La fermeté disproportionnée avec laquelle la Turquie a réagi à l’incursion d’un chasseur Su-30 dans l’espace aérien turc (une incursion d’à peine quelques secondes) laisse perplexe. Cet incident a même provoqué une réunion d’urgence des ambassadeurs des États membres de l’Alliance atlantique, d’où il est sorti un communiqué particulièrement dur où figurent les expressions « condamnation ferme », « danger extrême » et « attitude irresponsable ». Ce n’est pas le ton que l’on emploie à l’égard d’une puissance étrangère avec qui l’on entend combattre un ennemi commun, même si cette entente est de circonstance. Ce sont les propos d’un adversaire qui fait tout pour vous mettre des bâtons dans les roues.
Russes et Occidentaux ont naturellement intérêt à éradiquer le cancer Daech avant qu’il ne se propage dans le Caucase et en Europe, c’est difficilement contestable. En revanche, en Syrie, il est manifeste que ces deux puissances poursuivent des buts opposés. Les Russes veulent garder Bachar el-Assad, l’Occident veut s’en débarrasser. Une opposition qui aurait pu être réconciliée – surtout au regard du péril que représente l’État islamique – si les deux parties jouaient franc-jeu, mais ce n’est pas le cas. Si la Russie est parfaitement transparente dans ses motifs – 1) le clan Assad est l’allié des Russes, une alliance qui remonte à la guerre des Six-Jours et c’est à sa demande qu’elle intervient sur le théâtre d’opérations syrien ; 2) il n’y a pas de commandant Massoud en Syrie, Bachar est la seule alternative aux islamistes radicaux -, l’argument ou plutôt l’alibi humanitaire des Occidentaux n’est que pure façade. Comment peut-on encore ignorer en 2015 que, lorsqu’il s’agit de servir leurs intérêts stratégiques, les États-Unis n’ont que faire des droits de l’homme, une realpolitik ouvertement assumée lorsqu’en 1996 Madeleine Albright, alors secrétaire d’État de Bill Clinton, déclara sur CBS News que la mort d’un demi-million d’enfants irakiens était un prix acceptable pour se débarrasser de Saddam Hussein.
La véritable raison pour laquelle les États-Unis et leurs alliés veulent absolument se débarrasser du dictateur alaouite est aussi limpide que peu avouable, un cas d’école de géostratégie sur fond d’intérêts économiques : cette raison, c’est l’Iran. L’Arabie saoudite, les émirats du Golfe et probablement Israël ont fait du départ d’Assad une condition sine qua non de la normalisation des relations avec le régime de Téhéran, une normalisation ardemment souhaitée par Barack Obama et qu’il souhaite conduire avant la fin de son mandat. En d’autres termes, d’accord pour sortir l’Iran de son isolement, mais un Iran diplomatiquement affaibli et, pour cela, il faut d’abord éliminer son principal allié dans la région.
Tout cela, Vladimir Poutine ne le sait que trop, comme il n’ignore pas que l’Occident ne redoute rien plus qu’une victoire éclair de la Russie, même plus – ô scandale – que la chute de Damas aux mains de l’État islamique. Pourquoi prendre des risques, alors ? L’hypothèse la plus probable est qu’une fois la Syrie pacifiée, il acceptera de monnayer le départ de Bachar el-Assad contre un règlement à son profit de la question ukrainienne. C’est un coup de poker. Le risque est qu’entre-temps, l’Occident humilié se raidisse et commette l’impensable : qu’il entre en guerre ouvertement contre Assad et son allié russe à la faveur d’un incident de frontière savamment provoqué.
Christophe Servan