A l’approche du centenaire de la Première Guerre mondiale, les archives familiales se sont ouvertes et inondent les collections digitales. Comment les historiens s’adaptent-ils à l’âge numérique?
Les portefeuilles troués par des balles. Des cartes postales, des lettres et encore des lettres. Autant de documents de la Première Guerre mondiale qui ressortent par dizaines de milliers des greniers. Les contenus sont directement numérisés par les citoyens ou réunis lors des collectes organisées dans toute l’Europe. Ils s’ajoutent au gigantesque fonds documentaire du projet Europeana.
A terme, plus de 450’000 objets devraient rejoindre ce fonds ouvert au public et aux chercheurs, en accès libre et gratuit. Une nouvelle vie pour des documents qui viennent enrichir la Toile et la mémoire collective. Pour les historiens, qu’apporte cet afflux de sources à un conflit qu’on pourrait penser bien connu? «Chaque document, même conventionnel, est une pierre de plus à l’édifice. Ces sources peuvent contribuer à infléchir la vision de tel ou tel champ de recherche», explique Pierre Purseigle, professeur à l’Université de Warwick et Research Fellow à Yale. Jusqu’à quel stade?
«Il y a peu de chances que nous découvrions des documents susceptibles de révolutionner toute l’histoire de la Grande Guerre», concède ce spécialiste du conflit. L’enfer de Verdun reste un enfer et la date de l’Armistice ne changera pas. L’intérêt de l’ère numérique est ailleurs.
Premier effet et non des moindres: sauver des documents que leur fragilité matérielle condamne, si protégés soient-ils: la plupart des encres du XXe siècle s’effacent en à peine cinquante ans et le papier ne vaut guère mieux… «La deuxième conséquence de la digitalisation, c’est la modernisation de l’archivage et de l’indexation de l’ensemble du corpus documentaire existant, explique Frédéric Kaplan, directeur du Digital Humanities Lab à l’EPFL. Le troisième effet, c’est d’en démultiplier la richesse et la profondeur.» Le tout sans limites de temps ou d’espace: une bibliothèque numérique ne ferme jamais et accueille des chercheurs du monde entier.
D’un travail portant sur quelques centaines d’individus, un chercheur en histoire sociale peut passer à l’échelle du million et étudier sous un nouvel angle la question de la propagande ou celle de la mobilisation. Un autre pourra s’attacher à reconstruire la trajectoire d’un soldat particulier, en la replaçant dans un contexte mieux documenté, donc plus précis.
Comment maîtriser un tel corpus? «L’histoire n’est ni le premier ni le seul champ scientifique transformé par les technologies numériques, souligne Frédéric Kaplan. Numériser, c’est faire des choix. Il faut qualifier chaque document et lui associer les métadonnées qui permettront de l’exploiter.» Un travail complexe qui pose de réels problèmes méthodologiques: «La numérisation des journaux de l’époque facilite certaines recherches, moins fastidieuses qu’au temps du papier ou du microfilm, note Pierre Purseigle. Notre travail dépend de la qualité de l’indexation et de l’efficacité des logiciels de reconnaissance de caractères.» Voire de la langue employée: d’un pays à l’autre, la traduction de certains termes ou concepts vire au casse-tête sémantique.
Peut-on encore raconter l’histoire?
La recherche en solitaire a-t-elle vécu? «Il y a une tradition très individualiste en histoire, répond Frédéric Kaplan. La possibilité de lancer des programmes de recherche à grande échelle remet en cause ce modèle.» La recherche historique, déjà largement interdisciplinaire, sera nécessairement collaborative. Plus courante dans le monde des sciences dures, cette conception peine parfois à convaincre le petit monde des historiens.
Au-delà de la méthode de travail, c’est aussi la façon de s’adresser au public ou aux étudiants qui change. «Le mode du récit classique est remis en cause, poursuit Frédéric Kaplan. La grande leçon linéaire a quelque chose de rassurant, mais elle cède du terrain: la complexité des sources conduit à affiner, à préciser et à réorienter en permanence tout travail historique.» «Il y aura toujours une place pour le récit conventionnel et explicatif, tempère Pierre Purseigle, mais la transmission passe par d’autres représentations. Tout dépend de l’historien que l’on veut être.» Et de l’histoire que l’on veut montrer. A cet égard, la commémoration de la Grande Guerre fera office d’un essai à grande échelle.
«L’histoire participative» est en marche
Cinq ans d’existence et déjà 30 millions de documents: la bibliothèque numérique Europeana est un mastodonte. Des dessins de Léonard de Vinci aux livrets militaires des combattants de 14-18, les collections de 2’300 institutions, toutes époques confondues, se voient chaque jour enrichies, indexées et mises en ligne.
Dans la perspective du centenaire de 14-18, Europeana a lancé en 2013 une récolte documentaire à grande échelle. Collecte physique d’abord: 12 Etats de l’UE — tous d’anciens belligérants — proposent aux descendants des combattants d’apporter les sources tirées du grenier familial et de les faire numériser par des spécialistes. Collecte dématérialisée ensuite: les internautes peuvent déposer sur le site du projet Europeana 1914-1918 leurs documents ou objets numérisés par leurs soins. Un immense projet qui introduit la démarche participative dans les sciences historiques.
Des archives si éphémères
Si une stèle gravée semble pouvoir défier le temps à l’échelle de l’Homme, un microfilm ne survit en principe qu’environ cinq cents ans, et un DVD seulement de cinq à quinze ans. La conservation de la masse de données produites chaque jour pose des problèmes considérables non seulement de capacités de stockage, mais également de durabilité. Il faut continuellement transférer les données numériques sur des nouveaux supports. La recherche d’un format plus stable dévoile des pistes étonnantes: en 2012, le Suisse Christophe Dessimoz du European Bioinformatics Institute à Cambridge (G.-B.) montrait comment de l’ADN conservé en éprouvette permet d’encoder de manière très fiable et solide une gigantesque quantité d’informations. Mais la numérisation pose d’autres problèmes inattendus.
Le cas des études littéraires est exemplaire: depuis l’apparition du traitement de texte, la notion même de brouillon a disparu, privant ainsi les futurs chercheurs de l’étude d’une bonne part du processus créatif.