Chu de che / Je suis d'ici / Sono di qui / Ich bin von hier ! Notre liberté ne nous a pas été donnée, mais combattue et priée par nos ancêtres plus d'une fois! Aujourd'hui, comme autrefois, notre existence en tant que peuple libre dépend du fait que nous nous battions pour cela chaque jour. Restez inébranlable et soyez un gardien de la patrie pour que nous puissions remettre une Suisse libre telle que nous la connaissions à la génération suivante. Nous n'avons qu'une seule patrie!

vendredi 20 décembre 2013

Cardinal: la nostalgie d’un temps révolu


François-John Blancpain, fils de l’ancien directeur de la brasserie Pierre Blancpain, est responsable du Musée Cardinal. © Vincent Murith/La Liberté


La disparition de la brasserie fribourgeoise a suscité des réactions nostalgiques d’anciens ouvriers regrettant l’époque paternaliste de la dynastie Blancpain. L’un des descendants de la famille se souvient.


«Travailler pour Cardinal, c’était pour moi un beau rêve. Depuis tout petit, c’était vraiment comme une seconde maison. Je me voyais travailler jusqu’à la retraite ici.» «On ne disait jamais bonjour M. Blancpain, on disait bonjour M. Claude, c’était comme ça.» «Achille Blancpain, le père de ces Messieurs, faisait tous les jours la tournée de la brasserie et saluait tous les ouvriers. C’était une espèce de paternalisme, mais les gens aimaient ça.» Ces témoignages, tirés du documentaire «Brasserie du Cardinal – Le goût amer du capitalisme» («Brasserie du Cardinal – Le goût amer du capitalisme», Frédéric Zimmermann, Aline Brechbühl et Cédric Comtesse, dim. 22 décembre sur RTS 2.), trahissent une réelle nostalgie pour un temps révolu: celui de la dynastie Blancpain. Un temps où le travail était «physique et pénible», mais où régnait encore un esprit de famille.

François-John Blancpain, fils de l’ancien administrateur et directeur de la Brasserie du Cardinal Pierre Blancpain, a bien connu cette époque. Il l’évoque pour nous avec sa casquette de responsable du Musée Cardinal. Rencontre à l’ombre des grandes cuves de cuivre d’antan.

- A entendre les anciens employés de Cardinal, la dimension humaine du paternalisme de l’époque était très appréciée. Vos souvenirs?

François-John Blancpain: A l’époque, pareil paternalisme se retrouvait dans la plupart des entreprises. C’était dû en particulier à leur dimension. Quand Paul-Alcide Blancpain s’est installé en Basse-Ville de Fribourg, la brasserie comptait une dizaine d’employés, ce que l’on appellerait aujourd’hui du «team work». L’entreprise s’est agrandie, mais les patrons avaient besoin des ouvriers et les ouvriers des patrons. Il y avait un respect mutuel, même si l’autorité était très forte. C’était la famille Cardinal.

- Tout le monde se connaissait...

Oui, les patrons saluaient tous les ouvriers par leur nom. A l’atelier, où j’allais faire réparer mon vélo à l’insu de mon père, les employés me considéraient presque comme leur enfant. J’étais aussi copain avec les fils des chauffeurs des voitures de direction. Et mon plaisir était de m’asseoir à côté de M. Yerli, lorsqu’il livrait de la bière avec un char tiré par des chevaux. Je me souviens aussi du concierge Progin avec ses chiens loups, qui allait tous les matins aux morilles et venait les proposer à ma mère. Les liens personnels étaient forts...

- Si cet esprit de famille est resté malgré l’extension de l’usine, c’est que les patrons soignaient leur personnel?

D’abord, il faut dire qu’ils s’impliquaient dans le travail. Comme ingénieurs-brasseurs, ils connaissaient parfaitement le boulot, chaque poste. Les Blancpain, dit-on, payaient des salaires corrects. Ils offraient une stabilité dans l’entreprise, une continuité de génération en génération. Ils ont créé une caisse de pension dès 1927, l’une des meilleures de l’époque. La direction a aussi encouragé très tôt la mise sur pied d’une commission ouvrière. Environ 90% des employés étaient syndiqués. Les assemblées avec les patrons se terminaient autour d’une bière, même s’il y avait des désaccords. On veillait aussi à la santé des apprentis: ils étaient logés à l’usine et leur consommation de bière était limitée!

- Les ouvriers bénéficiaient parfois aussi des bons résultats de l’usine...

Ils recevaient des gratifications de fin d’année qui, à ma connaissance, n’étaient pas prévues dans les contrats. Un ancien brasseur m’a raconté l’histoire d’un ouvrier qui avait grillé toute sa gratification au café du Chemin de Fer, puis chez les filles de la Grand-Fontaine. Le lendemain, sa femme est venue réclamer au bureau la prime que son mari n’avait soi-disant pas reçue. Passant par là, Monsieur Bernard lui a réglé son dû. Puis il est parti à la cave pour sermonner l’ouvrier en question et lui imposer deux samedis de travail supplémentaires. C’est comme cela qu’on réglait les conflits, à l’époque!

- Il n’y a pas que les ouvriers qui ont bénéficié de ce «capitalisme de papa». Toute la ville en a profité...

Les Blancpain se sont effectivement beaucoup engagés dans la cité. Déjà avec la construction du funiculaire, pour faciliter la vie des habitants de la Basse-Ville. Plusieurs membres de la famille étaient inscrits au Parti radical. Ils étaient engagés dans la cavalerie, actifs dans l’aide aux réfugiés pendant la guerre (lire ci-dessous). Ils ont soutenu l’économie fribourgeoise, prenant des responsabilités à la Chambre du commerce et au Vorort. Sportifs, ils ont aussi encouragé la gymnastique, le ski, le golf ou la course automobile, parfois en pionniers. Bernard et Claude étaient amis de Jo Siffert et de Jean Tinguely. Ils ont contribué, entre autres, à l’agrandissement du Musée d’art et d’histoire. Tous ces engagements répondaient sûrement à un sentiment de responsabilité vis-à-vis de la cité. Mais c’était aussi un moyen de s’intégrer et de se faire apprécier.

- Après la création de Sibra Holding en 1970, et la dilution des actions, les Blancpain ont peu à peu perdu le contrôle de Cardinal et se sont retirés. Reste-t-il des Blancpain dans le secteur de la bière?

A ma connaissance, aucun! J’ai un frère qui vit en Inde dans un ashram, un autre au Brésil, qui a tenu longtemps un petit hôtel-restaurant, un autre retraité qui a bien réussi chez Novartis, un cousin qui a fait une carrière de toréador, un autre qui vit dans une hacienda en Espagne et fait de la peinture, des neveux skippers de bateau... Quant à moi, après avoir travaillé jusqu’à l’âge de l’AVS, je suis devenu... une pièce de musée! I

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La fille de Staline a été accueillie chez les Blancpain

L’esprit social des Blancpain passait aussi par l’hospitalité. Ainsi, pendant la Seconde Guerre mondiale, Claude Blancpain et son épouse Bertrande d’Astier de la Vigerie ont accueilli de nombreux réfugiés. Bertrande d’Astier, de nationalité française, a été une résistante de la première heure, tout comme son frère. Arrêtée, cette fille de général a été incarcérée à la prison de Nîmes puis libérée sous caution. Elle a ensuite vécu dans la clandestinité, réussissant à rejoindre la Suisse en barque à travers le Léman une nuit de février 1942, sous une forte bise.

Accueillie dans les milieux gaullistes de Fribourg, Bertrande d’Astier a rencontré Claude Blancpain, qui l’a épousée la même année. Très engagée auprès des réfugiés, avec sa belle-mère Louise Blancpain, aussi d’origine française, Bertrande a reçu la médaille de la Résistance.

Après la guerre, Mme Blancpain a continué de prendre soin de nombreux déportés politiques, «parmi lesquels Geneviève de Gaulle, arrivée mourante en Suisse», précise dans sa nécrologie, en 1967, le quotidien «La Suisse». Et au moment de laguerre d’Algérie, elle a reçu «nombre de personnalités désemparées, avec un dévouementsans bornes». Son mari la secondait dans cette œuvre d’assistance.

Juste avant son décès dans un tragique accident de voiture en avril 1967, Mme Blancpain a reçu à deux reprises chez elle à Fribourg une réfugiée exceptionnelle: la fille de Staline, Svetlana Allilouïeva, qui était en route pour les Etats-Unis où elle avait demandé l’asile politique. Cette étonnante visite peut s’expliquer par les relations qu’entretenait l’oncle de Bertrande, l’écrivain et sympathisant communiste Emmanuel d’Astier de la Vigerie, avec des personnalités moscovites. «Ses contacts à Moscou l’ont vraisemblablement sollicité pour trouver un point de chute pour Svetlana en Suisse. Elle a reçu un visa de la Confédération et a été hébergée quelque temps au couvent de la Maigrauge, probablement pour des raisons de sécurité», affirme l’ancien ambassadeur François Nordmann, dont les parents étaient des amis des Blancpain.

Cet hébergement a dérangé à l’époque les services de renseignement suisses. Dans une note secrète destinée aux autorités, le colonel brigadier Pierre Musy a fait état d’une demande de renvoi de la fille de Staline vers l’URSS par un chef des services spéciaux soviétiques. Cet agent, Michel Rogov, se trouvait être l’une des «liaisons les plus importantes» de Pierre Musy à Moscou. Il lui avait «toujours donné des renseignements de premier ordre».

Fils du conseiller fédéral fribourgeois Jean-Marie Musy, Pierre Musy précisait, dans cette note publiée aujourd’hui par lesDocuments diplomatiques suisses (dodis.ch), qu’une présence prolongée ou définitive de Svetlana dans notre pays «serait à même de troubler les bonnes relations qui existent entre l’URSS et la Suisse et pourrait constituer une grave hypothèque pour l’avenir.» Son inquiétude futde courte durée: le 21 avril, lacadette de Staline débarquait àNew York, dénonçant dès sonarrivée la dictature de son père. Elle passa l’essentiel de sa vie aux Etats-Unis où elle mourut en 2011. 

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Trois générations de brasseurs

> 1re génération. En 1877, Paul-Alcide Blancpain (photo dr), issu d’une famille protestante d’horlogers de Villeret, dans le Jura bernois, achète la Brasserie Poletti, en Basse-Ville de Fribourg. Son associé brasseur, Paul Hauert, décède à 34 ans, l’obligeant à relever seul le défi. En 1890, alors que l’évêque du diocèse Gaspard Mermillod est créé cardinal, il renomme son entreprise Brasserie du Cardinal et lance la bière du même nom.

> 2e génération. Trois des cinq enfants de Paul-Alcide, Achille, Paul Othon et Georges, reprennent la brasserie et la développent. Ils inaugurent le funiculaire de Fribourg en 1897 et construisent la nouvelle usine près de la gare. Un an après son ouverture, en 1905, elle produit 55000 hectolitres, contre 30000 en Basse-Ville. Cardinal crée sa caisse de pension en 1927 et s’agrandit en 1934, avec un grand silo d’une capacité de 180 wagons.

> 3e génération. L’entreprise est peu à peu reprise par les trois fils de Paul Othon, soit Pierre, Bernard et Claude, ce dernier fondant aussi la fabrique Dyna («Parfait») en 1942. Entre 1950 et 1967, la production de bière triple pour atteindre 330000 hectolitres. En 1970, pour faire face à la concurrence, Cardinal fonde la Sibra Holding avec d’autres brasseries suisses. Les Blancpain perdent alors la majorité, et Cardinal, son caractère familial. 

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Repères

Le musée de la bière

Le Musée Cardinal a été créé sous l’égide de Claude Blancpain en 1988, pour les 200 ans de la brasserie fondée en 1788 par François Piller puis rachetée en 1877 par Paul-Alcide Blancpain. Sa conception est signée Jean-Christophe Aeby.

Situé dans les caves de l’usine (aujourd’hui Bluefactory), le musée met en scène sur 1000m2 une petite brasserie du début du XXe siècle pour expliquer les étapes de la production de bière. Il est richement doté en installations d’époque, chaudières, cuves, soutireuses, étiqueteuses, filtres à bière, tonneaux mais aussi photos, affiches et tableaux.

Propriété de la Fondation Blancpain, le musée se visite pour l’instant uniquement en groupe sur demande, avec guide et dégustation. Sa présence à Bluefactory est garantie pour vingt ans mais son développement dépendra du projet général du site.


Visites: 079 230 50 30

Pascal Fleury