Le mouvement populaire français des «gilets jaunes» a réussi à faire plier le gouvernement sur plusieurs points. Les manifestations sont ainsi une forme de démocratie directe, qui diffère toutefois beaucoup du système helvétique, estime le politologue américano-suisse Daniel Warner.
Les protestations des «gilets jaunes» en France semblent avoir toutes les caractéristiques de la démocratie directe. Plusieurs samedis de suite, des milliers de citoyens ont protesté dans les rues de France contre le gouvernement, s’opposant initialement à une augmentation de la taxe sur les carburants. Et ils ont réussi. Le président français Emmanuel Macron a suspendu l'augmentation de la taxe et a accédé à plusieurs autres demandes des manifestants.
La Suisse est fière de son système de démocratie directe. Les référendums et les initiatives sont des éléments fondamentaux du système politique du pays. Les citoyens ont le pouvoir d’annuler les lois adoptées par leurs représentants à Berne. La voix du peuple peut faire primer la démocratie directe sur la démocratie représentative.
Y a-t-il meilleur exemple de démocratie directe que celui d’un peuple qui descend dans la rue et parvient à convaincre le gouvernement d’accepter ses revendications? Quel meilleur exemple de la façon dont la démocratie directe peut refléter la volonté populaire? En manifestant, on évite de devoir récolter des signatures pour lancer une initiative ou un référendum, ce qui prend beaucoup de temps. Les Français sont descendus dans la rue, le gouvernement a réagi.
Pas d'avenir en perspective
Il y a toutefois des différences importantes entre les «gilets jaunes» en France et la démocratie directe suisse. S’ils semblent avoir gagné sur la question de la taxe carbone et de la hausse du salaire minimum, ils rappellent sur plusieurs points l’éphémère mouvement «Occupy Wall Street» mais aussi le Printemps arabe. Il y a d'importantes leçons à tirer de la comparaison des manifestations de rue avec le système suisse.
Les protestations en France sont un déferlement émotionnel contre un clivage sociétal. La taxe sur les carburants symbolise la situation économique désastreuse d'une bonne partie de la population et l’impression qu’Emmanuel Macron est «le président des riches». Les interviews des médias avec de nombreux manifestants ont confirmé qu’il y a d’autres motivations, qu’il existe un mécontentement général au sein d'un large segment de la population. La réponse du président français a été jugée insuffisante parce que la nature des demandes n'est pas précise. Alors que les protestations se sont apaisées au fil des semaines (froid et pluie? achats de Noël?), la tournure que prendront les événements après les Fêtes n’est pas claire.
Le problème est là. Les protestations sont un déferlement d’émotions. Il n’y a pas de mouvement politique organisé. Il n'y a pas de leadership ni d'organisation claire. Apparemment, il s’agit d’un choix délibéré pour s'assurer que le mouvement soit le plus proche possible des gens. Cela fait partie de la force du mouvement, mais c’est aussi sa plus grande faiblesse. Sans organisation, sans légitimation politique, le mouvement des «gilets jaunes» a peu de chances de réussir à l’avenir.
La démocratie est un système, pas un état d’esprit
C'est justement ce qui rend le système suisse si puissant. Bien que des particuliers puissent saisir l’arme du référendum ou lancer une initiative populaire, le système est basé sur les partis politiques. Sans les partis politiques, l'idée de démocratie directe ne fonctionnerait pas. Le système suisse de démocratie directe permet certes au peuple d'annuler une décision du législateur, mais il est fermement ancré dans un système de partis traditionnels. Les partis politiques prennent position sur un référendum ou une initiative. Les partis établis rallient leurs partisans pour voter d'une manière ou d'une autre.
L'ironie de la situation en France est qu'Emmanuel Macron a déstabilisé la politique française en créant un nouveau parti, La République en Marche! Ce parti a délégitimé les partis traditionnels en ouvrant de nouvelles possibilités d'expression politique. Cette nouvelle forme d’expression s'est maintenant répandue dans la rue. Pas besoin de réunions de parti ou de bureaucratie, les «gilets jaunes» passent directement des médias sociaux aux Champs-Elysées.
L'immédiateté de ce mouvement, ou d’autres mouvements comme «Occupy Wall Street» et le Printemps arabe, n'est pas nécessairement démocratique. Alors que la démocratie peut facilement être définie comme «par le peuple et pour le peuple», elle nécessite un système légitime pour fonctionner. Ce système comprend le gouvernement et des partis politiques.
Les manifestations de rue sont certes directes et peut-être même démocratiques dans leur organisation, mais elles ne sont pas favorables à une démocratie qui fonctionne. La démocratie directe du système suisse s'inscrit dans un processus démocratique plus large. Ce processus peut s’avérer ennuyeux – de nombreux Suisses se plaignent d’ailleurs de voter trop souvent sur des référendums et des initiatives. Les manifestations en France, à New York et dans le monde arabe ont certainement permis de combler de nombreuses frustrations face au capitalisme et à la mondialisation. Elles n'étaient pas ennuyeuses.
Mais la différence entre l’ennuyeuse démocratie directe et les manifestations émotionnelles ne peut être évaluée à l’aune des effets à moyen et long terme. La démocratie est un système, pas un état d'esprit. Alors que de nombreux pays démocratiques sont nés d’une révolution, leur existence dépend des constitutions et des partis politiques. Bien que les partis puissent évoluer et changer, leur rôle de légitimation demeure essentiel. Les protestations restent des protestations, et elles peuvent certainement changer un processus politique. Elles ne peuvent cependant pas remplacer un système démocratique qui fonctionne.
Daniel Warner
politologue américano-suisse
ancien vice-recteur de l'Institut universitaire de Genève