Ex-rédacteur en chef du Monde diplomatique, Alain Gresh dénonce la modération avec laquelle, selon lui, les médias occidentaux traitent du conflit israélo-palestinien. Il fustige en outre une situation d'apartheid dans les territoires occupés.
Ancien journaliste emblématique du Monde diplomatique et désormais directeur du site OrientXXI, Alain Gresh regrette la retenue des médias dans les mots utilisés pour décrire la situation dans les territoires palestiniens occupés. «Ce ne sont pas des "heurts" ou des "affrontements", c'est un massacre. Quand une armée tire sur une population qui est désarmée, des civils désarmés, on appelle ça un massacre», a-t-il affirmé sur RT France le 14 mai.
Pour Alain Gresh, le fait que l'ambassadeur d'Israël en France, Aliza Bin Noun, ait fait valoir que les manifestants auraient voulu «tuer des Israéliens» ne change pas la qualification des événements. «La plupart [des Palestiniens] qui ont été tués d'après les correspondants étrangers ont été tués à plusieurs centaines de mètres de la barrière [de séparation entre Gaza et Israël], donc c'est vraiment un massacre», souligne-t-il. «Imaginons une autre armée, d'un pays occidental, tuant une centaine de personnes, des manifestants désarmés, on aurait une levée de boucliers», juge-t-il, ajoutant : «Mais parce que c'est Israël, on laisse passer ou on trouve des justifications à la politique menée par ce gouvernement.»
Quant au transfert de l'ambassade des Etats-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem, il signe, pour Alain Gresh, la fin des accords d'Oslo, qu'il juge «enterrés» depuis longtemps. «Il y a sur le territoire de la Palestine à peu près six millions de juifs israéliens et six millions de Palestiniens», estime-t-il. Selon lui, en l'absence de partage équitable, colonisation des territoires occupés oblige, et en l'absence d'un Etat multi-ethnique unitaire, le seul régime possible serait celui de l'apartheid.
Et Alain Gresh de conclure : «Deux populations qui vivent sur le même territoire, mais qui ne sont pas soumises au même lois [...] c'est exactement la définition que les Nations unies donnent de l'apartheid.»
Après le terrible bain de sang de lundi à Gaza, la presse suisse pointe du doigt les extrémistes des deux camps, et surtout le président américain. Avec sa décision de déplacer son ambassade à Jérusalem, Donald Trump n’a fait que jeter «du sel sur les blessures des Palestiniens», selon la formule d’un commentateur.
Au moins 58 Palestiniens tués, dont plusieurs mineurs et même un bébé étouffé par les gaz lacrymogènes, plus de 2700 blessés que le système hospitalier en ruines de la bande de Gaza s’efforce de soigner tant bien que mal: le bilan de ce lundi de heurts entre manifestants et forces de sécurité israéliennes est effroyable. C’est le plus lourd depuis la guerre de 2014.
Malgré les avertissements répétés, les Palestiniens se sont massés par dizaines de milliers contre la barrière qui délimite leur «prison à ciel ouvert» pour protester contre le déplacement de l’ambassade américaine à Jérusalem. Lequel tombait précisément le jour du 70e anniversaire de l’entrée en souveraineté d’Israël, date funeste pour les Palestiniens qui le commémorent comme le jour de la «Nakba» (catastrophe).
Pendant que les soldats de l’Etat hébreu tiraient à balles réelles sur la foule, à 70 kilomètres de là, Jérusalem était en fête, acclamant Donald Trump, l’homme qui, selon la formule du premier ministre Benjamin Netanyahu, «en reconnaissant ce qui appartient à l'Histoire, a écrit l'Histoire». Et le même soir à New York, les Etats-Unis ont bloqué un projet de résolution du Conseil de sécurité de l’ONU qui appelait à une enquête indépendante sur les événements meurtriers de Gaza.
«Cette terre qu’on nomme parfois sainte»
Evidemment, note la Neue Zürcher Zeitung, en Israël, beaucoup diront que les morts de Gaza sont «victimes de l’agitation aveugle du Hamas», que «personne ne les a forcés à venir manifester au pied de la barrière» et que «tout Etat a le droit, et même le devoir de défendre ses frontières». Mais ce serait oublier qu’Israël, «la nation high tech, qui peut tout, y compris voler des fichiers nucléaires sous le nez des Iraniens, devrait avoir d’autres moyens de maîtriser ses frontières».
Pour le quotidien zurichois, ce lundi sanglant montre surtout «les risques énormes de la politique proche-orientale de Trump, qui encourage les tenants de la ligne dure dans les deux camps de ce conflit sur une terre que l’on nomme parfois ‘sainte’».
Du coup, «une solution pour la paix semble désormais plus lointaine que jamais. Le chef du gouvernement israélien triomphe, et les extrémistes avec lui. Trump est le nouveau messie, beaucoup voient en lui l’instrument de dieu, la réincarnation de l’empereur perse Cyrus II, qui a permis aux juifs de rentrer à Jérusalem».
«Mépris pour la vie humaine»
«Le Hamas veut détruire Israël, se justifie le premier ministre Benjamin Netanyahou, plaidant la légitime défense», soulignent 24 heures et La Tribune de Genève. «Quel mépris pour la vie humaine! Comment ne pas s’indigner face à un usage de la force aussi disproportionné? Et comment ne pas y voir la brutalité décomplexée d’un leader qui se sait aveuglément épaulé par le président des États-Unis d’Amérique? Avant Donald Trump, Washington était certes un allié indéfectible d’Israël. Mais il lui imposait tout de même des limites. À présent, on voit bien que tout est permis».
Pour les deux quotidiens romands, «la décision de transférer l’ambassade à Jérusalem et l’inauguration ce lundi dans la ville sainte en est l’exemple limpide. Au lieu de faire pression sur l’allié israélien pour relancer des négociations, Donald Trump offre simplement à Benjamin Netanyahou ce dont il rêvait: la reconnaissance de Jérusalem comme capitale».
«Montrer qui commande»
Pour autant, «Donald Trump n’a pas inventé la loi engageant les Etats-Unis à déplacer leur ambassade à Jérusalem. Il n’a fait qu’appliquer un texte voté en 1995 par le Congrès», rappelle La Liberté. «Objectif: appliquer sans états d’âme la politique du fait accompli en Palestine, faire imploser tout espoir d’un processus de paix».
Et Trump y a ajouté «sa touche personnelle: montrer au reste de la planète qui commande, au mépris du droit international et de ses ‘alliés’ occidentaux. Autant dire que les circonvolutions oratoires des leaders européens pour condamner le bras d’honneur adressé au reste du monde, hier, témoignaient surtout de leur impuissance».
«Et les Palestiniens dans tout ça?», demande le quotidien fribourgeois. «Une simple variable d’ajustement, soumise à la loi d’airain du plus fort. Ainsi, dans la logique trumpienne, il suffit d’enlever la question de Jérusalem de la future table de négociations pour que l’affaire se règle par elle-même».
«Pas de place pour les Palestiniens»
Pour la Luzerner Zeitung et les autres quotidiens de Suisse centrale, ce qui vient de se passer «montre clairement qu'il n'y a pas de place aux yeux de Washington pour les dirigeants palestiniens à la table des négociations sur l'avenir du Proche-Orient. Trump croit qu'il peut forger une alliance entre Israël et les monarchies sunnites de la péninsule arabique, capable de dépasser l'antagonisme entre l'État hébreu et le monde musulman».
Et cette alliance «servirait principalement à garder Téhéran et ses alliés régionaux sous contrôle. Dans ce jeu d'échecs régional, les Palestiniens ne jouent que le rôle de pions». Mais les manifestations montrent que les ‘pions’ «ne veulent pas se résigner à ce sort».
«Du sel dans les blessures»
«Ce fut une démonstration de force arrogante. Il est presque impossible d’imaginer plus grave provocation pour les Palestiniens», écrivent le Tages-Anzeiger et le Bund à propos de l’inauguration de la nouvelle ambassade américaine.
«Pourtant, cette reconnaissance de Jérusalem comme capitale était-elle vraiment nécessaire?», demandent les deux quotidiens. «Bien sûr, le gouvernement Netanyahou la réclamait depuis des années, mais il n’y avait aucune raison de satisfaire à cette demande. Dans le monde civilisé, personne ne discute le droit d’Israël à exister, quelle que soit sa capitale».
Les conséquences de cette décision, par contre, risquent d’être funestes. Car «les fanatiques qui nient le droit à l’existence d’Israël», soit le Hamas, le Hezbollah et l’ensemble de la mouvance terroriste, «se voient confortés dans leur haine. Et les Palestiniens qui ne veulent rien avoir à faire avec le Hamas et consorts perdent tout espoir. Or, on sait que les désespérés deviennent réceptifs aux prêcheurs de haine, qui ont maintenant de nouveaux arguments. Par la grâce de Donald Trump».
«Le prix fort»
Le Corriere del Ticino, enfin, a une pensée pour «la population de Gaza, qui a toujours payé le prix fort en représailles israéliennes après les tirs de missiles du Hamas. Aujourd’hui, des milliers de Palestiniens vivent dans des conditions désespérées dans ce que de nombreux reporters ont qualifié de plus grande prison du monde à ciel ouvert».
Egger Ph.