses sont encore nombreux à se demander pourquoi, et surtout comment leur pays pourrait résister à la vague de fond qui incite les Européens à multiplier les institutions communes. De son côté, l’UE peut-elle avoir le sentiment de réussir dans ses ambitions de grande puissance intégrante et fédéraliste avec cette petite Confédération helvétique plantée comme une tache au milieu du continent?
Que dire, que faire pour que les Suisses adhèrent? Quand vont-ils se décider? Faut-il les y contraindre? Vaut-il seulement la peine de tenter de les convaincre? L’Union Européenne doit-elle tout simplement les ignorer? A contrario, est-ce vraiment nécessaire que la Suisse fasse comme les autres? Est-ce même souhaitable pour les Européens? Ses pratiques politiques, ses exigences démocratiques si tatillonnes ne poseraient-elles pas davantage de problèmes à l’intérieur de l’Union qu’à l’extérieur? Enfin, est-il vrai que le modèle Suisse, comme on ne cesse de le suggérer, peut inspirer l'Europe dans ses tentatives fédéralistes et démocratiques? Il y a de toute évidence une «question suisse» en Europe.
Cet ouvrage donne des réponses en général peu compatibles avec les éternels clichés sur la Suisse et les Suisses isolationnistes, bornés et profiteurs. Des solutions de pensée qui ne correspondent guère à l’image usée d’une Union Européenne bonne par essence, allant naturellement «dans le sens de l’histoire, pour faire avancer le monde dans la bonne direction, la Suisse restant seule à quai». La méthode se réclame d’une philosophie politique et analytique imprégnée d’euroscepticisme rationnel (par opposition aux points de vue identitaires malheureusement trop répandus parmi les anti-européens de l’ensemble du continent). Elle part de cinq grands lieux communs sur la Suisse: démocratie directe, fédéralisme, neutralité, protectionnisme, secret bancaire.
L’introduction et les deux premiers chapitres ont été rédigés en automne 1999. J’avais interrompu à l’époque mes activités de journaliste pour me consacrer à ce qui devait d’abord être un ouvrage d’actualité. J’envisageais de le publier en 2002, dix ans après le mémorable vote populaire du 6 décembre 1992 (qui avait placé la Suisse à l’écart de l’Union Européenne, de manière beaucoup plus durable que prévu).
Ce projet a pris une toute autre tournure quand l’hebdomadaire zurichois HandelsZeitung, filiale suisse du groupe de presse européen Axel Springer, m’a proposé de reprendre en janvier 2000 la direction de ses deux magazines francophones édités à Genève. L’achèvement du livre, avec des exigences continuelles d’actualisation, devint dès lors laborieux. Plus tard, la recherche d’un éditeur, suisse ou français, s’est avérée encore plus difficile. La combinaison des approches philosophiques et d’actualité ne rendait guère aisé l’abord d’un manuscrit sans doute trop ambitieux. Les refus succédèrent aux refus, pour des raisons diverses qu’il est toujours difficile d’interpréter avec sérénité sur le moment. Découragé, j’ai finalement renoncé.
Plus tard, l’envie de développer d’autres thèmes s’est heurtée au souvenir encombrant de ce texte inabouti. En janvier 2005, une relecture m’a convaincu que le fond du propos ne vieillissait guère. Il devait être débarrassé de nombreux éléments contingents. J’ai décidé de le retravailler en vue d’une diffusion sur Internet. J’ai surtout remis en forme les trois derniers chapitres, supprimé une conclusion devenue quelque peu banale, et un appareil de notes trop précis. J’ai fait en sorte de me replacer avant septembre 2001, de ne pas tenir compte de ce qui s’était passé dans le monde, en Europe et en Suisse depuis lors (sauf à la fin du chapitre sur la neutralité). Je ne suis pas sûr d’y être complètement parvenu, mais je ne crois pas que d’éventuels anachronismes pourraient nuire à la lecture.
L’EUROSCEPTICISME EST UN DEVOIR CIVIQUE
En 1992, l’Europe fut entraînée dans un débat politique d'une rare solennité. Il s’agissait pour chaque pays de la Communauté de ratifier le Traité sur l’Union Européenne, appelé aussi Traité de Maastricht. Etape décisive dans l’unification économique, mais surtout politique du continent, dont la vocation fédéraliste se voyait clairement confirmée, et qui allait donner l’euro sept ans plus tard. Au début du mois de juin, les Danois commencèrent par refuser les termes de l’accord par référendum, laissant aussitôt apparaître la fragilité des bases politiques sur lesquelles l’Europe se construisait. Quelques jours plus tard, les Irlandais acceptaient le Traité dans une proportion de plus des deux tiers des votants. Les autres Etats-membres se contentaient prudemment d’une ratification par leurs Parlements.
Trop risquée, l’idée d’organiser un vaste référendum à l’échelle européenne, surtout défendue dans les milieux économiques, avait été écartée par les chefs d’Etat. Dans les grands pays, seul François Mitterrand, principal artisan de Maastricht, eut le courage de soumettre directement le traité aux citoyens français. L’importance de la France dans le processus d’intégration allait évidemment donner à cette consultation nationale une dimension continentale. En cas de rejet, l’unification politique de l’Europe eût à coup sûr été reportée, peut-être même enterrée. Comment l’Union européenne aurait-elle pu exister sans la France? Rétrospectivement, il est assez troublant de penser que l’avenir de l’Europe fut ainsi remis au seul jugement des citoyens français. Le succès du référendum, il est vrai, semblait acquis. Au début de l’été, les sondages d’opinion donnaient seulement 32% d’opposants à Maastricht.
La date du vote fut fixée en hâte au 20 septembre. Pendant des semaines, la classe politique française, largement favorable au traité, ne changea guère son rythme de travail estival. Mal lui en pris, car la saison se prêtait particulièrement bien à la communication horizontale: cafés du commerce, commentaires et joutes politiques sur les terrasses, entre vacanciers. A la fin du mois d’août, à trois semaines du scrutin, les sondages indiquaient que le non à Maastricht avait gagné un point de pourcentage par jour. 53% des Français s’y déclaraient opposés. Il fallut une mobilisation en catastrophe des partis politiques pour renverser la vapeur. Les maastrichtiens l’emportèrent finalement avec une majorité de 51.05% seulement (les six précédents référendums positifs mis sur pied sous la Ve République avaient triomphé à plus de 60% des voix). Ce résultat étriqué, commenté dans toute l’Europe avec une certaine gêne, fut accepté par les uns comme une demi-victoire, par les autres comme un véritable échec. Personne n’eut le mauvais goût de demander une nouvelle consultation en France, sur des bases plus réfléchies, pour un résultat plus parlant qui aurait donné à l’Union Européenne une meilleure légitimité populaire. En démocratie, les majorités sont des majorités, même quand elles ne tiennent qu'à 2% des voix.
Comme dans d’autres pays d’Europe, le débat politique sur Maastricht avait très vite intégré en France un argument particulièrement cher aux partisans du Traité: «Regardez la Suisse, disaient-ils. L’Union Européenne ne peut être qu’une bonne chose, puisque même les Suisses veulent y adhérer!» Le gouvernement helvétique venait en effet de déposer une demande d’adhésion à la Communauté européenne. François Mitterrand lui-même eut recours à cette redoutable rhétorique. L’argument suisse était fort bien compris sans qu’on eût à l’expliquer ou à le préciser. Diverses études d’opinion montraient que la Suisse, volontiers décriée dans les milieux politiques français, bénéficiait d’une sympathie très marquée auprès du public. Pour son esprit d’indépendance apparemment, son degré élevé d’ouverture sur le monde, sa stabilité légendaire, ou encore sa prospérité.
En assurant ainsi la courte victoire de Maastricht en France, l’argument suisse a peut-être sauvé l’Union européenne in extremis. Le problème fut toutefois que ce joker improvisé s'est avéré complètement erroné quelques semaines plus tard. Appelés le 6 décembre 1992 à ratifier l’adhésion de leur pays à l’Espace économique européen (EEE), le peuple et les cantons suisses refusèrent de faire ce premier pas vers l’Europe institutionnelle (l’EEE était une transition vers l’Union européenne proposée aux pays non membres). Bien entendu, il était trop tard, et de toute manière impensable que cette déconvenue, qui contredisait cruellement l’ «argument suisse», remît en cause le résultat du référendum en France, et tout le processus d’intégration politique du continent.
Aujourd’hui, la Suisse est le seul pays d’Europe occidentale avec la Norvège, l'Islande, le Liechtenstein, à n’avoir pas adhéré aux institutions de l’UE (la Norvège et le Liechtenstein sont finalement restés dans l’EEE, sans aller plus loin). Cette non-inclusion de la Suisse dans le territoire de l’Union entretient en Europe un malaise dû en bonne partie à la force des symboles: un îlot au milieu du grand ensemble européen fraîchement unifié rappelle évidemment les plus sombres années du XXe siècle, quand la Suisse se trouvait entourée par les forces de l’Axe germano-italien. L'inévitable réminiscence agit comme une épine dans le pied des prosélytes de l’Europe politique. Comment l’Union pourrait-elle avoir le sentiment de réussir dans ses ambitions démocratiques, pacifiques, avec cette Confédération helvétique revêche au milieu de sa géographie? Cette tache reconnue de surcroît comme un modèle de fédéralisme multilingue? La Suisse ne devait-elle pas être au contaire le premier pays à entrer dans le grand projet européen?
Dans ces conditions, l’attitude des Suisses ne peut susciter qu’interrogations et impatience. Que dire, que faire pour qu’ils adhérent aux institutions européennes? Quand vont-ils se décider? Quand daigneront-ils offrir aux Européens cette ultime crédibilité ? Faut-il les y contraindre? Faut-il seulement tenter de les convaincre? Faut-il tout simplement les ignorer ?
D’autres courants de pensée se demandent s’il est vraiment nécessaire que la Suisse adhère. Est-ce même souhaitable pour les Européens? Ses pratiques politiques, ses exigences démocratiques si tatillonnes ne poseraient-elles pas davantage de problèmes à l’intérieur de l’Union qu’à l’extérieur? Enfin et surtout, dans quelle mesure le modèle fédéral et multilingue des Suisses peut-il réellement inspirer l'Europe dans sa tentative d'unification politique?
On le voit, il y a une véritable question suisse en Europe. Souvent plus diffuse qu’explicite, elle renvoie à l’ensemble de la problématique européenne. Depuis 1992, les citoyens suisses ont voté deux fois contre l'adhésion de leur pays à l'Union Européenne. Ils voteront probablement encore. En attendant, il s’agit de faire ressortir clairement le sens de cette attitude de refus, ou d'attentisme, tant pour les Européens que pour les Suisses eux-mêmes. Contrairement à ce qui se dit si souvent, elle ne se réduit ni au hasard, ni à l’égoïsme, encore moins à la bêtise.
La question suisse trouvera peut-être un jour sa réponse dans une adhésion tardive à une Union Européenne progressivement redéfinie à la baisse, comme elle l’est sans cesse depuis les années 1990, débarrassée de ses ambitions fédéralistes, réduite à une simple confédération d’Etats nations, à un grand marché commun, ou à un système d’intégrations partielles, réversible et à géométrie variable (coopérations renforcées, etc). Si le fédéralisme européen, conçu à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, inspiré des deux grands vainqueurs, les Etats-Unis et l’Union Soviétique, finit malgré tout par se réaliser sur ces deux modèles, il est assez probable que la Suisse reste à l’écart. Ou qu’elle adhère à son corps défendant, sous la contrainte, ou par pur conformisme, avec tous les risques que cela comporterait pour elle-même et pour l’Union.
Heureusement, depuis dix ans, les conceptions fédéralistes de l’Europe perdent leur pouvoir de séduction. Elles sont de plus en plus considérées comme un avatar des idéaux et des errances de la pensée politique des XIXe et XXe siècles. Les sommets européens, celui de Nice en particulier, dix ans après Maastricht, ou les débats sur la Constitution européenne, ont clairement montré que le fédéralisme n’était adapté ni à l’Union à quinze, ni à l’Europe élargie aux pays de l’Est. Le modèle fédéral génère des conflits interminables de représentativité et de leadership entre la France et l’Allemagne d’une part, entre les grands et les petits pays d’autre part.
Cette situation chroniquement confuse va peut-être s’éclaircir et se stabiliser dans les années ou les décennies à venir. Les fédéralistes vieillissants perdant progressivement leur influence, l’imagination et le pragmatisme politiques offriront certainement de nouvelles perspectives. Tout semble converger aujourd’hui déjà vers une Union Européenne à coquille officiellement fédérale, pour sauver la face, mais avec un contenu institutionnel réduit à des coopérations variables selon les Etats et les domaines d’activité.
En attendant, il est à coup sûr utile et sain que la Suisse continue de jouer son rôle de témoin décalé, de miroir déformant: ce que les fédéralistes européens ne désespèrent pas de réaliser à grande échelle, la Suisse le vit en plus petit, plus ou moins bien, depuis plus d’un siècle. Sa position, qui n’a rien de confortable, doit être précisée et expliquée sans relâche. «La question suisse» veut apporter une modeste contribution à cette tâche importante, sous forme d'essai de philosophie politique visant la pensée et les arguments généraux qui sous-tendent le fédéralisme européen. Analyser la Suisse face à l'Europe est une manière souvent fructueuse d'alimenter la réflexion sur l'Europe elle-même.
Les clichés les plus éculés sur la Suisse doivent être dénoncés et dépassés. Les raisons pour lesquelles la Suisse n’a pas adhéré à l’Union ne peuvent être ramenées à des considérations matérielles et égoïstes, avec une perception de l’économie suisse souvent réduite en Europe à de l’activité bancaire. En réalité, le secteur financier (banques, assurances et divers) représente 15% seulement du revenu national, à peine 200.000 emplois sur un total de 2,5 millions de personnes actives. La Suisse, quinzième puissance économique du monde (dixième si l’UE compte pour une), est avant tout un centre industriel et de services. En matière de solidarité internationale et d’aide au développement, elle n’est en général pas moins coopérative que l’ensemble des pays développés. Indépendamment des considérations économiques et financières, importantes certes, mais rarement déterminantes dans la politique étrangère, la réserve des Suisses à l’égard de l’Union vient surtout d’une méfiance quasi instinctive envers les grands ensembles politiques. En ce sens, la Suisse est devenue par la force des choses une sorte de centre de gravité de l’euroscepticisme. Les Suisses sont en général eurosceptiques dans l’acception la plus littérale du terme, très répandue également aux Etats-Unis: douter qu’une Europe fédérale conçue sur les modèles américain, allemand, helvétique, mais regroupant plus de vingt-cinq langues différentes, soit nécessaire, utile ou simplement viable, ne veut pas dire que l’on s’oppose à une certaine intégration économique et politique du continent.
L’eurosceptique se contente en général de douter que l’avenir de l’Europe doive, ou puisse se réaliser par mimétisme sous la forme d’un nouvel Etat fédéral, comme l’ont rêvé les pères fondateurs, puis le tandem Kohl-Mitterrand. Un projet de cette envergure ne devrait-il pas comporter au moins quelques scénarios de rechange? A l'opposé, l’européiste, adepte de fédéralisme européen, s’interdit le plus souvent de penser qu’une quelconque alternative puisse exister en Europe, sauf la guerre et le chaos. C’est cette monoculture de la pensée, cet enfermement intellectuel que critique en premier lieu l’euroscepticisme.
En réponse aux nombreuses contradictions et incertitudes de l’intégration à finalité fédéraliste, réalisée sur des fondements démocratiques quasi-inexistants, l’euroscepticisme s’impose aujourd’hui comme un élémentaire devoir civique. Cette attitude passe d’abord par des vérifications portant sur le sens des mots, le degré de validité des raisonnements qui sous-tendent la construction politique de l’Europe. L’histoire européenne a trop souffert de ces entreprises politiques mégalomaniaques, prétendument rationnelles et inéluctables (« parce qu’elles vont dans le sens de l’histoire »), parfois comiques, souvent tragiques, dont le fiasco était pourtant prévisible, et dont les historiens ne comprennent toujours pas pourquoi elles furent si peu dénoncées, si mollement combattues par les intellectuels de l’époque.
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Les sondages d’opinion, les rares référendums nationaux des années 1990, les élections européennes montrent qu’on trouve des eurosceptiques à gauche comme à droite dans tous les pays, dans des proportions évidemment variables. La droite libérale européiste est convaincue que l’Union européenne finira par réussir en adoptant résolument le libéralisme qui s’est imposé aux Etats-Unis, modèle socio-économique indépassable, «toujours en avance d’une décennie au moins sur l’Europe». L’Amérique étant fédéraliste, l’Europe ne doit-elle pas l’être aussi?
A gauche, les européistes trouvent l’Union insuffisamment sociale. Mais ils espèrent en faire un jour un véritable modèle de solidarité d’Etat, «grâce à l’union des forces de progrès», comme l'on dit en France. Au centre, parmi les démocrates-chrétiens en particulier, une idée bien ancrée depuis le XIXe siècle reste intacte: la droite et la gauche sont vouées à se dissoudre un jour dans un compromis fructueux. L'Europe ne représente-t-elle pas une avancée importante dans cette direction? Dans tous les cas, l’objectif est celui de toutes les grandes idéologies, qui tablent sur l’avènement d’un âge d’or, une situation finale susceptible de résoudre les problèmes de production, de redistribution, d'éthique, mais qui requiert en attendant la patience et l’esprit de sacrifice des peuples.
Cet honorable et très classique pari sur l’avenir néglige pourtant un élément qui pourrait finalement s’avérer décisif: ce qui était possible en matière d’abnégation populaire aux premiers temps de l'industrialisation, encore relativement obscurs, ne l’est plus à l’ère de la communication, avec un citoyen-consommateur plus individualiste, mieux doté en responsabilité politique, en esprit de calcul. Dans un monde de plus en plus interdépendant et mature, le goût du risque à grande échelle a cessé d’apparaître comme une vertu. Et personne ne sait au juste ce qui se produirait si la déception, la rancune, le dépit, prenaient le dessus dans cette Europe hâtivement unie selon des schémas fédéralistes archaïques.
C’est contre cette mystique politique millénariste et euphorisante que se bat l’euroscepticisme, à droite et à gauche. Avec, reconnaissons-le, des succès encore modestes. Figés dans l’officialité, satisfaits d’eux-mêmes, assis sur leur montagne de certitudes - parmi lesquelles celle de détenir le monopole de la rationalité – les fidèles de l’Europe ignorent encore trop souvent les critiques fondamentales qui leur sont adressées. Il est vrai que la littérature eurosceptique n’est guère abondante, et d’une qualité d’ensemble aussi médiocre que les avalanches de propos creux sur les bienfaits à venir d'une Europe ressemblant aux Etats-Unis. On relèvera cependant deux oeuvres particulièrement marquantes. L’une, «The Tainted Source», émane d’un théoricien du libéralisme économique britannique, John Laughland (The Tainted Source. The Undemocratic Origins of the European Idea. Little, Brown & Co, 1997 ; Warner Book, 1998). L’autre, «L’Illusion économique», d’un démographe et anthropologue français de gauche, Emmanuel Todd (Gallimard, 1998). Tous deux ont analysé avec une lucidité parfois glaçante les racines et les effets pervers de l’idéologie post-nationale en Europe.
The Tainted Source a fait scandale en Grande-Bretagne en heurtant de front l’un des tabous les mieux protégés de l’histoire européenne récente: l’Allemagne. Après la réunification, le chancelier Kohl, les chrétiens-démocrates, les milieux industriels allemands se sont accrochés à la monnaie et au fédéralisme européens dans un but à la fois très clair et difficilement avouable: maintenir le niveau des exportations sur l’ensemble du continent sans avoir à restructurer complètement leur économie nationale et leur système social (comme l’exigeait pourtant la pression globale de la concurrence anglo-saxonne et asiatique). Il s’agit dans les faits d’une réhabilitation tardive, adoptée d’ailleurs sur l’ensemble du continent, souvent explicite dans les propos des dirigeants économiques, de la doctrine du Lebensraum, «l’espace vital» de sinistre mémoire, aire d’échanges privilégié perçu à l’origine comme nécessaire au peuple allemand (et justifiant les tentatives d’élargissement de l’ère post-nationale bismarkienne).
John Laughland a ressorti de nombreux documents des années 1930 et 1940 dans lesquels on retrouve mots pour mots, venant de dignitaires nazis et de collaborateurs des pays occupés, le coeur de la rhétorique européiste des années 1990: l’accélération du progrès technique, le développement exponentiel des communications ne permettent plus à des pays de taille moyenne de survivre par leurs propres moyens. La souveraineté nationale a perdu son sens. Si elle veut résister à l’hégémonie des Anglo-Saxons et des Asiatiques, l’Europe doit se fédérer rapidement. Grâce à sa position centrale et prépondérante, c'est évidemment à l'Allemagne que revient le rôle naturel de leader. Après la Seconde Guerre mondiale, les pères fondateurs de l’Europe communautaire étaient encore tout imprégnés de cette doctrine très banale à l’époque, dont on peut d’ailleurs admettre que la valeur de vérité n’a pas grand-chose à voir avec les ignobles théories racistes et la sauvagerie du national-socialisme.
Contrairement à ce que ses détracteurs ont aussitôt affirmé, John Laughland ne veut en aucun cas présenter l’européisme contemporain comme un avatar du nazisme, ce qui serait évidemment grotesque. Les Allemands sont devenus les pacifistes les plus sincères, les plus intransigeants du monde. Et la géo-économie pratiquée en Europe dans les règles du droit international n’est plus à considérer comme une atteinte à la souveraineté. Il ne s’agit pas au fond de politique, mais d’économie. L’ouvrage montre que la politique allemande actuelle est le prolongement de la stratégie de consolidation d’un certain rayonnement économique, grâce au resserrement systématique de la coopération avec le voisinage direct ou plus lointain. Mise en oeuvre par Bismarck, qui n’était certainement pas le va-t-en guerre que l’Europe a gardé en mémoire, cette politique pragmatique, si attendue de la part d'un grand pays aux multiples frontières, a été détournée puis contrariée par ses successeurs, jusqu'à Hitler (y compris). Mais, selon John Laughland, elle est redevenue possible et très actuelle après la réunification de l’Allemagne. D’autant plus, peut-on ajouter, que cette volonté est aussi devenue celle d’autres pays membres de l’Union à tradition expansionniste – on pense à la France - qui rêvent également d’élargir leur espace vital.
Ce qui est à la fois étonnant et suspect, c'est qu'une thèse aussi étayée, par conséquent éminemment discutable, ait été si peu discutée en Europe. On ne peut s'empêcher de penser que ce demi-silence en dit long sur l'existence et l'importance de zones interdites et peu rassurantes dans le débat sur la construction européenne. Heureusement, The Tainted Source a quand même fait comprendre à de nombreux Britanniques que les ambitions fédéralistes de l'Europe relevaient davantage d'une évolution usée, en bout de course, que d'une véritable projection vers l'avenir.
L'édification progressive d'une Europe fédérale que l’Allemagne contrôlerait pour l'essentiel, grâce à son poids démographique, n’a d’ailleurs rien de scandaleux. La légitimité de cette politique repose aujourd’hui sur une alliance singulière avec la France, dont l’image, si différente de son partenaire, rassure les autres membres de l'Union. Dans son édition du 14 mai 2001, commentant l’agacement de l’Allemagne face au poids de sa contribution financière à l’Union, Le Monde écrivait sous le titre "L'Allemagne égoïste de M. Schröder": "Pour l'Allemagne, l'objectif est de reconquérir un pouvoir qu'elle a perdu en 1945. Vu son passé, pour ne pas effrayer ses partenaires, elle ne peut le faire que via l'Europe. (…). La réforme des institutions proposée par M. Schröder doit rendre l'Europe plus démocratique. Mais plus démocratique, dans le projet, passe par Strasbourg où l'Allemagne, pays le plus peuplé, envoie le plus de représentants et autour duquel vont se nouer les majorités. En clair, cela revient à un accroissement des pouvoirs allemands. Cette aspiration n'est pas illégitime, il est normal de tenir compte dans une fédération du poids démographique d'un pays. Là où le bât blesse, c'est que l'Allemagne, première puissance en Europe, veut une fédération où elle aurait plus de pouvoir, mais refuse la responsabilité, d'abord financière, qui incombe au plus gros dans une communauté hétérogène." La question des petits pays, de leur alignement nécessaire sur la politique allemande (ou franco-allemande), est en revanche rarement abordée clairement. Elle va pourtant de pair avec la question de la légitimité et de l'utilité des sacrifices demandés aux Etats secondaires, qui doivent en général se contenter de discuter pour se soumettre finalement à un suivisme frustrant.
Ce qu’il faut certainement retenir de John Laughland, c’est que le double argument de la menace américano-asiatique, et de l’urgence absolue de s’en protéger en faisant front commun dans une grande fédération, a déjà fait l’objet d’exagérations délirantes dans le passé. Voilà qui relativise utilement ce que les européistes considèrent comme des évidences rationnelles correspondant à une réalité radicalement nouvelle, qui rendent désuet le simple
bon sens. Par la même occasion, la brèche ouverte dans le blocage intellectuel qui interdit toujours, cinquante ans après le procès de Nuremberg, de parler ouvertement et sereinement de l’importance de l’Allemagne en Europe, de ses intérêts vitaux ou simplement bien compris, de la manière de les refouler, de les détourner, ou simplement de les défendre, a permis de mesurer à quel point la peur de réveiller des sentiments antigermaniques et revanchards reléguait toujours les citoyens européens au rang d’indécrottables benêts qu’il s’agit de protéger contre eux-mêmes. La dynamique européenne donne trop souvent l’impression d’être marquée par cette inertie mentale.
Pour faire bonne mesure, John Laughland a aussi exhumé des textes édifiants de Henri Comte de Saint-Simon. Libéral au début de sa vie, Saint-Simon est devenu un précoce et influent précurseur du socialisme planificateur et rationnellement administré par ce que John Galbraith nommera cent cinquante ans plus tard les technostructures (et qu’on appelle plus communément la technocratie). Aux yeux de ce monument de la pensée française du début du XIXe siècle, dont l’influence sur l’Allemagne ne sera pas négligeable, la politique, le parlementarisme, la démocratie, les nations ne pouvaient produire que du désordre. En 1830, les disciples de Saint-Simon rêvaient d’une société basée sur l’économie politique au lieu du droit civil, sur le rôle rationnel et directeur des banques, dirigées d’en haut par une banque centrale (le terme apparaissait pour la première fois). On sait le succès que rencontre aujourd’hui encore, parmi les élites européennes, cette ancienne conception fort peu démocratique du pouvoir. Elle considère et respecte effectivement les gouverneurs de banques centrales comme des personnalités aussi importantes que les chefs d’Etat.
A l'opposé, la mentalité anglo-saxonne accorde une importance fondatrice à la nation, lieu d’adéquation entre l’intérêt général est les intérêts particuliers : «L’idée nationale établit une loyauté sociale liée à une juridiction territoriale, écrit John Laughland. Sans juridiction territoriale, il n’y a pas d’Etat libéral possible. C’est la raison pour laquelle l’histoire de l’état de droit et de l’idée nationale sont inséparables. La nationalité et la juridiction sont intimement imbriquées. La nation n’est pas une menace pour le libéralisme. C’est elle qui le rend possible.» Cette tradition nationale ne génère en soi aucune attirance pour l’isolement ou l’autarcie. «Seul le communisme a considéré les frontières comme des barrières fermées. De même, dans l’esprit des Européens du continent, une frontière nationale est autant économique que politique. Au contraire, la conception britannique de la souveraineté depuis Hobbes contient l’idée que les frontières sont ouvertes au commerce.»
Aux yeux de John Laughland, dont le succès en librairie a montré qu’il représentait quelque chose de profond en Grande-Bretagne, les conceptions politiques dirigistes, antilibérales, peu démocratiques, qu'on trouve solidement ancrées en France et en Allemagne, ont trouvé à Bruxelles un nouveau terrain d’épanouissement. Bien entendu, ces démonstrations historiques et philosophiques paraissent insuffisantes pour rejeter l’Union Européenne en bloc. Les réactions passionnelles que The Tainted Source a déchaînées au Royaume-Uni, de même que le peu d’intérêt que cet ouvrage a suscité sur le continent, laissent toutefois penser qu’il a touché un point très sensible. Au-delà du propos et de ses circonstances, il faut bien reconnaître que l’Europe, dominée par l’ancienne génération de la contestation - elle contestait déjà la démocratie des années 1960 et 1970, trop peu rationnelle à son goût par rapport aux idéaux révolutionnaires - est aujourd’hui sujette à de regrettables dérives technocratiques.
Il faut bien comprendre ce que représente aujourd’hui la technocratie. Le terme ne se rapporte pas seulement au pouvoir des fonctionnaires. Parler des technocrates n’est pas une injure à la fonction publique, aux magistrats, aux employés de l’Etat, dont l’utilité et les mérites ne sont pas en cause a priori. Le vrai problème se trouve plutôt dans la tendance de plus en plus générale, particulièrement répandue parmi les européistes, à considérer que le peuple est incapable de discernement sur de grandes questions politiques. Que les individus ordinaires qui le composent ne voient que leur intérêt immédiat et particulier, qu’ils sont conservateurs et rétrogrades, allergiques au changement et au risque, à la modernité, à la solidarité. Autant d’obstacles au rationalisme, à la gestion raisonnée et planifiée de la complexité du monde, aux grands projets d’avenir, qui demandent en premier lieu des compétences, et une maîtrise beaucoup plus technique des problèmes.
Dans l’esprit des européistes, l’union fédérale pleine et réelle aurait déjà vu le jour si le peuple ne freinait continuellement le processus avec des craintes, des réserves, des objections qu’ils jugent irrationnelles. A les entendre, les populations donnent en général l’impression d’accepter l’idée d’une fédération européenne, mais elles replongent dans leurs passions obscurantistes dès qu’il s’agit de passer à l’acte. C’est pour cette raison que les européistes jugent en général préférable de consulter les citoyens le moins possible, le plus tard possible, de les mettre discrètement devant des faits accomplis, devant une réalité imposée en grande partie d’en haut, «par ceux qui savent», et dont il mesureront beaucoup plus tard, petit à petit, les bienfaits réels et indiscutables.
C’est en ce sens, qui ne se réduit nullement aux milliers de fonctionnaires européens produisant des directives, que l’unification de l’Europe apparaît comme une entreprise dangereusement technocratique. L’esprit qui la sous-tend oscille entre le platonisme politique et le machiavélisme. Platon n’aimait pas la démocratie parce qu’il jugeait le peuple incapable d’identifier par lui-même le réel, le vrai, le juste, le beau. Quant à Machiavel, malgré tout ce qui a été fait au XXe siècle pour le réhabiliter, on ne peut guère ignorer l’essentiel: dans son système, c’est bien par calcul que le Prince consulte ses sujets, les convainc, les associe aux décisions politiques. Parce qu’il est impossible pour un souverain de réaliser de grandes choses sans un appui minimal du peuple. Machiavel ne fut pas un démocrate, mais le grand théoricien cynique de la dictature éclairée, ce qui est tout de même fort différent.
A force d’entendre les mêmes réserves sur les compétences du peuple, on ne se rend plus bien compte aujourd’hui à quel point les élites politiques, et plus encore économiques ou artistiques, sont en très grande partie acquises à l’idée que la démocratie est un frein au progrès. Un mal sans doute nécessaire, mais un mal tout de même. Avec lequel il faut certes composer, mais pas trop, pour ne pas maintenir le monde dans l’incohérence. Un demi-siècle après la disparition de Hitler et de Staline, on considère toujours le fascisme et le communisme comme les vrais et seuls dangers pour la démocratie. On s’émeut, on se mobilise devant le spectacle affligeant mais si marginal de quelques skinheads bardés de croix gammées, sans discerner la menace que représente la technocratie. La démocratie et la république sont de plus en plus perçues comme un ensemble de procédures purement formelles, compliquées, interminables, aléatoires, tendant aux compromis et aux demi-mesures, entravant l’avènement d’un ordre planétaire ambitieux, bien pensé et méthodiquement réalisé.
Les débats des années 1990 sur la construction européenne ont été imprégnés de cette vision de la politique opposant les élites européistes, cultivées et visionnaires aux eurosceptiques conservateurs, frileux, obscurs, si nombreux dans les milieux ruraux, populaires, peu instruits. La Suisse n’a pas été épargnée par cette sale guerre socio-culturelle. Elle s’est déchirée à deux reprises lors de référendums sur une éventuelle adhésion aux institutions européennes. Et ce n’est sans doute pas un hasard si le pays, qui passe pour l’une des démocraties les plus anciennes, les plus entières et les plus pointilleuses du monde, a dit deux fois non.
Les conditions de ratification des traités fondamentaux de Maastricht et d’Amsterdam par des parlements nationaux, élus par rapport à des enjeux très éloignées des questions européennes, renforcent l’impression que l’Union européenne est en fait comparable aux régimes les moins fréquentables. Les européistes, quand ils ne nient pas cette pénible réalité, la revendiquent. A leurs yeux, il est tout à fait normal, et même vital que l’Europe mette certaines pratiques démocratiques entre parenthèses, le temps de se constituer, de se consolider. Si l’on avait multiplié les référendums et les consultations parlementaires, ni les accords de Schengen ni l’euro n’auraient vu le jour, entend-on souvent. Ou alors, il aurait fallu cent ans pour trouver le consensus nécessaire. Pour la démocratie, on verra donc plus tard! Cette conception de l’action politique d’exception en temps de paix est totalement contraire aux habitudes helvétiques. En Suisse, le citoyen est directement impliqué depuis plus d’un siècle, plusieurs fois par an, à l’échelle nationale, dans les questions politiques les plus importantes.
Comment faire admettre à ces citoyens suisses gavés de démocratie qu’on pourrait, en cas d’adhésion de la Suisse à l’Union, se passer d’eux lors des grandes occasions, et les consulter seulement quand tout serait réglé, quand il n’y aurait plus d’enjeu véritable, ou sur des détails? Le problème, avec les européistes, c’est qu’ils ont tendance à considérer les exigences démocratiques de base comme un luxe, une surcharge procédurière d’ordre purement esthétique. Or, l’appropriation des grands projets politiques par les élites européennes, qui instaurent une sorte d’état d’urgence permanent, légitimant toutes les raisons d’Etat, est précisément ce que la démocratie a voulu bannir. Il faut être cohérent jusqu’au bout: ou bien la démocratie est susceptible de produire quelque chose comme un grand Etat continental européen, même si elle doit y mettre beaucoup de temps. Ou bien elle en est incapable, et il faut tout simplement renoncer à l’Union européenne fédérale plutôt que de renoncer à la démocratie, même temporairement.
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Depuis qu’il écrit sur l’Europe, Emmanuel Todd a toujours eu le souci fort louable de ne pas accabler l’Allemagne. Dans L’Illusion économique, l’auteur de L’Invention de la France et de L’Invention de l’Europe laisse penser que ce sont plutôt les Français qui ont joué ces dernières années le premier rôle dans les formidables erreurs de perspective sur lesquelles repose l’unification politique de l’Europe. «On ne peut qu’être frappé, écrit-il, par le sentiment d’impuissance qui caractérise la période actuelle, s’exprimant à travers cent variantes d’une même idéologie de l’inéluctabilité des processus économiques. Impuissance des Etats, des nations, des classes dirigeantes. Cet accablement spirituel est paradoxal dans une phase de progrès technique spectaculaire, durant laquelle l’homme manifeste, une fois de plus, sa vocation à maîtriser la nature, à transformer, par ses inventions, le monde tel qu’il le trouve. (…) La dépression des classes dirigeantes françaises est particulièrement surprenante. Elle intervient au moment exact où la France a enfin cessé d’être, à l’intérieur du monde développé, un pays en retard. (…). Les justifications les plus fréquentes de cette perte de confiance en soi invoquent la petite taille de la France, sa population dérisoire à l’échelle de la planète. Cette explication ne peut en être une. Aux Etats-Unis, pays d’échelle continentale, le thème de la pulvérisation des nations s’épanouit avec une égale violence. Et l’Amérique, naguère si volontaire, accepte encore plus vite et plus facilement que la France la montée des inégalités, la chute du niveau de vie de catégories de plus en plus vastes de sa population.» Emmanuel Todd a clairement établi que le désintérêt pour les Etats nationaux en Europe occidentale n’était pas, comme on le croit souvent, la conséquence de la mondialisation, mais bien l’une de ses causes premières. Cette petite révolution copernicienne permet de surmonter l’ «horreur économique» dénoncée à la même époque, avec un immense succès, par la journaliste parisienne Viviane Forrester: «Selon la vulgate actuelle, écrit Emmanuel Todd, la cause du dépassement des nations doit être recherchée dans l’action des forces économiques, dans cette globalisation dont la logique invincible ferait exploser les frontières. Une autre interprétation est possible, qui met à l’origine du déclin de la croyance collective nationale, non pas l’économie, mais une évolution autonome des mentalités: la dissociation et la stagnation culturelles qui caractérisent la période ont mis à mal l’idéal d’égalité et la croyance en l’unité du groupe. (…). La chute de la valeur d’égalité entraîne celle de la croyance collective nationale qui détermine à son tour le mouvement économique de globalisation. La causalité part des mentalités pour atteindre l’économie: l’explosion des nations produit la mondialisation, et non l’inverse. En France comme aux Etats-Unis ou en Angleterre, c’est l’antinationisme des élites, pour reprendre le terme efficace de Pierre André Taguieff, qui mène à la toute puissance du capitalisme mondialisé. (…) Nous vivons aujourd’hui l’aboutissement logique de l’absurdité ultralibérale, qui, voulant «libérer l’individu» de tout carcan collectif, n’a réussi qu’à fabriquer un nain apeuré et transi. (…) En l’absence de groupes actifs, définis par des croyances collectives fortes – ouvrières, catholiques, nationales - les hommes politiques du monde occidental sont réduits à leur taille sociale réelle, par nature insignifiante. (…) Le retour d’une conscience collective centrée sur la nation suffirait à transformer le tigre de la mondialisation en chat domestique tout à fait acceptable» (p.23).
Qu’est-ce au juste que ce nationisme socio-économique, minimal et si inoffensif par rapport au nationalisme, vibrant, boursouflé, parfois xénophobe ou belliqueux? Comme le dit encore Emmanuel Todd, «au-delà des problèmes créés par la libération du capital, l’affaissement de la croyance collective nationale est à l’origine de multiples erreurs de perception et de gestion économique, tout simplement parce que la nation est la réalité humaine qui se cache sous les notions abstraites de société ou d’économie. La Sécurité sociale est en pratique un système de redistribution nationale. La demande globale de l’analyse keynésienne ne peut, en pratique, être gérée qu’à l’échelle nationale. Ou pas du tout». En d’autres termes, la nation, espace clairement défini, est un support spatial pour les réseaux de solidarité économiques et sociaux (contrairement au monde, trop large, presque infini à l'échelle humaine, dans lequel ces réseaux se diluent et perdent leur sens communautaire). Au dogme inviolable du libre échange et de ses bienfaits, Todd a l’audace d’opposer un protectionnisme ponctuel, transitoire, pragmatique. Une régulation des flux telle que des pays réputés libéraux, comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis, l’ont abondamment pratiquée, et l’exercent encore pour optimiser leur développement socio-économique. La Suisse offre d’ailleurs un bel exemple de dosage pragmatique de libre-échange militant et de protectionnisme plus ou moins naturel. Alors que l’Union européenne est un programme beaucoup plus protectionniste par rapport au reste du monde, ce qui embarrasserait beaucoup les Suisses s'ils y adhéraient.
La lecture d’Emmanuel Todd aide à comprendre qu’une génération entière, apparemment attachée aux valeurs républicaines, ait cru pouvoir se passer tout d’un coup de référence nationale en transférant simplement ce cadre bien circonscrit à l’échelon supérieur d’une Europe sans frontières clairement établies, ou à l’échelon encore plus vague du monde. Un euroscepticisme complet et sérieux ne peut guère se passer de ce genre d’analyse, qui explique l’incroyable succès de l’européisme à la fin du XXe siècle. Comment a-t-on pu croire que la formation des grandes nations européennes, ou la création des Etats-Unis, plus d’un siècle auparavant, furent de simples changements d’échelle, reproductibles plus tard aux dimensions de l’Europe, dans un environnement historique pourtant complètement différent?
Dans bien des esprits en effet, la création de l’Europe fédérale apparaît aujourd’hui comme le prolongement naturel de la formation de l’Allemagne, de l’Italie, ou même de la Suisse ou des Etats-Unis. Il s’agit en quelque sorte du stade suivant, qui, dans certaines théories simplistes, précède la formation d’une grande et ultime fédération mondiale, avec un seul gouvernement central. Cette conception de l’histoire, qui fait évidemment penser aux philosophes allemands Hegel et Marx, purs produits du XIXe siècle, laisse pantois au XXIe siècle. Pourtant, l’idée typiquement technocratique que des Etats nationaux distincts, relativement indépendants et concurrents sont des aberrations à côté d’un gouvernement mondial qui aurait une vue d’ensemble des problèmes, avec les moyens de les résoudre rationnellement à l’échelle de la planète, imprègne encore passablement les habitudes de pensée.
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La réaction des anciens adeptes de la culture contestataire fut effectivement une démission progressive, un goût de plus en plus prononcé pour un internationalisme déresponsabilisant, qui tend à projeter ailleurs les causes et les solutions des problèmes. L’impression que les normes économiques, de toute manière, privent les Etats de leur souveraineté, a permis de justifier cet abandon peu glorieux. En d’autres temps, l’uniformisation de l’écartement des voies de chemin de fer en Europe, ou encore l’apparition du téléphone ou de la radiodiffusion avaient déjà laissé croire que la souveraineté nationale n’avait plus aucun sens. Aujourd’hui, le goût pour les échappatoires apparaît quotidiennement dans l’actualité. Il a pris par exemple une tournure caricaturale lors de l’incendie meurtrier du tunnel autrichien des Tauern, en juin 1999, quelques semaines après une tragédie semblable sous le Mont-Blanc. Ce jour-là, au lieu d’évoquer de ce que l’Autriche pouvait faire pour que ce genre de tragédie ne se produise plus, le chancelier Viktor Klima en appelait tout simplement à « l’établissement de règles dans l’Union Européenne concernant les transports de produits dangereux et les installations de sécurité dans les tunnels». En Suisse, après 1992, de nombreux politiciens ont pris la confortable habitude inverse de reporter sur la non-adhésion à l’Union européenne la cause de tous les maux dont souffrait le pays.
Le plus consternant, c’est que la démission des élites et l’exagération antinationiste qui caractérisent l’idéologie européiste sont accompagnées de fréquents relents identitaires et patriotards transposés sur l’Europe elle-même, considérée comme la nouvelle nation de tous les Européens. En novembre 1999, le groupe bancaire suisse UBS invitait des clients à Lausanne pour une conférence de Christine Ockrent, journaliste étoile de la télévision française, à l’époque directrice du magazine L’Européen (entre-temps disparu). Cette farouche antinationiste, qui se demandait sur le ton de l’agacement « pourquoi l’Etat-nation serait le seul mode de gouvernement des peuples, la seule forme de leur bonheur et de leur liberté, l’expression supérieure et définitive de l’organisation humaine », se fendit d’un vibrant plaidoyer pour une authentique et solide identité européenne. Les médias nationaux ont joué un rôle déterminant dans la formation des identités nationales, expliquait-elle. Les instruments de masse qui nous sont devenus familiers sont de plus en plus identitaires. Il faut donc que des titres de presse jouent à leur tour ce rôle à l’échelle européenne. «Il y a un besoin de conquête à chaque génération, des espaces à prendre. Aujourd’hui, c’est l’Europe. L’Europe est notre aventure, notre horizon!». Les historiographes ont beaucoup analysé la manière dont les nations ont construit leur identité au XIXe siècle, réinterprétant l’histoire, la réécrivant au besoin, donnant à certains événements un sens nouveau, dénichant des personnages élevés au rang de héros de la nation, de nouvelles figures intégratrices. Une nation n’est rien sans mythes fondateurs. Le nouveau discours national-identitaire, dont Christine Ockrent est devenue l’une des championnes en France, se nourrit d’abondantes références historiques. La plupart des grands médias se sont livrés une fois ou l’autre à cet exercice de mythification sur l’Europe. La même Christine Ockrent a aussi publié un petit livre intitulé L’Europe racontée à mon fils (Robert Laffont, 1999). L'ouvrage présente l’Union Européenne comme une nécessité historique remontant à plus de 2000 ans, chaque fois contrariée dans sa réalisation par des ignorants ou des inconscients.
L’Europe racontée à mon fils retrace succintement toute l’histoire du continent en soulignant ses aspects unitaires: «L’Europe, la vraie, avec son marché commun et sa monnaie unique, a déjà existé il y a vingt siècles. Elle se nommait l’Empire romain.» Le sympathique Charlemagne en fusionneur d’Europe figure en bonne place, puis l’époque des cathédrales, «qui transcende toutes les frontières» avec une remarquable mobilité de la main d’oeuvre, l’Europe des banquiers («Le capitalisme est une invention européenne, la City et Wall Street s’appelaient alors Augsbourg et Florence»), l’inévitable Jean-Jacques Rousseau inventant la nationalité européenne: «Il n’y a plus aujourd’hui de Français, d’Allemands, d’Espagnols, d’Anglais même, quoi qu’on en dise ; il n’y a que des Européens.» Idéalisés sans retenue par Christine Ockrent, le Moyen Age et l’Ancien régime ne furent malheureusement pas éternels : «La Révolution française a cassé l’Europe». Comme on pouvait s’y attendre, l’invention de la nation par les révolutionnaires fut un mal absolu qui ne pouvait qu’aboutir aux guerres totales du XXe siècle. Heureusement, les pères fondateurs de l’Europe moderne, à peu près tous démocrates-chrétiens, relanceront la machine de concorde et de paix qui aboutira dans un premier temps au Traité de Rome de 1957. La Rome de Jules Cesar, la Rome des Papes, pour renouer avec le glorieux passé de la grande Europe.
En fait, l’unification politique de l’Europe va si peu de soi que les européistes en sont réduits à cultiver, à doper les racines identitaires qui permettront d’en faire une nation au sens le plus nationaliste du terme. Ils confectionnent une image sur mesure. Depuis le début des années 1990, la construction européenne apparaît clairement comme un projet grand national, c’est-à-dire hypernationaliste. Une entreprise d’élargissement, de montée en puissance des nations européennes étroitement associées dans une souveraineté partagée. L’euro lui-même, dont les promoteurs ont eu tant de peine à démontrer l’utilité macro-économique au-delà des simples avantages d'ordre pratique, fut finalement présenté comme un excellent instrument d’intégration politique. «L’euro est d’ores et déjà considéré comme un symbole fort de l’identité européenne», écrivaient les ministres allemands et français Oskar Lafontaine et Dominique Strauss-Kahn dans un manifeste identitaire commun (Le Monde, 15 janvier 1999). «Les esprits ne se sont jamais aussi bien identifiés au génie européen qu’aujourd’hui, déclarait en échos l’ancien chancelier Kohl, invité par l’Université de Fribourg en avril 1999, en pleine crise du Kosovo. L’euro est un liant qui joue un rôle identitaire.»
Confondant antinationisme et antinationalisme, les européistes ont sans doute mille fois raison de détester ce que la nation a donné de plus haïssable: les guerres nationales. Ils ont moins raison d’assimiler la nation à cet unique aspect, qui ne lui est nullement consubstantiel. La nation peut exister sans la guerre. Et les guerres, dans l’histoire, n’ont pas attendu les nations pour tuer et dévaster. Les européistes ont en revanche tout à fait tort de privilégier à leur tour la dimension identitaire de l’hypernation européenne pour mobiliser les peuples et alimenter leurs rêves de puissance. Or tous les éléments constitutifs de la superpuissance pavoisante, du grand nationalisme le plus glauque paraissent inscrits dans l’acte de naissance de l’Union Européenne. A commencer par les dangers extérieurs, les ennemis communs, la peur de l’autre. Ce n’est pas un hasard si la construction européenne a connu une accélération fulgurante au moment où l' Union Soviétique tirait sa révérence sur la scène internationale. Dans l’esprit d’innombrables Européens, la place devenait vacante, le moment était venu de se poser comme superpuissance, de rivaliser, d’entamer l’insoutenable hégémonie américaine, de lui opposer enfin un contrepoids. Côté oriental, c’est l’inévitable péril jaune qui ressort de sa boîte. Les puissances émergentes, les dragons. Conquérant, l’euro ne va-t-il pas écraser le yen, détrôner le dieu dollar en personne? Susciter des concentrations d’entreprises susceptibles de déclasser les plus grands groupes industriels d’outre-Atlantique?
«Ce qui m’intéresse actuellement, disait encore Christine Ockrent à Lausanne, c’est la manière dont les médias peuvent saisir l’universalisme, dont les Européens peuvent produire un message universel face aux Etats-Unis. Ce que nos enfants consomment, c’est de la mode, de l’habillement. Quelle capacité avons-nous de produire aussi de l’universel dans l’industrie, la culture, la finance?» L’auteur de L’Europe racontée à mon fils n’a pourtant rien inventé. Cette volonté de voir renaître le rayonnement européen, d’inscrire le retour de l’Europe au sommet de la hiérarchie mondiale, comme aux temps de la gloire de Rome, du christianisme, de l’impérialisme, fonctionne depuis longtemps comme une obsession européiste. « Les années 1980 ont vu la domination du Japon sur le plan économique et financier. Les années 1990 connaissent une domination incontestable des Etats-Unis. La prochaine décennie devrait accorder une place prépondérante à l’Europe », décrétait en juillet 1999 la banque allemande Helaba Invest, sans préciser ce qu’il faudrait ensuite pour conserver cette place d’honneur. Il s’agissait seulement d’un modeste rapport pour investisseurs, mais il montre bien comment ce triomphalisme martial peut être servi et resservi à toutes les sauces, jusqu’à la nausée. Au point que l’économiste Jean-Paul Fitoussi n’a pu s’empêcher de railler un jour, dans les colonnes du Monde, «le nouveau chauvinisme européen » (23 janvier 1999).
Il n’est pas nécessaire de voir le diable sur toutes les murailles pour deviner où mène cette médiocre mentalité. On pense d’abord à l’imminente Défense européenne commune. La nouvelle force d’intervention n’est-elle pas régulièrement invoquée pour se passer un jour de l’Alliance atlantique, dominée outrageusement par les Etats-Unis? Depuis la crise du Kosovo, les propos anti-américains ont pris des dimensions proprement vertigineuses. En France toujours, mais aussi en Allemagne, c’est surtout Daniel Cohn-Bendit, antinationiste de la première heure et abonné au discours hypernationaliste (le fédéralisme européen comme étage supérieur du fédéralisme allemand), qui a alimenté ce débat. Le moins qu’on puisse dire, c’est que son désir de concilier un pacifisme (dont l’authenticité, encore une fois, n’est pas en cause) avec le devoir d’ingérence cher aux Français, n’a pas toujours évité les pièges d’un souverainisme européen particulièrement obtus. Dans un article intitulé « Pour un protectorat européen», paru le 3 avril 1999 dans Le Monde: «Je regrette que l’Europe se soit soumise à la stratégie américaine d’intimidation par les bombes. En cela, elle a eu tort. Une fois de plus, c’est la faiblesse européenne qui nous accule à cette situation. Il faut que l’Europe se donne des institutions capables de définir une stratégie européenne mise en oeuvre par une force européenne.»
Pour conclure son Europe racontée à mon fils, Christine Ockrent met en regard la pureté originelle de l’Europe, «une libre confédération qui évoluera vers la fédération, s’appuyant à chaque pas sur ses élus et le suffrage universel», et les méchants Etats-Unis, «qui se sont construits sur des territoires à peu près vides. On y massacra des Indiens pour s’étendre plus à l’aise, et le dollar naquit dans le sang d’une guerre civile». « Pourquoi cette rage anti-américaine, finira par demander, excédé, l’écrivain Pascal Bruckner? Qu’importe que le grand frère yankee nous ait libéré du nazisme et nous ait, jusqu’en 1989, grâce à l’OTAN et son parapluie atomique, protégés de l’expansionnisme soviétique. On pardonne difficilement une assistance qui souligne de telles faiblesses. Cette dette est intolérable. La haine de l’Amérique, bouc émissaire idéal, tient toute entière du ressentiment, surtout de la part de vieilles nations impériales comme la France qui lui doivent tout simplement d’être encore debout. On déteste l’Allemagne de nous avoir occupés, on déteste l’Amérique de nous avoir libérés: nous aurions simplement changé de maître, d’assujettissement» (Le Monde, 7 avril 1999). On ne s’étonnera pas que les Suisses, restés à l’écart des guerres nationales des XIXe et XXe siècles, se sentent peu concernés par une problématique aussi anachronique.
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On reproche souvent aux eurosceptiques, suisses en particulier, de ne pas offrir d’alternative crédible au fédéralisme européen en gestation, qu’ils ne cessent de critiquer sans rien proposer de constructif. C’est évidemment confondre les genres. Si les eurosceptiques n’ont pas de réponse à donner, c’est en premier lieu parce qu’ils ne reconnaissent pas la pertinence des questions soulevées par les européistes. Pour proposer des solutions, il faut d’abord se mettre d’accord sur les problèmes à résoudre. Ce sont les européistes qui, au moment où l’Union Soviétique s’effondrait, ont relancé la vieille et fragile idée d’une grande nation européenne dont on ne sait pas encore, plus de dix ans après, si elle doit inclure ou non la Russie. A en croire ses prosélytes - le chancelier Kohl en fit son credo pendant des années - l’Union Européenne est d'abord destinée à éviter le retour des guerres nationales en Europe. Ce souci évidemment louable de prolonger la paix dans une région du monde qui a surtout connu la guerre figure au début et à la fin de tous les argumentaires. Elle représente le soubassement du consensus européiste. A quoi bon épiloguer sur les coûts et bénéfices de l’intégration européenne, entend-on encore si souvent? Ce qui compte, c’est la paix que l’Union va nous garantir à l’avenir. Et la paix n’a pas de prix! Mesuré à cet enjeu artificiellement élevé – il s’agit de présenter l’Union Européenne comme une nécessité répondant à un danger mortel – le débat n’a aucune peine à faire passer les sceptiques pour des démagogues, des populistes, des nationalistes, des protectionnistes, des xénophobes, de dangereux fauteurs de guerre qui porteront toute la responsabilité d’éventuels conflits intra-européens. C’est contre ce genre d’intimidation que l’euroscepticisme doit d’abord se défendre.
En premier lieu, on ne voit pas très bien quel vraisemblable danger l’appareil institutionnel mis en oeuvre à Bruxelles est sensé éloigner. A quoi sert-il en effet, si aucun signe de tensions entre les Etats-membres de l’Union n’est perceptible, ce qui est pratiquement le cas depuis cinquante ans? Cette affaire de guerre et de paix pourrait bien apparaître un jour comme l’une des plus vastes escroqueries intellectuelles du XXe siècle. Les nations européennes n’ont pas vocation de se dresser les unes contre les autres. L’équation «nation égale boucherie», qui s’est incrustée dans les têtes, a sans doute quelques fondements empiriques dans le passé, mais elle n’est nullement une fatalité. En ce sens, l’Union Européenne, sensée assurer la paix sur le continent est une réponse à un faux problème. La paix n’a pas eu besoin de cet apport institutionnel pour faire des progrès décisifs dans les mentalités.
L’idée que les Européens de l’Ouest n’attendent que l’occasion de se déclarer la guerre, qu’il faut les unir dans des institutions supranationales pour les en empêcher, est à la fois absurde et inutile. Les Européens ont commis de graves erreurs, ils les ont même répétées, mais ils ne sont tout de même pas condamnés au crétinisme pour l’éternité. L’immense traumatisme des deux guerres mondiales les ont immunisés pour plusieurs générations de l’envie de se refaire la guerre. Vouloir se prémunir aujourd’hui de ce danger devenu purement fictif relève d’une étrange nostalgie des angoisses du passé. L’Europe, de ce point de vue, a changé, mais elle aurait changé à peu près de la même manière sans l’Union Européenne. Les eurosceptiques estiment en général que les traumatismes du XXe siècle, la terreur nucléaire, le progrès des échanges, les mécanismes de mondialisation développés dans des institutions comme les Nations Unies, l’Organisation mondiale du Commerce, l’Alliance Atlantique ou encore l’Organisation de la sécurité et de la coopération en Europe, continueront de compter chacun à leur manière dans le maintien de la paix. Etait-il nécessaire d’y ajouter un étage? Au caractère national de surcroît? N’est-ce pas au contraire le meilleur moyen de créer de nouvelles tensions (internes à l’Union au lieu d’être inter-étatiques en Europe, ce qui n’est pas moins grave), des conflits d’un genre nouveau? A considérer la brutalité, le tranchant avec lequel l’unification politique de l’Europe a coupé en deux les opinions publiques dans plusieurs pays, dont la Suisse, aux moment de votes importants, le moins qu’on puisse dire est que l’idée européenne, jusqu’ici, a été davantage un facteur de division que d’unité.
Encore une fois, on ne s’étonnera pas que les Suisses se sentent peu concernés par le prétendu danger du retour des guerres nationales en Europe. Ils sont davantage désécurisés par l’émergence rapide et en grande partie incontrôlée, tout autour d’eux, d’une nouvelle superpuissance mue par un fort besoin d’affirmation de soi. Il est tout à fait possible et absolument souhaitable que cette aventure continentale finisse bien. Mais en reportant sine die son adhésion à l’Union européenne, la Suisse a en quelque sorte déclaré l’état de non-urgence.
Contrairement à ce que croient de nombreux européistes, les Suisses ne se sont pas égoïstement distancés des Européens. Ils se sont simplement désolidarisés de la dynamique européenne, du rythme et de l’ampleur d’une révolution politique entamée tambours battants, sans volonté populaire, au nom d’une nécessité bien trop impérieuse, d’un prétendu sens de l’histoire qui n’a jamais été démontré de manière convaincante. Quand on a plus d’un siècle de paix derrière soi, on n’adhère pas à une alliance ambivalente et à moitié improvisée qui semble ne pas savoir elle-même ce qu’elle veut et où elle va. On attend. Pour l’Europe, le pire eût sans doute été qu’aucune voix discordante ne résonne, qu’aucune résistance ne se manifeste. Que les européistes, qui se croient déjà investis d’une mission divine dans leur projet de bouleverser pour la centième fois les équilibres du continent, se sentent en plus libres comme l’air, sans contradicteurs sérieux.
Jusqu’ici, les Suisses ont estimé qu’ils avaient le droit, et même le devoir de dire non malgré leur insignifiance démographique, leur position géographique centrale peu confortable, leur réputation pour le moins contrastée. La Suisse à l’écart, c’est aussi la revendication des Etats de taille inférieure de ne pas devoir participer automatiquement aux épreuves de force des grands. Dans ces conditions, la non-appartenance de la Suisse aux institutions de l’Union européenne est sans doute une aubaine. N’y a-t-il pas, dans le monde, autant de pays plus petits que la Suisse que de pays plus grands ? Devenue symbole - parmi d’autres, bien entendu - de réussite dans la catégorie des poids moyens, la Suisse rappelle qu’il existe aussi une vie en dehors des grands ensemble nationaux. La communauté internationale ne se partage pas entre Etats (les grands) et sous-Etats (les petits) comme il y aurait des hommes et des sous-hommes, classés selon la taille. Cette optique biaisée, qui entérine le primat des rapports de force, ne peut engendrer que des catastrophes.
Il n’est pas souhaitable non plus qu’une division hypernationaliste du monde en trois blocs, l’européen, l’américain et l’asiatique, comme la prédisent ou la souhaitent tant de visionnaires, enferme les petits Etats dans des supercarcans. N’est-ce pas préférable que chaque nation, dans le cadre du droit et des organisations internationales, puisse se situer de la manière la plus flexible et la plus autonome par rapport à l’ensemble du monde? Tel est probablement le sens réel de la mondialisation (plutôt que la formation de grands blocs), qui se vérifiera sur le long terme. Dans ces grandes manoeuvres, la Suisse renvoie la nouvelle hypernation européenne à son devoir de respect envers les Etats plus modestes, fussent-ils situés au beau milieu d'elle-même. Elle donne à l’Europe l’occasion de prouver chaque jour, par l’acte, ses bonnes intentions géopolitiques.
L’indépendance n’est pourtant pas une fin en soi. Quand l’Europe aura fixé ses frontières à l’Est, au Sud, au Nord, qu’elle se sera stabilisée, démocratisée, qu’elle aura renoncé à ses impossibles ambitions fédérales à l’américaine ou à l’allemande, le repère fixe que représente encore la Suisse au milieu du nouvel empire protéïforme disparaîtra peut-être à son tour. Le témoin passera au vert, indiquant la fin de la zone dangereuse des travaux. La Suisse adhérera à l’Union européenne, montrant ainsi, mais sérieusement cette fois, que l’Europe peut être considérée comme une bonne chose « puisque même les Suisses y ont adhéré ». Aux yeux des Européens, aux yeux du monde, cette adhésion signifiera simplement que les risques inhérents à ce genre de construction gigantesque ont été ramenés à des niveaux raisonnables.
Comme en témoigne la mise sur pied tardive d’une Convention européenne, les débats politiques sur l’Union, sur ce que les Européens veulent faire de l’Europe, avec quels moyens et de quelle manière, ne font peut-être que commencer (ou recommencer). En contrepoint, la question suisse ajoute que rien ne sera définitivement acquis tant que les Suisses ne se sentiront pas rassurés, qu’ils ne viendront pas fermer la boucle d’une Europe stable, prospère et pacifique. D’ici là, cette question continuera de générer d’importants enseignements sur la nécessité de développer de manière significative la démocratie en Europe. Ce sera l’objet de notre première partie. Nous montrerons ensuite que le fédéralisme helvétique, présenté avec beaucoup d’insistance comme une expérience utile à l’Europe fédérale, ne lui serait en fait d’aucun secours. Dans la troisième partie, nous verrons pourquoi la traditionnelle et fameuse neutralité helvétique, si critiquée à une époque où l’engagement de corps expéditionnaires pour le rétablissement et le maintien de la paix passe à juste titre pour un devoir moral, est en fait ce à quoi l’Union européenne s’expose si elle persiste dans la voie du fédéralisme. Nous reviendrons dans la quatrième partie sur le début des années 1990, pour mieux comprendre les raisons économiques qui contribuent encore fortement à tenir la Suisse à l’écart de l’Union. Pour suggérer également que si de larges consensus économiques ont pu se tromper complètement sur les effets jugés catastrophiques pour le pays d'une non-adhésion de la Suisse à l'Union, ils pourraient également s'être gravement fourvoyés en Europe sur les bienfaits matériels supposés de l'unification. Enfin, nous évoquerons l'un des mythes les plus tenaces sur la Suisse, le secret bancaire, pour montrer en particulier qu'il serait trop facile d'écarter la question suisse au prétexte qu'elle ne tiendrait qu'à quelques intérêts financiers fondamentaux et d'une légitimité douteuse.
François Schaller