Le 23 novembre 1944, une descente d’inspecteurs fédéraux dans une boucherie bulloise soupçonnée de tremper dans une affaire de marché noir dégénère en émeute.
Les émeutiers de Bulle se présentent à leur procès en octobre 1945 à Fribourg. DR
Ce 23 novembre 1944, en début d’après-midi, trois hommes portant serviette se dirigent vers la boucherie Colliard, à Bulle. Ces inspecteurs de l’Office fédéral de guerre pour l’alimentation veulent interroger son propriétaire, qu’ils soupçonnent de tremper dans la grosse affaire de marché noir sur laquelle ils enquêtent. Au total, 621 animaux, bovins et cochons, auraient été abattus illégalement, pour une quantité de viande évaluée à 58 tonnes. A la clé, une marge de 117'000 francs de l’époque pour les fraudeurs.
Alerté par téléphone par son épouse, Joseph Colliard rapplique, et il n’est pas seul. Les gros mots fusent, ainsi que les menaces. C’est l’étincelle qui va mettre le feu aux poudres. Car Bulle, ces jours-là, est un tonnelet. Deux bouchers de la région sous enquête sont déjà sous les verrous à Fribourg. Ils y ont été conduits en fourgon cellulaire alors que peu auparavant, selon la rumeur scandalisée qui court, un assassin présumé a fait le même trajet en autobus.
«Salauds! Gestapo!»
Craignant pour leur sécurité, les inspecteurs fédéraux battent en retraite et se réfugient au château, siège de la préfecture de la Gruyère. Pour calmer les quelque 200 personnes qui les ont pris en chasse jusque dans les couloirs, le «seigneur» des lieux, le conservateur Pierre Barras, s’engage à faire libérer l’un des bouchers. Mais le taxi qui ramène le dénommé Berthet à Bulle dans l’après-midi est précédé de deux véhicules de gendarmes. La tension, loin de retomber, monte d’un cran. Désormais, les émeutiers semblent décidés à «se faire» les fédéraux.
De guerre lasse, vers 19 heures, les gendarmes tentent une sortie en voiture, malgré les sacs de sable mis en travers de leur route, et se fraient un passage à coups de poing et de matraque, sous les insultes. «Sales Allemands! Salauds! Gestapo!», crie la foule. Si un véhicule parvient à s’échapper, avec à son bord deux inspecteurs, le second est rattrapé, ses pneus crevés, ses vitres brisées à coups de pavés et de parapluie. Le chef des fonctionnaires se sauve en courant jusqu’au café du Marché et grimpe jusqu’à l’étage en se blessant au front. L’établissement est aussitôt envahi par ses poursuivants. Venu mettre de l’ordre, le préfet Barras est conspué, chassé et repoussé au château, dont les vitres sont caillassées. Seules la pluie et la nuit parviendront à éteindre la colère des Bullois.
Bien que localisée, l’éruption gruérienne va prendre une ampleur nationale. Le lendemain des faits, le Département fédéral de l’économie organise à Berne une conférence de presse sur les événements. «On a réclamé à Bulle une liberté qu’il n’est pas possible d’accorder. La Confédération ne peut se permettre ici de faire preuve de faiblesse, car il y va de la défense économique du pays», rappellent les responsables du DFE. Une partie de la presse reprend l’argumentaire et dénonce les profiteurs de guerre. Dans le «Berner Tagblatt», une caricature montre ainsi trois bouchers rejouant le serment du Grütli, debout sur un cochon mort, avec le château de Bulle en arrière-fond.
Il faut dire que le sujet du marché noir est sensible dans la population, qui endure des privations depuis cinq ans. Faut-il y lire le signe du ras-le-bol de ce régime maigre? Selon Dani Landolf, auteur en 1996 d’un mémoire de licence à l’Université de Berne sur l’émeute de Bulle, le marché noir augmente à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Entre 1939 et 1947, 124000 personnes ont été mises sous enquête pour violations aux règles de rationnement alimentaire. «J’ai le sentiment qu’en Gruyère le marché noir avait pris des proportions conséquentes et qu’il avait été érigé en système économique», analyse Patrice Borcard, journaliste, historien et aujourd’hui préfet de la Gruyère. «Les autorités fédérales avaient raison d’intervenir.»
Comme un Röstigraben
La manière, par contre, fait largement débat, y compris dans la presse. Dans un pays fédéraliste, la concentration des pouvoirs d’investigation dans les mains des agents de Berne passe mal dans les cantons. Surtout en Suisse romande. «Des messieurs à l’accent tudesque ne cessaient de fourrer leur nez dans les étals», écrira le journaliste Gérard Glasson, dit GG, dans «La Gruyère». Une émeute? Non, un acte de résistance face à l’invasion crypto-nazie…
Montré du doigt, en particulier outre-Sarine, Fribourg fait front face aux critiques. Au Grand Conseil, qui tient un débat urgent le lendemain des faits, le député radical gruérien Noël s’insurge: «Le district de la Gruyère et le canton de Fribourg ont une réputation de centre de marché noir qu’ils ne méritent pas.» Et le conseiller d’Etat conservateur Maxime Quartenoud de rappeler que Fribourg fournit un plus gros effort de guerre que Vaud et Berne, au nombre de têtes de bétail livrées.
Alors, héros ou salauds? La réponse de la justice tombe en octobre 1945: au terme du procès tenu dans la salle du Grand Conseil fribourgeois, les quatorze émeutiers sont condamnés à des peines de trois semaines à trois mois avec sursis par la Cour pénale fédérale. Un verdict clément largement interprété comme un jugement d’apaisement. La fraude sera également sanctionnée en 1946 par un tribunal économique.
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Marché noir de farine
Une autre émeute a fait la une des journaux suisses pendant la guerre. Elle a éclaté le 22septembre 1942 à Steinen, dans le canton de Schwytz. Les troubles ont commencé à la suite de l’arrestation d’un meunier et fromager, Josef Nufer, compromis dans une affaire de marché noir. L’Office fédéral de guerre pour l’alimentation était remonté jusqu’à lui lors d’un inventaire dans une minoterie à Wildegg (AG), à laquelle il avait livré frauduleusement 5 tonnes de millet et 2,5 tonnes de maïs. Tandis qu’il est en détention préventive – il avouera son forfait – son fils ameute le village, faisant courir le bruit que la police a menti.
Lorsque les amis du meunier apprennent que le moulin va être l’objet d’un inventaire par des fonctionnaires de l’Office cantonal de l’Economie de guerre, ils organisent la résistance. Dès que les contrôleurs entrent dans la propriété, ils font sonner le tocsin à la chapelle Stauffacher, alertant 200 personnes qui accourent alors pour manifester avec violence. Les fonctionnaires sont pris en otage et l’un d’eux sévèrement blessé. Il faut l’intervention du landammann et d’un conseiller d’Etat pour que les émeutiers se calment et relâchent les contrôleurs. Pourgarantir le maintien de l’ordre, le gouvernement fait appel à l’armée, qui déplace 3700hommes dans les environs, selon le Dictionnaire historique de la Suisse. Dix-huit habitants de Steinen sont finalement condamnés à des peines d’emprisonnement.
A noter que l’affaire a été l’occasion pour l’Association de la presse suisse de dénoncer des entraves faites aux médias dans leur rôle d’information, la censure favorisant selon elle les «faux bruits» et le «malaise» dans la population. Des critiques entendues: le lendemain de l’émeute de Bulle, une conférence de presse a été organisée pour faire taire les rumeurs.
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La résurrection du rebelle Chenaux
Le 23novembre 1944 a laissé des traces durables dans la mémoire collective gruérienne. Pour preuve, la sonnaille exposée au Musée gruérien, dont le collier de cuir porte l’inscription «Souvenir de l’émeute de 1944». «Cet événement bien réel a été réécrit et cultivé comme la manifestation du caractère frondeur des Gruériens en révolte contre le pouvoir venu du Nord, que ce soit de Fribourg ou de Berne», confirme Isabelle Raboud-Schüle, conservatrice du musée.
Pour le préfet de la Gruyère et historien Patrice Borcard, la transmutation de l’émeute en révolte est le fruit d’un tour de passe-passe. «Subtilement, une sale affaire de marché noir a été transformée en révolte populaire. On a ressuscité Pierre-Nicolas Chenaux, et fait des bouchers de Bulle ses descendants.» D’ailleurs, le jour du grabuge, un des émeutiers fleurit la statue du rebelle exécuté en 1781 par ces Messieurs de Fribourg. «Avec son poing tendu vers le château, la statue devient le symbole même de notre petit peuple insurgé», écrit Gérard Glasson dans «La Gruyère», qui vante les «instincts de liberté que les Gruériens, mieux que personne, ont conservés». «Au pays de Gruyère on a le sens de la mesure, mais aussi de la justice. On ne supporte pas les baillis», enchérit la «Feuille d’avis de Bulle et de Châtel-Saint-Denis.»
Cette habile réécriture de l’histoire sert plusieurs intérêts. Il y a d’abord ceux des bouchers incriminés dans l’affaire d’abattage illégal de bétail. «L’enquête des inspecteurs fédéraux touchait en effet à une certaine aristocratie bulloise», résume Patrice Borcard.
Des intérêts politiques sont également en jeu. Au travers de l’émeute, les radicaux gruériens profitent de marquer leur opposition au régime conservateur de Fribourg. Dans «La Gruyère», Gérard Glasson mène avec style et mauvaise foi une croisade contre le préfet «tépelet» Pierre Barras, qu’il accuse de «tyrannie». Un autre Glasson, Pierre, tire les marrons du feu sans faire autant de bruit que son homonyme GG. L’avocat défend les émeutiers lors du procès d’octobre 1945 à Fribourg. Un an plus tard, il est le premier radical indépendant à accéder au Conseil d’Etat; il boute hors du gouvernement le contesté Joseph Piller, avec le soutien souterrain de l’aile gauche des conservateurs.
Réplique insoupçonnée pour l’émeute de Bulle. Mais qu’en reste-t-il aujourd’hui? Pour Isabelle Raboud-Schüle, elle demeure «dans la caisse à outils» de l’identité gruérienne. Patrice Borcard est plus sceptique: «C’est de l’histoire ancienne. Devenue un poids lourd dans le canton, la Gruyère n’a plus intérêt à se singulariser.»
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Serge Gumy