Après les affaires récentes, le doute est permis: peut-on encore avoir des opinions, et les exprimer publiquement sans être inquiété? L’article 19 de la Déclaration des droits de l’Homme dispose que «Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions». Ce principe, qui inclut les idées divergentes, contestataires, dissidentes, marginales ou radicales, tant qu’elles restent dans les limites autorisées par la loi, est un pilier de nos démocraties. Il n’a jamais été question d’interdire les idées, ni les associations, ni les partis, ni de sanctionner ou bannir ceux qui pensent autrement. Pas ici, pas en Occident.
Pourtant, - et il faut s’en alarmer - un nombre croissant de personnes sont aujourd’hui inquiétées pour leurs idées et perdent leur emploi et leur crédit quand ces idées se démarquent du discours majoritaire, sans même avoir été jugées par la justice. Leur prise de parole, notamment sur les réseaux sociaux, les expose à une tempête médiatique, à des pressions énormes de la part de leurs employeurs, puis à la perte de leur fonction et à une forme de mise au ban. Un «tribunal» parallèle fait sa loi, celui de la «pression médiatique», pour décider qui doit être sanctionné. Or la liberté d'expression ne concerne manifestement pas que les idées qui font consensus et qui ne dérangent personne, sinon elle serait inutile: elle appelle précisément à tolérer la libre expression d'idées différentes des nôtres, qui font débat, qui font polémique. "La liberté d’expression ne vaut pas que pour les discours consensuels, explique la plateforme humanrights.ch, mais également pour les idées dérangeantes, voire choquantes et même pour des propos qui peuvent atteindre à la dignité d’une personne sans encore tomber dans la définition du discours de haine."
Mais les événements récents donnent à penser qu’on ne peut pas, comme Pascal Mancini, être athlète en Suisse et avoir au plan privé des idées nationalistes. On ne pouvait pas, comme Fernand Melgar, avoir un avis critique sur le deal de rue dès lors qu'on enseignait à la Haute école d’art et de design (HEAD). On ne pouvait pas, comme James Damore, être ingénieur informatique chez Google et remettre en question la politique des quotas féminins. Dans tous ces cas, rien d’illégal au sens du droit en vigueur n’a été commis, il s'agit de discours, on est entre adultes, ce ne sont que des idées, et pourtant, tout est allé très vite. Sans avoir été reconnues coupables d’une quelconque infraction, ces personnes ont perdu leur réputation et leur fonction. Le «procès» était fait, la «pression médiatique» a tranché. C’est le règne du «pré-jugé», de la rumeur. Les juristes n’en croient pas leurs yeux. Les défenseurs des libertés et des droits fondamentaux non plus. Et les cas se multiplient, dans ce qui ressemble à une épidémie de censure.
La liberté d’expression, y compris en Suisse, est clairement menacée. Xherdan Shaqiri qui s'affirme pro-Albanais en jouant pour la sélection suisse a frôlé la suspension de la FIFA pour avoir mimé l'aigle bicéphale. Tous ces cas ont pour effet de donner l’exemple, en semant la peur chez les observateurs restés dans le lot: les voilà avertis.
La récente affaire concernant l’athlète Pascal Mancini est assez emblématique. Un journaliste du SonntagsBlick publie, fin juillet, un article dénonçant les supposées sympathies d’extrême droite du coureur, en faisant référence au fait qu’il s’est affiché avec l’un des fondateurs du site Suavelos. Un site qui se dit «dédié à l'éveil occidentaliste et communautaire des blancs». Une idéologie extrême? Sans doute. Mais il n'est pas interdit, dans un pays démocratique, de s'intéresser à différents courants de pensée, y compris marginaux et peu conformes aux idéologies dominantes, et d'en faire état, de les soumettre au débat, sur son profil Facebook privé. Et si c'est interdit, alors il faut l’annoncer clairement, dans la loi. Et décider ce qu'on entend par liberté d'expression, et si on veut l’abroger. La suite de l’histoire montre que dans les faits, un athlète suisse n’a pas cette liberté d’exprimer des idées polémiques sur un profil Facebook privé. L'article du Blick s’empare du sujet, peint un portrait sélectif et au vitriol du coureur, et en 24 heures, c’en est fini de ce dernier, sans enquête ni écoute des parties concernées. Un journal peut-il descendre en flèche la réputation d’un sportif avec des suppositions, et le faire disqualifier auprès des instances sportives dans les heures qui suivent? Le rédacteur du Blick ne mentionne pas que l’essentiel de ce que partage le sprinter sur son profil privé Facebook porte sur des idées plutôt communistes (ce qui est aussi son droit) et qu'il explore librement, sans se cacher de honte, diverses idéologies considérées radicales. Le journaliste concentre aussi sa charge sur une vidéo postée par Mancini, montrant un groupe de singes qui s'agitent dans tous les sens, et accuse le coureur d’avoir voulu faire allusion aux joueurs noirs de l’équipe de France en coupe du monde. L’athlète d’Estavayer-le-Lac semble plutôt avoir voulu dénoncer les casseurs qui se sont déchaînés en France après la finale du mondial, mais il est indéniable que la vidéo prête le flanc aux pires soupçons, qu’elle est postée là sans commentaires de sa part, et qu'il n’a pas jugé bon de préciser sa pensée ni de supprimer ou rectifier certains commentaires à connotation raciste de ses interlocuteurs. En outre, il avait laissé traîner deux anciennes citations certes non incriminantes en soi, mais attribuées à un doctrinaire nazi sur sa page publique. Au total, beaucoup d'erreurs, de provocations et d'imprudence. Mais les conséquences sont expéditives: sur la base des remous provoqués par l'affaire, sans que les faits n’aient pu être établis par une instance compétente, ni qu'ait été reconnu un acte illicite selon la norme pénale antiraciste du droit suisse, Pascal Mancini s'est vu retirer la licence de Swiss Athletics ce 1er août, et ne peut plus faire de compétitions. Crainte pour l’image, pressions de sponsors, déchaînement des réseaux, la spirale destructrice des réputations et des carrières est toujours la même et ne passe plus par les instances judiciaires. Les chartes et règlements des organisations sportives et des entreprises peuvent contraindre, certes, les employés et titulaires à respecter les valeurs cardinales du respect de l'égalité et de la diversité. Un comportement irréprochable à cet égard est attendu d'eux pendant l'exercice de leurs fonctions, lorsqu'ils représentent et parlent au nom de l'organisation. Ces chartes et règlements peuvent-ils restreindre la liberté d’expression et de pensée au plan privé? Faut-il cesser d'exprimer ses convictions pour travailler pour telle ou telle entité? Une charte de fédération ou d’entreprise peut-elle empiéter sur les libertés fondamentales inscrites dans la Constitution? Les chartes auront-elles bientôt une composante explicitement idéologique, qui imposerait d’adhérer à certaines idées politiques comme condition pour travailler avec l’institution? Tant de questions légitimes qui méritent d'être débattues en profondeur, si l’on veut éviter que les entreprises et fédérations sportives deviennent des lieux anti-démocratiques au sein de sociétés qui se prétendent des démocraties. Au final, les principes de la Constitution doivent prévaloir, et ceux-ci prévoient que "Nul ne doit subir de discrimination du fait de ses convictions politiques", que "la censure est interdite" et que "toute personne a le droit de former, d'exprimer et de répandre librement son opinion". Bien évidemment, les discours de haine et toute forme de discrimination raciale ne sont en aucun cas protégés par la liberté d'expression. Mais dans ce cas, une instance légale doit être saisie du cas, démontrer l'infraction et prononcer un jugement. Dans les démocraties, c'est l'organe judiciaire qui est chargé de faire appliquer et de vérifier les restrictions à la liberté d'expression, précise la Cour européenne des droits de l'Homme. Que l’on ne se méprenne pas: ce ne sont nullement les idées en soi d’un Mancini, d’un Melgar ou d’un Damore que l’on défend ici, mais bien leur droit à exprimer leurs idées dans les limites légales. Et, si elles violent les lois, leur droit à une procédure judiciaire en règle avant que leur licenciement ou disqualification ne soient décidés. La liberté d’expression doit être défendue avec sérieux, sans quoi c'est le règne de l'arbitraire, et ce sont les soubassements de la démocratie qui céderont.
En 1942, un poète écrivait une ode mémorable qui finissait par cette strophe: «Et par le pouvoir d’un mot, Je recommence ma vie, Je suis né pour te connaître, Pour te nommer, Liberté.» Paul Eluard était alors loin de se douter que, huit décennies plus tard, ce qu’il chérissait tant devenait une breloque, une vieillerie démodée qui ne faisait plus rêver grand monde.
Notre époque a un problème avec la liberté d'expression et la liberté de penser, qu’elle traite comme une vieille dame respectable d’un autre temps, qu’on s’autorise de plus en plus à bousculer et à oublier au fond d’un salon. Et bientôt, à piétiner? Liberté, ce concept si 19ème siècle. "Plus les libertés fondamentales semblent acquises, moins les citoyens s'y sentent attachés", relevait fin juillet dans une tribune au Monde Chloé Morin, directrice chez Ipsos, suite à un rapport de Human Rights Watch qui démontre que les démocraties sont les plus vulnérables aux dérives populistes.
Aujourd’hui, cette conquête humaine qu’est la liberté n’est plus la priorité. Chaque opinion de l'un est une menace pour d'autres. Chaque prise de position de l’un est le blasphème des autres, même quand elle ne viole aucune loi (du moins faudrait-il l’établir par une condamnation légale). Chaque avis hérisse quelques-uns ou contrarie les intérêts de quelques autres.
Les exigences de démission se succèdent en flux tendus sur les réseaux sociaux. Cette dérive rétrécit toujours plus les frontières de la liberté de penser. Il est demandé à quiconque s’expose médiatiquement de cesser d'avoir le moindre avis. Les opinions non politiquement correctes n’ont bientôt plus cours publiquement, dans la bouche de personnes influentes. Les penseurs et intellectuels, qui créent le débat, sont d’ailleurs les nouvelles bêtes noires des gouvernements. En France, Onfray, Zemmour, Todd, sont tenus en respect, tous trois directement critiqués pour leurs opinions par l'ancien ministre Manuel Valls. Dans le monde, Assange et Snowden sont fugitifs.
Accepter de débattre de tout à l’aide de la raison, répondre à un argument par un argument opposé dans un calme et un respect relatifs devient l'exception. Qu’est-ce qui a tué le despotisme de la monarchie française? Ce n’est pas la gauche, c’est la raison. La primauté de la raison sur la foi. Les Lumières. La cohabitation pacifique des différents crédos, prônée par Voltaire dans le Traité sur la tolérance (1763), se meurt aujourd’hui. On lutte contre les opinions par des menaces, de l'intimidation, du dénigrement, de l'hystérie déchaînée puis par l’exclusion. Le journaliste du Blick ne sait pas contrer les idées d'un Mancini par des arguments idéologiques; il sait en revanche façonner une image sans nuances du sportif, qui le rend infréquentable pour Swiss Athletics qui, sous pression, sanctionne avant que la justice n’ait entendu parler de l’affaire, et tant pis pour le principe de procès équitable.
Le déficit démocratique de nos sociétés devient manifeste malgré le discours qui prétend l’inverse. En France, le projet de loi «anti fake news» voulu par Macron et porté par les députés d’En marche, intitulé «lutte contre les fausses informations», contient les germes d’une dérive totalitaire, car tout reposera sur la définition étatique de «fausse information». Est-ce une information dont on peut prouver l’inexactitude, ou est-ce tout ce qui déplait au pouvoir? L’Etat, contre lequel les médias s’érigent en contre-pouvoirs, est-il en position de labelliser les médias fiables et les médias fake? Dans une société véritablement démocratique, ce serait exclu.
Aujourd’hui, c’est la justice qui manque à l’appel, c’est un Etat de droit agissant, c'est le respect des libertés fondamentales, à l’ère où les réseaux sociaux servent de fenêtre pour épier les pensées, les esprits, et détruire les carrières et les réputations. Diderot écrivait que «pas même cent mille ans de décadence parviendraient à effacer l’héritage de Voltaire». S’est-il trompé ? Cet Age Victorien intellectuel que l’on vit a des effets pervers. Bientôt, plus personne n’osera remettre en question les dogmes, que Voltaire passa toute sa vie à combattre. Les sportifs, les intellectuels, les artistes, et les politiques ne s’occuperont plus que de leur self-marketing, tandis que l’on suffoquera dans la stérilité de la pensée.
Mais les effets de la censure sont même pires et représentent un danger supérieur à cette liberté que l'on craint: la censure radicalise les opposants, alimente la subversion, la clandestinité et la révolte, fait émerger des mouvements de lutte, et finit par faire inévitablement imploser les sociétés.
Est-ce avec cette nouvelle censure que l'on parviendra à une «épuration» des méchantes idées, pour ne garder que les gentilles idées? Qu'on aura une société tolérante, égalitaire, sans racisme, ni haine? Loin s'en faut. Avec l’argent, les idées - bonnes ou mauvaises, même nauséabondes - qui ont derrière elles les grands groupes d'intérêt pourront occuper le devant de la scène. Et sans argent, les idées - bonnes ou mauvaises, même les plus élevées - pourront être combattues par de gros intérêts opposés, qui leur interdiront la scène.
Pourquoi fait-il si sombre, soudain? Car c’est à cet instant que Voltaire s’éteint.
Myret Zaki