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jeudi 26 janvier 2017

Les Russes et la Suisse, une histoire d'amour faite de pétrole et d'argent


Dès les années 1990, des centaines de sociétés se créent dans l'arc lémanique pour vendre les richesses de l'ex-URSS sur les marchés mondiaux. Pétrole, grains et métaux russes vont faire la fortune du négoce helvétique. Quatrième volet de notre enquête sur la naissance de l'industrie des matières premières en Suisse.


Le 12 février, les Suisses votent sur la réforme RIE III. Un big-bang fiscal qui vise, entre autres, à conserver en Suisse le puissant secteur du négoce de matières premières. Mais pourquoi cette industrie qui pèse 4% du PIB s'est-elle installée dans un pays qui n'a ni accès à la mer, ni ressources dont les traders font commerce? Réponses dans notre enquête historique en cinq volets.

Cela pourrait s'appeler Moscou sur Léman. Très loin des steppes et des bulbes du Kremlin, Genève est depuis vingt ans la capitale mondiale du commerce de pétrole russe.

«La fortune de cette ville est bâtie là-dessus», expliquait il y a quelques années l'avocat anglais Jeremy Davies, un spécialiste du négoce de matières premières basé dans la cité de Calvin. «Ce qui a fait le triomphe de la place genevoise, c’est le négoce du pétrole russe», confirme un ancien membre du Conseil d'Etat.

Les chiffres donnent le tournis. En 2002 déjà, les dirigeants de Yukos, alors figure de proue de l'industrie pétrolière russe, affirmaient vendre plus de trois milliards de dollars de brut par an via leur toute jeune filiale genevoise. En 2015, le trader Litasco, filiale du géant russe Lukoil, a vendu 165 millions de tonnes de brut et produits pétroliers depuis Genève – 3,2 millions de barils par jour – pour plus de 40 milliards de dollars. On estimait en 2012 que que 80% des ventes de pétrole russe se font au bout du Léman. A ce jour, cette position reste incontestée. Une aberration géopolitique qui s'explique par une histoire aussi ancienne que pittoresque.

Commerce est-ouest

L'idylle russo-lémanique remonte loin. En 1910, les Russes représentent un tiers des étudiants dans les universités suisses, et près de la moitié à Lausanne, rappelle le professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Lausanne Sébastien Guex.

Durant la Guerre froide, même si la Suisse anticommuniste est farouchement hostile à l'URSS, elle sert de pivot économique à cet ennemi idéologique. Dans les années 1970, l'URSS importe massivement du blé occidental pour nourrir sa population. Son monopole du commerce de grain, Exportkhleb, achète auprès de sociétés de négoce implantées entre Genève et Lausanne. Les Russes traitent avec la lausannoise André & Cie, qui s’est fait du commerce Est-Ouest une spécialité. Ou avec Tradax, filiale européenne de l'américaine Cargill.

Mais celle qui entretient sans doute les meilleures relations avec Moscou est la grande rivale américaine de Cargill, Continental Grain («Conti»). La légende veut qu’à l’été 1971, son fondateur Michel Fribourg et des représentants russes se soient retrouvés pris dans une tempête, alors qu’ils négociaient sur un yacht au large de la Corse. Le naufrage auquel ils auraient échappé créa des liens forts et utiles pour les affaires.

Permission de sortie

Continental Grain avait déplacé sa filiale européenne de trading, Finagrain, de Paris à Genève – faire du négoce dans la France du dirigisme et du contrôle des changes était trop compliqué. Un dirigeant de Conti à l'époque, qui préfère ne pas être cité nommément, se souvient très bien des premières grandes livraisons de blé et de maïs américains à l’Union Soviétique, en 1973. «Il fallait organiser des trains immenses pour mouvoir ces énormes quantités de grains, se remémore-t-il. En plus, il fallait que ça reste secret pour que les prix du grain, mais aussi du fret, ne montent pas en flèche.»

Selon ce dirigeant, si Genève est devenu le centre européen du groupe, c’est parce que la Suisse était le point de rencontre entre l’Est et l’Ouest: «Il était beaucoup plus facile pour les gens de l’Est d’obtenir une permission de sortie pour aller en Suisse que pour aller aux Etats-Unis ou à Londres. C’était aussi l’époque de la Détente: le commerce devait favoriser des relations pacifiques, et Genève était l’endroit où cela se passait.»

J'avais parfois l'impression d'être le premier étranger à pénétrer dans ces contrées depuis Gengis Khan
Mais en 1991, l'Union soviétique s'effondre et c'est le chaos. Les monopoles comme Exportkhleb disparaissent. A leur place surgit une nuée de jeunes entrepreneurs, de barons régionaux et de groupes criminels qui rivalisent pour s'emparer des matières premières et des actifs industriels – mines, silos, port, aciéries.

Mikhaïl Prokhorov, futur oligarque et patron de Norilsk Nickel, est un bon exemple des acteurs qui émergent à l'époque. «Comme lui, beaucoup de ces gens sont jeunes, importent des ordinateurs en Russie, ont des baskets trouées et de grandes familles de la diaspora à l'international», résume Olivier Longchamp de l'ONG Public Eye, spécialisée dans les matières premières. «Ils ont acheté des usines à vil prix grâce au système des bons de participation. Ils n'ont pas d'accès aux marchés internationaux, ils vendent très bon marché, il leur faut exporter et obtenir du capital. Et là, les connections personnelles sont importantes. Elles se font parfois avec des Suisses, grâce aux réseaux tissés du temps de l'URSS.» Comme Mikhaïl Prokhorov, l’emblématique oligarque Roman Abramovitch installera ses premières sociétés de négoce en Suisse dès le début de son ascension.

L'entrée de Norilsk Nickel, le groupe de l'oligarque Mikhaïl Prokhorov
Nicolas Schopfer



Au départ, ces Russes qui n'ont ni argent, ni contacts commerciaux à l'étranger vendent leur production à la sortie de leur usine. Il faut aller les chercher sur place. Les négociants en grains genevois envoient leurs représentants dans les provinces les plus reculées, pour comprendre qui contrôle quoi, qui produit quoi.

Le rôle moteur de la finance

«Chaque grand groupe avait un type comme moi, témoigne l'un de ces agents. C'était un peu un travail de détective, je devais trouver à qui parler, les adresses des compagnies, me présenter, car ils n'avaient jamais entendu parler de nous! J'avais parfois l'impression d'être le premier étranger à pénétrer dans ces contrées depuis Gengis Khan.»

Une fois le contact établi, les traders helvétiques financent à 80% ou 90% les cargaisons de producteurs désargentés, en échange de documents montrant que la marchandise existe et qu'elle est sur le train, prête à être exportée.

Dans un second temps, les businessmen de l'ex-URSS créent leurs propres sociétés en Suisse. Très souvent, ce sont des structures offshore des îles Vierges britanniques (BVI). «On a créé des boîtes à tire-larigot à ce moment-là, témoigne un avocat genevois. Il faut dire qu'en Suisse, le financement était très bon marché, alors qu'en Russie les taux d'intérêts étaient à 20%. Les BVI ouvraient des comptes ici et se faisaient financer avec des lignes très, très importantes. Les financiers ont eu un rôle moteur à cette époque. La banque BNP a été très agressive au début des années 2000 en Russie, Ukraine, Kazakhstan.»

La société d'Etat azerbaïdjanaise Socar vend aussi son pétrole depuis Genève
Nicolas Schopfer


L'argent venu de ces pays n'a alors pas d'odeur, les contrôles antiblanchiment sont rudimentaires. «Chez UBS, ils ouvraient des comptes à des cars entiers de Russes qui venaient à Genève, se souvient une banquière. On ne posait pas de questions, la seule information qui figurait sur les documents c'était une mention du genre «trader en pétrole». Personne ne pouvait rien contrôler, rien expliquer. Tout le business se faisait à travers des offshore, sans aucune fiscalité.» Un bonheur pour les Russes, terrifiés à l'idée de perdre leur richesse toute fraîche à cause d'un effondrement de leur monnaie ou d'une expropriation décrétée par le Kremlin.

L'arrivée des géants

Mais les marchands de grains, d'engrais ou de métaux qui s'installent à la fin des années 1990 ne sont encore qu'un hors-d'oeuvre. Au tournant de l'an 2000, les géants du pétrole russe prennent possession de Genève. L’une des premières à s’installer, dès 1992, est la très discrète Lia Oil SA, qui vend du pétrole tchétchène. Puis c’est au tour du groupe pétrolier Yukos du milliardaire Mikhaïl Khodorkovsky, qui opérera d'abord à travers un réseau opaque de sociétés offshore. Suivront des dizaines de grands négociants, comme le géant des métaux Norilsk Nickel de Mikhaïl Prokhorov et le trader de pétrole Gunvor.

On a ratissé très large. Tout était bon à prendre, tant la situation était critique

Mais c’est l'arrivée de Lukoil, présent à Genève dès 1994, qui marque définitivement les esprits. En 2001, celui qui est alors le deuxième producteur mondial de pétrole après Exxon décide d’installer, en plein centre ville, le siège mondial de sa filiale de trading, Litasco. Il recrute pour cela chez ses concurrents. «Les Russes sont venus à Genève parce qu’il y avait le savoir-faire et qu’il était facile de trouver le personnel pour faire tourner la boutique», résume le magnat du pétrole Jean-Claude Gandur, qui a vu plusieurs employés de valeur partir chez Litasco. Le fondateur d'Addax Petroleum verra une de ses équipes pillée un peu plus tard par un second géant russe, Gunvor.


La société tchétchène Lia Oil a été l'une des premières à commercialiser du pétrole russe 
depuis Genève au début des années 1990
Nicolas Schopfer


C'est ainsi que Genève est devenue la capitale du pétrole russe, kazakh et azéri. Un statut que les autorités cantonales ont activement encouragé. «Il y avait à cette époque une vraie volonté politique de les faire venir, rappelle un ancien membre du Conseil d'Etat. Il ne faut pas oublier qu’au début des années 1990, Genève enregistrait un déficit de 500 millions de francs par année environ. Au département de l’économie, le renforcement des multinationales a été érigé en véritable dogme, avec un effort de promotion économique énorme. On a ratissé très large. Tout était bon à prendre, tant la situation était critique.»

En Suisse, les Russes vont trouver ce climat bienveillant, qui a depuis toujours attiré les traders de tous horizons. «C'est la tranquillité fiscale et réglementaire qui les a installés en Suisse, estime Philippe Chalmin, économiste et spécialiste des marchés des matières première. Il y a en Suisse une vieille tradition de fermer les yeux sur un certain nombre d'activités.» Et d'offrir aux investisseurs étrangers le système d'impôts le plus compétitif, le plus coulant du monde.

Chronologie

1946 Reprise des relations diplomatiques entre la Suisse et l'URSS

1973 Livraison massive de grain par Continental Grain, via Genève, à l'URSS

1991 Effondrement de l'URSS

2001 Le géant russe Lukoil implante à Genève sa filiale de Trading Litasco

2012 80% des exportations de pétrole russe sont commercialisées depuis Genève


Sébastien Dubas
Spécialiste de la finance et des matières premières
Sylvain Besson