Rituels, codes sociaux ou expressions toutes faites, Sacha Naigard dit son ras-le-bol des conventions.
Est-ce la perspective de Noël et des amabilités auxquelles il va falloir se soumettre, des conventions auxquelles il va falloir se plier ? Le fait est que les expressions toutes faites et les rituels sociaux qui cadrent nos échanges avec l'Autre me sont de plus en plus insupportables. J'ai été invité il y a peu à un dîner de Noël chez des amis que je n'ai pas vus depuis longtemps. Il a fallu s'adonner à cette pratique désormais assez répandue qui veut que l'on offre un cadeau à un inconnu dont on a tiré le nom au sort. Je suis tombé sur un Cédric que je n'ai jamais vu de ma vie. Très bien, j'offrirai un cadeau à Cédric, un inconnu. J'ai ensuite demandé à mon hôte qui seront les convives présents au dîner. Il a failli avoir une crise cardiaque. En France on peut aller en prison pour poser ce genre de question. Il est interdit de savoir qui viendra dîner, c'est la tendance du moment. Peut-être est-ce parce que si les invités étaient connus à l'avance, plus personne ne viendrait. Il y a toujours une ou deux personnes que l'on n'a pas envie de voir. Il n'a pas tort, c'est ce qui m'est arrivé.
Je réserve un billet de train - mon ami n'habitant pas la même ville que moi. En sortant, je croise un voisin dans la cour de l'immeuble. Il a donc fallu que je sacrifie au fameux "stop and chat" : il faut s'arrêter, demander si la personne va bien, lui dire qu'il fait beau, puis lui demander si sa femme va bien ; si vous avez rempli ces conditions, vous êtes autorisé à repartir. Je suis très mauvais en "stop and chat". J'ai une fois essayé d'aller à l'encontre de cette convention et je ne me suis pas arrêté en croisant un voisin. Il s'est plaint à la gardienne de mon impolitesse. Arrivé à la gare, je croise un ami que je vois rarement. J'ai une appréhension, il va certainement me poser les questions classiques auxquelles je ne sais jamais quoi répondre. "Sacha ! Alors, qu'est-ce que tu deviens ?" Cette question est beaucoup trop vague, il veut que je lui parle de mon travail ? De ma santé ? De mes buts dans la vie ? Je passe des journées entières à me demander ce que je deviens et ce que je dois faire de ma vie, alors comment lui répondre en cinq secondes ? Mais j'ai trouvé une phrase parfaite : "Eh bien, toujours le même !"
"Bon courage" veut dire "tu vas mal"
Mais il ne lâche pas le morceau : "Qu'est-ce que tu racontes ?" Ce langage codé veut sûrement dire : "Pourquoi es-tu à la gare et prends-tu le train ?" Je lui réponds que je suis sûrement là pour la même raison que lui, aller chez notre ami en commun pour le dîner de Noël. Gaffe. Il n'est pas invité. Il devient tout rouge et envoie un texto à mon hôte pour lui faire part de son mécontentement. Vous voyez que cette convention qui consiste à ne pas demander qui vient dîner peut briser des amitiés. En le quittant, je ne suis pas étonné de l'entendre lancer la formule-cliché que je supporte mal : "À bientôt, et bon courage !" Bon courage pour quoi ? J'ai toujours l'impression que "bon courage" veut dire "tu vas mal".
Je suis en avance. Je rentre dans une boutique pour acheter un pull pour le fameux Cédric. Dans n'importe quel commerce, il faut toujours commencer par dire que l'on va bien. Je pense que l'on utilise 2 % de notre vie à dire "Ça va ?" et "Oui, et toi ?". Aux vendeurs qui me disent : "Comment allez-vous aujourd'hui ?", je m'amuse souvent à répondre : "Écoutez, pour vous dire la vérité, pas très bien. Je viens de me faire virer, je suis célibataire, seul et abandonné, je vais craquer... Mon psy est en prison, ça me fait du bien de vous parler." J'aurais aimé filmer leur réaction pour vous la montrer. Il y a d'autres expressions hypocrites qu'il est de bon ton de dire dès que l'occasion se présente : "Si je peux faire quoi que ce soit pour toi...". Là aussi j'aime m'amuser à dire : "Oui, il y a quelque chose que tu peux faire." La plupart de temps, mon interlocuteur s'enfuit en courant.
"N'apporte rien, c'est toi que l'on veut voir"
Dans le train, les personnes assises en face de moi ne parlent pas, elles hurlent. J'entends des choses intimes sur leur vie que je ne devrais pas connaître et qui me gênent. J'appelle mon ami pour le prévenir en chuchotant que le train part avec un peu de retard. Soudainement tous mes voisins tournent leur tête vers moi avec un regard assassin. Un contrôleur passe et me demande d'aller téléphoner entre les rames. Dans le train, il est interdit de chuchoter au téléphone, par contre, il n'est pas nécessaire d'aller entre les rames pour hurler à son voisin que notre femme nous quitte. Cette convention me dépasse.
Plus tard, pendant la soirée de mon ami, je remarque qu'il me fait un peu la tête. On m'explique que je suis venu sans rien, ni bouteille de vin ni petit cadeau pour lui, et qu'il est vexé. Pourtant il m'a bien signifié au téléphone : "Surtout n'apporte rien, c'est toi que l'on veut voir." J'ai compris que cette phrase signifie en fait l'exact contraire, bon à savoir pour la prochaine fois. Lors de l'échange de cadeaux, la demoiselle qui avait tiré mon nom au sort m'a offert une écharpe orange terrifiante. À son classique : "Tu peux changer si tu n'aimes pas", j'ai répondu : "Avec plaisir, je pense la prendre dans une autre couleur." La jeune fille était très vexée. Il faut savoir que c'est encore une phrase qui n'attend qu'une réponse négative. De mon côté, j'ai offert le pull en laine acheté à la gare à mon inconnu, je lui ai bien sûr signifié qu'il pouvait changer. Il a répondu négativement. Je lui ai proposé de l'essayer. Quelque minutes plus tard Cédric faisait une crise d'urticaire et a dû être conduit chez le médecin. Il n'avait pas osé me dire qu'il était allergique à la laine et voulait accepter de changer mon cadeau... Apprenez à être mal élevé de temps en temps, ça peut toujours servir.